Janvier 1914 : la guerre est loin L’année 2014 sera marquée par le débutdescélébrationsdu centenaire de la Grande Guerre.Pourtantquand commença l’année 1914,le paysne s’imaginaitpasentrer dansunlongconflitavec l’Allemagne.Étatdeslieux de cette France d’ily a centans. Repères > Population La France est peuplée de 39,8 millions d’habitants sans l’Alsace et la Moselle qui en comptent 1,5 et sans les colonies (huit millions) soit une population qu’elle ne retrouvera qu’en 1955. 44 % des hommes sont agriculteurs, 30 % ouvriers (5,5 millions). C e 1er janvier 1914, dans les rues enneigées de Paris, des Renault teuf-teufantes dépassent calèches et diligences. Le métropolitain s’engouffre dans les entrailles de la ville depuis déjà 14 ans. Les journaux détaillent cette vague de froid qui fait pousser de mini-icebergs sur la Loire, célèbrent le talent du peintre Georges Braque, décrivent avec force détails les crimes du « boucher du Nivernais » condamné à la guillotine. La guerre ? Nos diplomates et ceux du nouvel ami britannique s’affairent à défendre la cause des Arméniens à Trébizonde, au cœur de l’Empire ottoman. Les secousses des Balkans animent la chronique mais n’attisent plus les désirs belliqueux. La plaie de la perte de l’Alsace et de la Moselle en 1870 reste à vif mais plus obsessionnelle. K Les camions sur les routes de France en 1914. Photo d’archives CRID > Gouvernements instables 3,6 Archives Crid K Le travail féminin est fréquent en 1914. Ici dans les premiers lavoirs industriels. Photo René FRIART métallurgistes les primes de nuit face aux maîtres de forge. Loin de penser, en cette année naissante qu’elle donnerait de la chair à canon sur les coteaux de la Marne et les plateaux lorrains, la France laborieuse cherche au mieux à améliorer le quotidien. Au pire à survivre. ■ La République change le pays Politiquement, la République s’est installée. Elle a survécu au scandale financier de Panama (1895). Elle a réhabilité le capitaine Dreyfus, maté les vignerons du Midi en 1907, les mineurs de Courrière en 1906. Elle écrit avec Michelet une histoire de France qui magnifie des héros nationaux de Vercingétorix à Bonaparte. Elle organise la société avec la loi de 1901 sur les associations, l’autorisation des syndicats. Ses instituteurs surnommés « hussards noirs de la République » imposent la laïcité et la langue française à tout le territoire et même aux colonies. La gauche de Jaurès est entendue sans prendre le pouvoir. Le tribun nationaliste Paul Déroulède, inlassable prophète de la revanche sur l’Allemagne, se meurt et avec lui les derniers sursauts de la droite monarchiste et putschiste, ridiculisée par l’affaire Dreyfus. En 1914, la France est définitivement républicaine. « Jamais les Français ne se sont sentis appartenir à une même nation », écrit Julien Benda. Ce patriotisme républicain, l’école et l’expansion coloniale qui apportent emplois et richesses en métropole entretiennent le sentiment que la condition de chacun peut s’améliorer. De quoi atténuer les idées de révolte sociale et de revanche sur 1870. ■ L’Allemagne, honnie et sous-estimée Au fait, que dit-on de l’Allemagne ? On la déteste bien entendu. Mais on ignore trop qu’elle est devenue le pays de la science collectionnant les prix Nobel de physique, de médecine de chimie. Treize en dix ans, les trois en 1905. Einstein, Max von Laue, Rontgen l’inventeur du rayon X… Ces cerveaux mettent leurs découvertes au service d’une industrie qui fait pousser des cheminées au bord du Rhin du côté d’Essen, fief de Krupp. Le premier client de la soupe déshydratée du prix Nobel de chimie von Liebig, c’est l’armée. Quant aux ouvriers allemands, ils viennent d’obtenir en 1914 l’aide au logement et la garantie invalidité, après la retraite à 70 ans, l’assurance accident et un embryon d’assurance-maladie. Les gueules rouges de Krupp qui fondent des canons géants sont encore mieux lotis. L’Allemagne étend même son espace colonial en Afrique australe et centrale millions de jeunes Français sont mobilisables en cas de conflit au 31 décembre 1913, selon le dernier recensement militaire mais avec les réserves l’armée peut accueillir 5 millions de soldats. Les Allemands estiment eux à 4,5 millions leur potentiel, les Anglais à environ 4 millions. au détriment de la France. À cette puissance militaro-industrielle, à ce modèle social, s’ajoute un patriotisme sans faille autour du Kaiser Guillaume II. Les Allemands considèrent déjà les pans germaniques de l’empire austrohongrois délabré comme partie de leur territoire. Croient-ils davantage à une guerre que les Français ? Assurément. Mais contre… La Russie. Or depuis 1892, l’amitié francorusse qui a permis à la France de sortir de son isolement, n’est jamais démentie. Malgré les avertissements du socialiste Jean Jaurès, une triple entente associe le régime autoritaire des Tsars aux démocraties françaises et britanniques. Les épargnants français prêtent de l’argent à Raspoutine avec le fameux emprunt russe. Le président Fallières a reçu Nicolas II à Cherbourg en 1909 et, juste avant son élection, l’actuel président Raymond Poincaré applaudissait les revues militaires à SaintPetersbourg. Il prévoit d’ailleurs une visite officielle au printemps. La France transie de ce jour de l’an 1914 ne s‘en est pas rendue compte. Pourtant, l’amitié franco-russe a lancé la mécanique infernale qui conduira toute une génération d’hommes au fond de la tranchée. Pascal JALABERT avec le centre de recherches documentaires de 1914-18 Remy Cazals Historien, spécialiste de la guerre de 1914-18, auteur avec Yann Prouilhé de « 500 témoins de la Grande Guerre » chez Edhisto « Le 1er janvier 1914 l’opinion en France n’est pas prête à la guerre » Le 1er janvier 1914, l’opinion croit-elle à la guerre ? Non. Les crises économiques, coloniales, entre États, surtout dans les Balkans, se sont succédé depuis trente ans et toutes ont été surmontées par la diplomatie. En 1898, après l’épisode de Fachoda en Afrique, les journaux pronostiquaient une guerre avec les Britanniques et finalement, le Royaume-Uni, rival colonial, est devenu notre allié en 1904. Les Français sont donc persuadés que tout va se régler dans les Balkans, que tous ces monarques européens apparentés finiront par s’entendre et que nous ne sommes pas menacés. Bien sûr, la relation avec l’Allemagne reste conflictuelle. Mais on fait confiance aux diplomates. Parle-t-on encore de récupérer l’Alsace et la Moselle ? La période chaude est passée. La presse, les députés, entretiennent sporadiquement la revanche sur 1870 mais avec moins de virulence et l’opinion n’est pas prête à déclarer la guerre pour l’Alsace et la Lorraine. On privilégie la solution diplomatique pour que ces Depuis l’éviction de Clemenceau en 1910, la durée de vie d’un gouvernement n’excède pas huit mois, mais ce sont toujours les mêmes personnalités ! Les radicaux du sud-ouest font et défont les majorités à la Chambre des députés. Le 1er janvier 1914, le Toulousain Gaston Doumergue préside le conseil des ministres depuis huit jours après le retrait du Palois Louis Barthou. Il tiendra jusqu’au 9 juin après la victoire en trompe l’œil de la gauche aux élections. Son successeur, Alexandre Ribot, jette l’éponge au bout de quatre jours pour céder sa place au socialiste dissident Viviani. Photo A. S. K Le service militaire est passé à trois ans en 1914. ■ Belle époque ? Pas pour tous Paris dégouline de flonflons et de fourrures de la Belle époque. Les femmes élégantes portent robes moulantes et chapeaux arrondis, les messieurs la moustache finement taillée. Coubertin a réinventé les Jeux Olympiques, l’aviateur Roland Garros survole la Méditerranée, les cinémas émerveillent autant que la lecture de Proust, Bergson, Apollinaire. Cette carte postale d’une bourgeoisie cossue, cocardière et consommatrice de loisirs contraste avec le pays réel. Paris éblouit, la province s’épuise. Elle souffre, la France des campagnes et des usines. Contrairement à l’Allemagne ou à l’Angleterre, le pays demeure profondément rural. Au-delà du bassin parisien, la campagne, où vit 54 % de la population, s’est morcelée en une somme de lopins devenus trop petits pour nourrir son homme, son épouse et sa descendance. Ces familles de paysans pour la moitié possèdent moins de trois hectares. La tuberculose, éradiquée uniquement dans les grandes villes, entretient une forte mortalité. Avant même les deux ans du service militaire, les enfants de ces paysans ont bouclé leur paquetage : la fonction publique pour les méritants de l’école républicaine qui ont décroché leur « certif » ; les colonies ou l’usine pour les autres. La classe ouvrière se construit et se structure. Les mineurs obtiennent le repos du septième jour pour tous en 1906, les L’Allemagne est beaucoup plus peuplée avec 65 millions d’habitants (45 millions pour le Royaume-uni qui englobe l’Irlande) dont 9 millions d’ouvriers. territoires francophiles mais qui parlent allemand et dont les jeunes sont intégrés à l’armée du Kaiser, réintègrent le pays. Ce n’est pas la question de l’Alsace-Lorraine qui a déclenché la guerre avec l’Allemagne mais une énième crise dans les Balkans. Dans les campagnes françaises, on est loin de toute cette diplomatie compliquée en Europe ? En 1914, émerge la première génération qui est passée par l’école obligatoire, qui a acquis une véritable culture de l’histoire de France. Même dans les villages perdus, les journaux arrivent ; ceux qui savent lire racontent aux aînés. Les campagnes ne sont plus coupées de la réalité ni de l’information. Le 1er août 1914, l’ordre de mobilisation pour le lendemain est partout que ce soit via le télégraphe, par les gendarmes apportant des affiches ou le crieur public avec le tambour. On est entre le siècle passé et des moyens modernes L’économie française ne se porte pas si mal ? L’apport des colonies et le développement industriel dégagent des capitaux réinvestis dans le monde entier et créent de grosses fortunes. Mais les différences sociales sont immenses. Pour l’ouvrier, la journée de travail est mal payée et lourde (10 heures à l’usine avec un jour de repos le dimanche depuis 1906). La nouveauté, c’est que les femmes travaillent dans les usines de textile ou dans les champs. Contrairement à une idée reçue, elles n’ont pas attendu la guerre de 1914-18. L’Allemagne est devenue la grande puissance européenne ? Elle était en retard en 1880 et en 25 ans, elle a dépassé la France et l’Angleterre comme puissance économique et surtout dans le domaine social. C’est un pays en pleine expansion et qui estime son espace vital insuffisant. L’opinion est davantage prête à la guerre. La République en France est vraiment installée ? Depuis 1900, on note une certaine stabilité. Les gouvernements changent mais ce sont les mêmes hommes, des républicains du centre droit et du centre gauche. Avec l’affaire Dreyfus, la gauche a pris l’avantage et la voix de Jaurès pèse dans l’opinion, même s’il ne gouverne pas. Au contraire, la droite monarchiste perd de son influence, sauf dans les journaux et chez les intellectuels. Néanmoins en 1913, l’accession à la présidence de Poincaré renforce le danger de guerre. Il est attaché à réunifier la Lorraine et il est surtout opposé à l’idée de Jaurès de créer une instance tripartite entre France, Allemagne et Grande-Bretagne pour régler les conflits. Poincaré favorise l’alliance avec la Russie. D’un point de vue militaire, elle se comprend mais politiquement, la seule république du continent s’associe avec le régime le plus autoritaire qui ne voit que ses intérêts dans les Balkans et la possibilité de récupérer de l’argent français. Les Français sont patriotes ? Attention au sens des mots : Jean Jaurès est patriote au sens de celui qui veut la grandeur, le bonheur, le rayonnement de son pays mais pas pour le lancer dans la guerre. D’autres s’autoproclament patriotes alors que leur com- portement est nationaliste, chauvin, cocardier. Ils contribuent à entretenir une atmosphère de tension. Or il y a les mêmes en Allemagne et plus encore en Angleterre. Néanmoins la majorité de la population est en faveur de la paix. Pourtant sur l’image d’Épinal, les mobilisés partent baïonnette au canon « à Berlin » ? Les historiens reconnaissent tous que c’était une erreur de parler d’enthousiasme. Dans les villages, l’ordre de mobilisation sème la consternation. On pleure. Après, il y a des effets de groupe, des Marseillaises vibrantes, des bouteilles de vins débouchées, une ambiance enflammée dans les gares. Mais pas d’enthousiasme. Au mois d’août et de septembre 1914, les carnets des instituteurs à l’arrière du front et même en première ligne en attestent : on croit à une campagne courte, à un règlement diplomatique qui prévaudra après quelques combats. Cet état d’esprit tient jusqu’en 1915 selon les carnets que nous avons étudiés. Propos recueillis par Pascal JALABERT En Allemagne à la chancellerie impériale, Théobald Hollweg a succédé à Von Bulow, ce qui rassure Français et Britanniques. K Raymond Poincaré, le nouveau président. > Triple alliance et triple entente K Jean Jaurès, la voix de la Au 1er janvier 1914, les alliances militaires sont scellées en Europe. La triple entente réunit Russie, France, RoyaumeUni, la triple alliance ou triplice les empires allemand, ottoman, austrohongrois plus l’Italie. La Russie soutient la Serbie, l’Autriche la Bulgarie (elles sont en guerre). À noter que la Pologne est divisée entre Russie, Allemagne et empire austro-hongrois. paix. Archives ville de Carmaux L‘impôt sur le revenu pour la première fois Sur quoi se divisent la gauche et la droite en 1914 ? Le service militaire et la fiscalité. Le centre-droit veut porter la durée de la conscription à trois ans compte tenu de la montée des dangers en Europe. La SFIO veut rester à deux ans et les radicaux sont divisés. Mais c’est surtout le nouveau régime fiscal qui fait débat. Pour la première fois, les Français vont payer un impôt sur le revenu en 1914. Il doit mettre fin au… ras-le-bol fiscal exprimé sur les taxes en tout genre en rendant la fiscalité plus juste. Le président Poincaré signe le décret juste avant le déclenchement de la guerre en juillet 1914. Le prélèvement reste modéré. Il ne concerne que les personnes dont le revenu dépasse 5.000 francs déduction faite de 1.000 francs par enfant et 2.000 si l’épouse n’a pas de revenus. Les agriculteurs ne sont pas concernés. À l’époque, un ouvrier gagne 100 francs par semaine soit environ 5.000 francs par an. Les tranches sont au nombre de 5 et les taux s’échelonnent entre 0,4 % et 2 %. À lire dans votre journal > Un supplément trimestriel Pendant quatre années, l’Est Républicain et Vosges matin vont publier un supplément trimestriel de quatre pages consacré à la Grande Guerre. Intitulé 14-18, mémoires de Guerre il suivra la chronologie de l’Histoire dans votre région. Il racontera la vie des hommes et des femmes, des villes et des territoires, les actes d’héroïsme, le quotidien. La priorité sera donnée aux témoignages. Il se veut un guide pour comprendre, décrypter et mettre ses pas dans ceux des événements de l’époque…