RemyCazals
Historien, spécialistedelaguerrede1914-18,auteur avecYannProuilhé de « 500 témoinsdelaGrandeGuerre » chezEdhisto
« Le 1er janvier 1914
l’opinion en France n’est pas prête à la guerre »
Le1er janvier 1914,l’opinion
croit-elle à laguerre ?
Non. Les crises économiques,
coloniales, entre États, surtout
dans les Balkans, se sont succé-
dé depuis trente ans et toutes
ont été surmontées par la
diplomatie. En 1898, après
l’épisode de Fachoda en Afri-
que, les journaux pronosti-
quaient une guerre avec les
Britanniques et finalement, le
Royaume-Uni, rival colonial,
est devenu notre allié en 1904.
Les Français sont donc persua-
dés que tout va se régler dans
les Balkans, que tous ces mo-
narques européens apparentés
finiront par s’entendre et que
nous ne sommes pas menacés.
Bien sûr, la relation avec l’Alle-
magne reste conflictuelle. Mais
on fait confiance aux diploma-
tes.
Parle-t-on encorederécupérer
l’Alsace et laMoselle ?
La période chaude est passée.
La presse, les députés, entre-
tiennent sporadiquement la
revanche sur 1870 mais avec
moins de virulence et l’opinion
n’est pas prête à déclarer la
guerre pour l’Alsace et la Lor-
raine. On privilégie la solution
diplomatique pour que ces
territoires francophiles mais
qui parlent allemand et dont
les jeunes sont intégrés à
l’armée du Kaiser, réintègrent
le pays. Ce n’est pas la question
de l’Alsace-Lorraine qui a
déclenché la guerre avec l’Alle-
magne mais une énième crise
dans les Balkans.
Danslescampagnesfrançaises, on
estloindetoutecette diplomatie
compliquée en Europe ?
En 1914, émerge la première
génération qui est passée par
l’école obligatoire, qui a acquis
une véritable culture de l’his-
toire de France. Même dans les
villages perdus, les journaux
arrivent ; ceux qui savent lire
racontent aux aînés. Les cam-
pagnes ne sont plus coupées de
la réalité ni de l’information. Le
1er août 1914, l’ordre de mobi-
lisation pour le lendemain est
partout que ce soit via le télé-
graphe, par les gendarmes
apportant des affiches ou le
crieur public avec le tambour.
On est entre le siècle passé et
des moyens modernes
L’économiefrançaiseneseporte
pas si mal ?
L’apport des colonies et le
développement industriel
dégagent des capitaux réinves-
tis dans le monde entier et
créent de grosses fortunes.
Mais les différences sociales
sont immenses. Pour l’ouvrier,
la journée de travail est mal
payée et lourde (10 heures à
l’usine avec un jour de repos le
dimanche depuis 1906). La
nouveauté, c’est que les fem-
mes travaillent dans les usines
de textile ou dans les champs.
Contrairement à une idée
reçue, elles n’ont pas attendu la
guerre de 1914-18.
L’Allemagne estdevenuelagran-
depuissance européenne ?
Elle était en retard en 1880 et
en 25 ans, elle a dépassé la
France et l’Angleterre comme
puissance économique et
surtout dans le domaine social.
C’est un pays en pleine expan-
sion et qui estime son espace
vital insuffisant. L’opinion est
davantage prête à la guerre.
LaRépubliqueenFranceest
vraiment installée ?
Depuis 1900, on note une
certaine stabilité. Les gouver-
nements changent mais ce sont
les mêmes hommes, des répu-
blicains du centre droit et du
centre gauche. Avec l’affaire
Dreyfus, la gauche a pris
l’avantage et la voix de Jaurès
pèse dans l’opinion, même s’il
ne gouverne pas. Au contraire,
la droite monarchiste perd de
son influence, sauf dans les
journaux et chez les intellec-
tuels. Néanmoins en 1913,
l’accession à la présidence de
Poincaré renforce le danger de
guerre. Il est attaché à réunifier
la Lorraine et il est surtout
opposé à l’idée de Jaurès de
créer une instance tripartite
entre France, Allemagne et
Grande-Bretagne pour régler
les conflits. Poincaré favorise
l’alliance avec la Russie. D’un
point de vue militaire, elle se
comprend mais politiquement,
la seule république du conti-
nent s’associe avec le régime le
plus autoritaire qui ne voit que
ses intérêts dans les Balkans et
la possibilité de récupérer de
l’argent français.
Les Françaissont patriotes ?
Attention au sens des mots :
Jean Jaurès est patriote au
sens de celui qui veut la gran-
deur, le bonheur, le rayonne-
ment de son pays mais pas
pour le lancer dans la guerre.
D’autres s’autoproclament
patriotes alors que leur com-
portement est nationaliste,
chauvin, cocardier. Ils contri-
buent à entretenir une atmos-
phère de tension. Or il y a les
mêmes en Allemagne et plus
encore en Angleterre. Néan-
moins la majorité de la popu-
lation est en faveur de la paix.
Pourtantsurl’imaged’Épinal,les
mobiliséspartent baïonnette au
canon « à Berlin » ?
Les historiens reconnaissent
tous que c’était une erreur de
parler d’enthousiasme. Dans
les villages, l’ordre de mobili-
sation sème la consternation.
On pleure. Après, il y a des
effets de groupe, des Mar-
seillaises vibrantes, des bou-
teilles de vins débouchées,
une ambiance enflammée
dans les gares. Mais pas d’en-
thousiasme. Au mois d’août et
de septembre 1914, les car-
nets des instituteurs à l’arrière
du front et même en première
ligne en attestent : on croit à
une campagne courte, à un
règlement diplomatique qui
prévaudra après quelques
combats. Cet état d’esprit tient
jusqu’en 1915 selon les car-
nets que nous avons étudiés.
Proposrecueillis
parPascalJALABERT
Archives Crid
Janvier 1914 : la guerre est loin
C
e 1er janvier 1914, dans les
rues enneigées de Paris,
des Renault teuf-teufantes
dépassent calèches et dili-
gences. Le métropolitain
s’engouffre dans les entrailles de la
ville depuis déjà 14 ans. Les jour-
naux détaillent cette vague de froid
qui fait pousser de mini-icebergs sur
la Loire, célèbrent le talent du pein-
tre Georges Braque, décrivent avec
force détails les crimes du « boucher
du Nivernais » condamné à la guillo-
tine.
La guerre ? Nos diplomates et ceux
du nouvel ami britannique s’affai-
rent à défendre la cause des Armé-
niens à Trébizonde, au cœur de
l’Empire ottoman. Les secousses des
Balkans animent la chronique mais
n’attisent plus les désirs belliqueux.
La plaie de la perte de l’Alsace et de
la Moselle en 1870 reste à vif mais
plus obsessionnelle.
■Belle époque ? Pas pour tous
Paris dégouline de flonflons et de
fourrures de la Belle époque. Les
femmes élégantes portent robes
moulantes et chapeaux arrondis, les
messieurs la moustache finement
taillée. Coubertin a réinventé les
Jeux Olympiques, l’aviateur Roland
Garros survole la Méditerranée, les
cinémas émerveillent autant que la
lecture de Proust, Bergson, Apolli-
naire. Cette carte postale d’une
bourgeoisie cossue, cocardière et
consommatrice de loisirs contraste
avec le pays réel. Paris éblouit, la
province s’épuise. Elle souffre, la
France des campagnes et des usines.
Contrairement à l’Allemagne ou à
l’Angleterre, le pays demeure pro-
fondément rural. Au-delà du bassin
parisien, la campagne, où vit 54 % de
la population, s’est morcelée en une
somme de lopins devenus trop petits
pour nourrir son homme, son épou-
se et sa descendance.
Ces familles de paysans pour la
moitié possèdent moins de trois hec-
tares. La tuberculose, éradiquée uni-
quement dans les grandes villes, en-
tretient une forte mortalité.
Avant même les deux ans du servi-
ce militaire, les enfants de ces pay-
sans ont bouclé leur paquetage : la
fonction publique pour les méritants
de l’école républicaine qui ont dé-
croché leur « certif » ; les colonies ou
l’usine pour les autres. La classe
ouvrière se construit et se structure.
Les mineurs obtiennent le repos du
septième jour pour tous en 1906, les
métallurgistes les primes de nuit
face aux maîtres de forge. Loin de
penser, en cette année naissante
qu’elle donnerait de la chair à canon
sur les coteaux de la Marne et les
plateaux lorrains, la France labo-
rieuse cherche au mieux à améliorer
le quotidien. Au pire à survivre.
■La République change le pays
Politiquement, la République s’est
installée. Elle a survécu au scandale
financier de Panama (1895). Elle a
réhabilité le capitaine Dreyfus, maté
les vignerons du Midi en 1907, les
mineurs de Courrière en 1906. Elle
écrit avec Michelet une histoire de
France qui magnifie des héros natio-
naux de Vercingétorix à Bonaparte.
Elle organise la société avec la loi de
1901 sur les associations, l’autorisa-
tion des syndicats. Ses instituteurs
surnommés « hussards noirs de la
République » imposent la laïcité et la
langue française à tout le territoire
et même aux colonies.
La gauche de Jaurès est entendue
sans prendre le pouvoir. Le tribun
nationaliste Paul Déroulède, inlas-
sable prophète de la revanche sur
l’Allemagne, se meurt et avec lui les
derniers sursauts de la droite mo-
narchiste et putschiste, ridiculisée
par l’affaire Dreyfus.
En 1914, la France est définitive-
ment républicaine. « Jamais les
Français ne se sont sentis appartenir
à une même nation », écrit Julien
Benda. Ce patriotisme républicain,
l’école et l’expansion coloniale qui
apportent emplois et richesses en
métropole entretiennent le senti-
ment que la condition de chacun
peut s’améliorer. De quoi atténuer
les idées de révolte sociale et de
revanche sur 1870.
■L’Allemagne, honnie
et sous-estimée
Au fait, que dit-on de l’Allema-
gne ? On la déteste bien entendu.
Mais on ignore trop qu’elle est deve-
nue le pays de la science collection-
nant les prix Nobel de physique, de
médecine de chimie. Treize en dix
ans, les trois en 1905. Einstein, Max
von Laue, Rontgen l’inventeur du
rayon X… Ces cerveaux mettent
leurs découvertes au service d’une
industrie qui fait pousser des chemi-
nées au bord du Rhin du côté d’Es-
sen, fief de Krupp. Le premier client
de la soupe déshydratée du prix No-
bel de chimie von Liebig, c’est l’ar-
mée. Quant aux ouvriers allemands,
ils viennent d’obtenir en 1914 l’aide
au logement et la garantie invalidité,
après la retraite à 70 ans, l’assurance
accident et un embryon d’assuran-
ce-maladie. Les gueules rouges de
Krupp qui fondent des canons
géants sont encore mieux lotis. L’Al-
lemagne étend même son espace co-
lonial en Afrique australe et centrale
au détriment de la France.
À cette puissance militaro-indus-
trielle, à ce modèle social, s’ajoute un
patriotisme sans faille autour du
Kaiser Guillaume II. Les Alle-
mands considèrent déjà les pans
germaniques de l’empire austro-
hongrois délabré comme partie de
leur territoire. Croient-ils davantage
à une guerre que les Français ? As-
surément. Mais contre… La Russie.
Or depuis 1892, l’amitié franco-
russe qui a permis à la France de
sortir de son isolement, n’est jamais
démentie. Malgré les avertissements
du socialiste Jean Jaurès, une triple
entente associe le régime autoritaire
des Tsars aux démocraties françai-
ses et britanniques. Les épargnants
français prêtent de l’argent à Ras-
poutine avec le fameux emprunt
russe. Le président Fallières a reçu
Nicolas II à Cherbourg en 1909 et,
juste avant son élection, l’actuel pré-
sident Raymond Poincaré applau-
dissait les revues militaires à Saint-
Petersbourg. Il prévoit d’ailleurs une
visite officielle au printemps.
La France transie de ce jour de l’an
1914 ne s‘en est pas rendue compte.
Pourtant, l’amitié franco-russe a
lancé la mécanique infernale qui
conduira toute une génération
d’hommes au fond de la tranchée.
PascalJALABERT
aveclecentrederecherches
documentairesde1914-18
L’année2014seramarquéepar
ledébutdescélébrationsdu
centenairedelaGrande
Guerre.Pourtantquand
commençal’année1914,le
paysnes’imaginaitpasentrer
dansunlongconflitavec
l’Allemagne.Étatdeslieuxde
cetteFranced’ilyacentans.
KLes camions sur les routes de France en 1914. Photo d’archives CRID
3,6
millions de jeunes Français sont mobilisables
en cas de conflit au 31 décembre 1913, selon
le dernier recensement militaire mais avec
les réserves l’armée peut accueillir 5 millions de soldats.
Les Allemands estiment eux à 4,5 millions leur potentiel,
les Anglais à environ 4 millions.
Repères
> Population
La France est peuplée de
39,8 millions d’habitants
sans l’Alsace et la Moselle
qui en comptent 1,5 et sans
les colonies (huit millions)
soit une population qu’elle
ne retrouvera qu’en 1955.
44 % des hommes sont
agriculteurs, 30 % ouvriers
(5,5 millions).
L’Allemagne est beaucoup
plus peuplée avec
65 millions d’habitants
(45 millions pour le
Royaume-uni qui englobe
l’Irlande) dont 9 millions
d’ouvriers.
> Gouvernements
instables
Depuis l’éviction de
Clemenceau en 1910, la
durée de vie d’un
gouvernement n’excède
pas huit mois, mais ce sont
toujours les mêmes
personnalités ! Les
radicaux du sud-ouest font
et défont les majorités à la
Chambre des députés. Le
1er janvier 1914, le
Toulousain Gaston
Doumergue préside le
conseil des ministres
depuis huit jours après le
retrait du Palois Louis
Barthou. Il tiendra jusqu’au
9 juin après la victoire en
trompe l’œil de la gauche
aux élections. Son
successeur, Alexandre
Ribot, jette l’éponge au
bout de quatre jours pour
céder sa place au socialiste
dissident Viviani.
En Allemagne à la
chancellerie impériale,
Théobald Hollweg a succédé
à Von Bulow, ce qui rassure
Français et Britanniques.
> Triple alliance
et triple entente
Au 1er janvier 1914, les
alliances militaires sont
scellées en Europe. La
triple entente réunit
Russie, France, Royaume-
Uni, la triple alliance ou
triplice les empires
allemand, ottoman, austro-
hongrois plus l’Italie. La
Russie soutient la Serbie,
l’Autriche la Bulgarie (elles
sont en guerre). À noter
que la Pologne est divisée
entre Russie, Allemagne et
empire austro-hongrois.
L‘impôt sur le revenu
pour la première fois
Sur quoi se divisent la gau-
che et la droite en 1914 ? Le
service militaire et la fiscali-
té. Le centre-droit veut por-
ter la durée de la conscrip-
tion à trois ans compte tenu
de la montée des dangers en
Europe. La SFIO veut rester
à deux ans et les radicaux
sont divisés. Mais c’est sur-
tout le nouveau régime fiscal
qui fait débat. Pour la pre-
mière fois, les Français vont
payer un impôt sur le revenu
en 1914. Il doit mettre fin
au… ras-le-bol fiscal expri-
mé sur les taxes en tout gen-
re en rendant la fiscalité
plus juste. Le président
Poincaré signe le décret jus-
te avant le déclenchement
de la guerre en juillet 1914.
Le prélèvement reste modé-
ré. Il ne concerne que les
personnes dont le revenu
dépasse 5.000 francs déduc-
tion faite de 1.000 francs par
enfant et 2.000 si l’épouse
n’a pas de revenus. Les agri-
culteurs ne sont pas concer-
nés. À l’époque, un ouvrier
gagne 100 francs par semai-
ne soit environ 5.000 francs
par an. Les tranches sont au
nombre de 5 et les taux
s’échelonnent entre 0,4 % et
2 %.
KLe travail féminin est fréquent en 1914. Ici dans les premiers lavoirs industriels.
Photo René FRIART
KJean Jaurès, la voix de la
paix. Archives ville de Carmaux
KRaymond Poincaré,
le nouveau président.
KLe service militaire est passé à trois ans en 1914. Photo A. S.
À lire dans votre journal
> Un supplément trimestriel
Pendant quatre années, l’Est Républicain et Vosges matin
vont publier un supplément trimestriel de quatre pages
consacré à la Grande Guerre. Intitulé 14-18, mémoires de
Guerre il suivra la chronologie de l’Histoire dans votre région.
Il racontera la vie des hommes et des femmes, des villes et
des territoires, les actes d’héroïsme, le quotidien. La priorité
sera donnée aux témoignages. Il se veut un guide pour
comprendre, décrypter et mettre ses pas dans ceux des
événements de l’époque…