OD ON
LE DÉCROCHAGE SCOLAIRE
REMETTRE LA VIE
DANS LE BON SENS
Lettre No13
Odéon-Théâtre de l’Europe janvier 2015
IVANOV
ANTON TCHEKHOV / LUC BONDY
TCHEKHOV
OU L'INVENTION
D'UN MONDE
LES BIBLIOTHÈQUES DE L'ODÉON
ALBERTCÉDAIRE
D'ALBERT COHEN
2 3
sommaire
p. 2 à 6 et p. 11
TCHEKHOV
OU L'INVENTION
D'UN MONDE
IVANOV
Anton Tchekhov / Luc Bondy
p. 7 à 10
LES BIBLIOTHÈQUES
DE L’ODÉON
ALBERTCÉDAIRE
d'Albert Cohen
PETITS PLATONS
DEVIENDRONT GRANDS
Les petits Platons
À TOUS CEUX QUI AIMENT LIRE
p. 12 à 13
REMETTRE LA VIE
DANS LE BON SENS
TROIS QUESTIONS À
CHANTAL AHOUNOU
UNE PÉDAGOGIE DE LA QUESTION
AGIR DÈS LES PREMIÈRES FAILLES
p. 14
LA MUSIQUE
ET SES PUBLICS
AVANTAGES ABONNÉS
Invitations et tarifs préférentiels
p. 15
ACHETER ET RÉSERVER
SES PLACES
p. 16
SOUTENEZ LA CRÉATION
THÉÂTRALE
LE CERCLE DE L'ODÉON
SUIVEZ-NOUS
Twitter
@TheatreOdeon
#Ivanov
@Bibliodeon
Facebook
Odéon-Théâtre de l’Europe
Retrouvez la lettre et son contenu
augmenté (entretiens, sons, vidéos...)
sur theatre-odeon.eu / le-magazine
Son Tchekhov, Luc Bondy le place sans hésiter entre Shakespeare et Beckett. La «petite
musique» ou l'«atmosphère» tchékhoviennes ne doivent pas faire oublier l'essentiel : dans ses
pièces, c'est tout un monde qui se déploie. Une semaine après avoir réuni, salle Serreau, la
distribution de son Ivanov au grand complet pour une toute première lecture, le directeur de
l'Odéon nous parle de sa passion pour Tchekhov, mort à 44 ans et qui «toute sa vie sera resté
un jeune auteur».
TCHEKHOV
OU L'INVENTION
D'UN MONDE
ENTRETIEN AVEC LUC BONDY
sur sa curieuse façon de mourir. En 1887,
le héros succombe sans un mot. En 1889,
Tchekhov propose un second Ivanov
beaucoup plus explicatif. Il donne des
clefs sur la négativité et la dépression de
son héros. Cet Ivanov-là, c'est celui qui se
tire une balle dans la tête. Il a largement
inspiré la lecture que fait Léon Chestov
de l'œuvre de Tchekhov: l'homme, par-
venu à un certain degré de lucidité, n'a
pas d'autre ressource que de se taper la
te contre les murs. L'interprétation de
Chestov est fascinante. Mais plus
j'avance dans le travail, plus j'y réfléchis,
et plus cette lecture me pose de pro-
blèmes. Après tout, Tchekhov avait qua-
lifié sa première version de «codie».
D. L. : Comment voyez-vous le person-
nage principal?
L. B. : C'est une sorte d'«homme de trop»,
comme disaient les Russes de l'époque.
À trente-cinq ans, il dit déjà non à la vie.
Il avait pourtant beaucoup à faire, il s'in-
ressait à la gestion rationnelle de ses
domaines, à l'instruction des enfants des
environs, comme Tchekhov lui-même à
likhovo – et tout à coup, il traverse une
crise, ce qu'on appellerait aujourd'hui un
burn-out. Il ne croit plus en lui-même, il
ne croit plus en l'amour. Il ne comprend
pas ce qui lui arrive. Et pourtant, c'est
autour de cet être psychiquement épuisé,
presque amorphe, que Tchekhov orga-
nise sa pce.
D. L. : De quelle façon?
L. B. : D'abord, il y a sa femme. Sarah est
d'origine juive, et c'est ts important.
Elle s'est convertie au christianisme par
amour pour Ivanov et pris le nom d'Anna
Petrovna. Ivanov pouvait espérer qu'Anna
aurait une belle dot, mais elle est reniée
par ses parents qui ne lui pardonnent
pas sa conversion. Ivanov ne touche
donc pas un sou. Est-ce qu'il a vraiment
épousé Anna par calcul? Pratiquement
tout le monde le croit ou fait semblant
de le croire, dans cette petite société
provinciale où tous se connaissent... Il
le sait sans doute et il en souffre. L'an-
tisémitisme alimente les ragots et four-
nit un prétexte pour parler tout le temps
d'Ivanov sans admettre qu'en fait, on est
fasciné par lui.
D. L. : Comment les autres personnages
tournent-ils autour de lui?
L. B. : Ils ont tous quelque chose à lui
demander. Il y a Lébédev, le propriétaire
foncier alcoolique et sentimental qui
prête de l'argent dans le dos de sa femme
Zinaïda. Lui a démissionné, il a fui dans
son alcoolisme, et il voudrait qu'Ivanov
vive à sa place. Il y a Borkine, l'intendant
brutal, l'homme d'affaires boute-en-train,
jamais à court d'idées pour gagner de
l'argent de façon douteuse. Il souhaite
qu'Ivanov lui donne des moyens ou au
moins qu'il lui laisse les mains libres. Il
y a Chabelski, l'oncle d'Ivanov, un per-
sonnage étrange, déjà beckettien, un
lange d'aristocrate et de clochard, un
pique-assiette distingué. Il n'en peut plus
de payer son séjour chez son neveu en
étant condamné à rester enfermé avec
Anna Petrovna pour lui tenir compa-
gnie. Et puis il y a le jeune docteur Lvov,
l'adversaire d'Ivanov. C'est le type même
de personnage que Tchekhov détes-
tait, un homme à principes et à bonne
conscience. Il critique sans cesse Ivanov
pour sa manière de vivre, sa conception
de l'amour, son laisser-aller. Lui-même
est sans doute amoureux d'Anna
Petrovna, mais s'il l'est, il est de toute
façon trop rigide pour oser se l'avouer.
D. L. : Et les femmes?
L. B. : Tchekhov était ts fier de ses
les féminins! Zinaïda, la femme de
bédev, est une sorte de madame
Harpagon. La seule idée de dépenser
la terrifie. Quand Ivanov lui demande
un délai pour rembourser ses dettes,
elle est prise d'une sorte de panique...
C'est très bien vu et très féroce! Sa
fille Sacha, on pourrait croire qu'elle
est faite pour Ivanov. Elle est aussi une
jeune personne plutôt ordinaire. Elle
rêve d'une passion romanesque mais
au bout d'un an, elle n'en peut plus de
son fiancé...
D. L. : Il y a aussi une intrigue secon-
daire: la petite comédie nuptiale que
Borkine essaie d'organiser...
L. B. : C'est une des deux grandes
leçons que Tchekhov a retenues de
Shakespeare. La première, c'est qu'un
personnage, par exemple Ivanov, n'a
pas besoin d'être tout à fait comp-
hensible pour être intéressant – c'est
même plutôt le contraire. La deuxième,
c'est l'art de soutenir l'action princi-
pale par un contrepoint. Là aussi, il y
a de belles figures: Babakina, la riche
veuve d'un commerçant qui rêve de
devenir comtesse, et Avdotia, entre-
metteuse depuis trois générations.
Elle a l'air sortie d'un conte populaire
russe!
D. L. : Comment voyez-vous le mouve-
ment d'ensemble de la pièce?
L. B. : Tchekhov a écrit ses quatre
actes comme autant de nouvelles.
Chaque fin d'acte est accentuée par
une situation très forte, très surpre-
nante. Au premier acte, Ivanov part à
la fête d'anniversaire de Sacha en lais-
sant sa femme toute seule. Ce n'est
pas la première fois. Mais ce soir-là,
brusquement, Anna Petrovna décide
de le rejoindre là-bas, et on sent
que c'est dangereux. Au deuxième
acte, Anna Petrovna arrive chez les
bédev et surprend son mari dans
les bras de Sacha, juste à l'instant où
il commençait à croire qu'il pourrait
recommencer une vie nouvelle. Quinze
jours après, au troisième acte, Anna
sait que Sacha est venue voir Ivanov.
Cette visite provoque une dispute hor-
rible entre les époux. C'est tellement
atroce qu'Ivanov finit par la traiter de
«sale Juive», puis lui révèle qu'elle va
mourir bientôt. Au quatrième acte, il
y a un an qu'elle est morte. Et c'est là
qu'il faut faire son choix: ou bien le
suicide dramatique, ou bien cette fin
si originale.
D. L. : Alors, de quoi meurt Ivanov?
L. B. : Pour moi, c'est encore ouvert.
Mais je ne suis pas tellement adepte
du suicide. Le deuxième Ivanov, avec
son coup de pistolet, c'est comme un
point final ts abrupt qui s'impose
à l'action. C'est comme si Tchekhov
s'était dit: puisque le public a besoin
d'une sorte de résolution, on va la lui
Daniel Loayza : À quand remonte votre
intérêt pour Tchekhov?
Luc Bondy : J’avais monté Platonov à
Berlin en 1978 et à vrai dire, c’était plu-
tôt un désastre… Il y a déjà tout son
théâtre dans cette pièce-là, ce qui ne
veut pas forcément dire que ce soit par
elle qu'il faut commencer! J'ai attendu
2002 pour mettre en scène La Mouette,
et là, les Russes m'ont décerné le pres-
tigieux prix Stanislavski. Je suis allé à
Moscou. De là j'ai fait le voyage jusqu'à
likhovo, un petit village à une heure
de la capitale. C’était plutôt impression-
nant de se rendre là-bas. C'est un lieu pai-
sible où Tchekhov a fait construire des
écoles et une petite maison, celle où il a
écrit La Mouette. Quand on s’approche
aujourd’hui de Mélikhovo, le lac et ses
abords sont jonchés de milliers de sacs
en plastique. Un endroit idyllique dans un
paysage cauchemardesque, apocalypti-
que. Deux visions contradictoires. La
sensation qu'elles provoquent explique
la fascination qu’éprouvent les gens de
théâtre pour Tchekhov.
D. L. : Comment décririez-vous cette
sensation?
L. B. : Alors qu'on parle d'«univers
shakespearien» ou de «monde becket-
tien», pour Tchekhov, on se contente trop
souvent d'invoquer une certaine «atmos-
phère tchékhovienne». Cela suggère que
Tchekhov serait un inventeur moins puis-
sant, que sa création serait en quelque
sorte plus légère. C'est totalement faux.
Tchekhov, c'est aussi tout un cosmos, où
s'unissent le no man's land beckettien et
la lande shakespearienne, avec ses cris
et ses sanglots. Tchekhov s’approche
d’un monde beckettien, un monde du
but ou de la fin. Il est la résultante
d’un monde classique ou baroque sou-
dainement mis à nu. Une querelle de
ménage devant un verger au clair de lune
devient aussi déchirante qu’une scène de
Shakespeare. Les élucubrations ivres de
Chabelski dans l’orphelinat d’Ivanov font
penser au fou du Roi Lear, voire à Lear
lui-même, et annoncent en même temps
la naissance d’Estragon et Vladimir. Le
nie de Tchekhov lui a permis de créer
des personnages que personne d'autre
n'aurait pu imaginer. Qui d'autre pouvait
inventer Nina ou les trois sœurs? Et ces
personnages, il les rend éternels plutôt
quépisodiques et littéraires. Ils ne sont
pas examinés seulement à travers une
loupe passéiste. Ce sont des êtres qui
ont existé et qui vont exister. Ils regardent
le passé tout en étant plongés dans un
monde que nous ne connaissons pas
encore.
D. L. : Est-ce qu'Ivanov est une pièce qui
pose des problèmes particuliers?
L. B. : Pour un metteur en scène, la
grande difficulté, c'est qu'il n'y a pas un
Ivanov mais deux, celui de la création à
Moscou en 1887 et celui de la recréation
à Saint-Pétersbourg en 1889. Tchekhov a
retouché sa pièce pour répondre à deux
critiques. La première portait sur l'étran-
geté du caractère d'Ivanov. La deuxième,
servir! Mais c'est un coup de force.
Tandis que dans la première version
le personnage s'éteint. Il finit et c'est
tout. Nous sommes déjà très proches
de Beckett. Un personnage qui se sui-
cide, c'est psychologique. Un person-
nage qui finit, c'est ontologique!
D. L. : Qu'est-ce donc qui le tue dans la
version de 1887 : l'insulte de Lvov?
L. B. : Une sorte d'épuisement mor-
tel. Cela ne s'explique pas par l'apathie.
Ivanov n'est pas un personnage «oblo-
movien». Il succombe plutôt par excès
d'intelligence. C'est comme s'il s'était
radiographié lui-même et s'était brûlé
en le faisant. Sa lucidité a détruit tout ce
qui est du côté de la vie. Mais personne
ne s'aperçoit qu'il meurt. Tout à coup il
n'est plus là, il s'est pour ainsi dire effacé,
éclipsé hors du monde. Quand les autres
s'en aperçoivent et le cherchent, c'est
trop tard... Cette fin est vraiment difficile
à régler. Mais le reste de l'acte va nous
aider à faire les choix. Les réponses à ces
questions-là viennent du plateau, dans le
travail avec les comédiens. Je veux que
ce soit un panmonium, un finale cau-
chemardesque, infernal, comme si tous
les personnages se décomposaient sous
l'effet de la vodka. Comme si la musique,
au milieu de l'acte, quittait l'harmo-
nie classique pour devenir du Webern
ou de l'Alban Berg. Jusqu'à cette fin si
anti-théâtrale, si audacieuse. Je la sens
comme un arrêt sur image de la situation.
D. L. : Un mot de conclusion, à ce stade
du travail?
L. B. : Toute sa vie, Tchekhov est resté
un jeune auteur. Il est mort à 44 ans! Il
avait le génie des individus, des singu-
larités, et cette fraîcheur-, il l'a gardée
jusqu'au bout. Il est toujours capable
d'accueillir les contradictions de ses
personnages. Il ne part jamais de tses
qu'il faudrait illustrer. Il sait faire coexis-
ter tous les points de vue. Il veut certaine-
ment qu'on donne raison à Ivanov contre
Lvov, mais cela ne veut pas dire que Lvov
se trompe complètement. Ce serait trop
facile. Tchekhov est un auteur assez puis-
sant pour remettre en cause des figures
comme le justicier et la victime. Dans un
théâtre plus classique, quand les person-
nages ne détiennent qu'une partie de la
vérité, c'est au spectateur qu'il appartient
de faire la syntse, depuis l'extérieur,
dialectiquement. Mais avec Tchekhov,
comme chez Shakespeare, ce point de
vue «exrieur» est également porté à la
scène. Il est inclus dedans. À un moment,
Ivanov dit au docteur que lui, Lvov, du
dehors, le comprend peut-être mieux
que lui-même, Ivanov, ne peut se com
-
prendre de l'intérieur. Mais sur ce point,
Ivanov fait erreur, car l'observateur exté-
rieur se trompe, lui aussi. Et c'est pareil
pour nous autres spectateurs. Nous qui
sommes au-dehors, il n'est pas sûr que
nous comprenions les personnages plus
ni mieux qu'ils ne se comprennent eux-
mêmes. Nous sommes de plain-pied
avec eux. Nous sommes exactement la
même humanité.
Propos recueillis par Daniel Loayza
Paris, le 28 octobre 2014
Ce qu'on
appelle
aujourd'hui
un burn-out.
Tchekhov
était très fier
de ses rôles
féminins.
16 janvier – 28 février
8 – 29 avril 2015
Odéon 6e
IVANOV
texte
Anton Tchekhov
mise en scène
Luc Bondy
création
version scénique
Macha Zonina
Daniel Loayza
Luc Bondy
d'après la première version d'Anton Tchekhov
et la traduction d'Antoine Vitez
décor
Richard Peduzzi
costumes
Moidele Bickel
lumières
Bertrand Couderc
musique
Martin Schütz
maquillages / coiffures
Cécile Kretschmar
collaborateur artistique
à la mise en scène
Jean-Romain Vesperini
conseiller artistique
Geoffrey Layton
avec
Marcel Bozonnet
Christiane Cohendy
Victoire Du Bois
Ariel Garcia Valdès
Laurent Grévill
Marina Hands
Coco König
Yannik Landrein
Roch Leibovici
Micha Lescot
Chantal Neuwirth
Nicolas Peduzzi
Missia Piccoli
Fred Ulysse
Marie Vialle
(distribution en cours)
production
Odéon-Théâtre de l’Europe
créé le
16 janvier 2015 à l'Odéon-Théâtre de l’Europe
cinéma
en partenariat avec le Nouvel Odéon
Carte blanche à Luc Bondy
programme précisé ultérieurement :
nouvelodeon.com
theatre-odeon.eu
Luc Bondy © Thierry Depagne (détail)
4 5
I. Lettre de Tchekhov à Grigorovitch,
5 février 1888 (
Tout ce que Tchekhov
a voulu dire sur le théâtre
, trad.
Catherine Hoden, L'Arche, 2007, p. 75)
Toute l'énergie de l'artiste doit être
dirigée vers deux forces : l'homme
et la nature. D'une part la faiblesse
physique, la nervosité, la maturité
sexuelle précoce, la soif passionnée
de vie et de véri, les rêves d'une
action large comme la steppe [] ;
d'autre part la plaine infinie, le cli-
mat rigoureux, le peuple gris, rude
avec son histoire dure et froide [].
La vie russe oppresse l'homme russe à
tel point qu'il disparaît sans lais-
ser de trace, elle l'oppresse comme le
ferait une pierre de 1000 pouds [envi-
ron 16 tonnes]. En Europe occiden-
tale, les gens périssent parce qu'ils
sont trop à l'étroit et étouffent,
ici ils périssent parce qu'ils ont
trop d'espace... Il y a tant d'espace
que le petit être humain n'a pas la
force de s'y orienter... Voilà ce que
je pense des suicides russes...
Étienne Klein : Magnifique... Ce que
Tchekhov décrit là n'est pas sans rap-
port avec l'entropie, qui était liée au
problème de l'irréversibilité. Cest
un sujet qui passionnait les gens,
car elle posait la question de la mort
thermique : non pas la dépression
individuelle, mais la dépression de
l'univers! On en parlait jusque dans les
journaux. Ce ne serait pas si étonnant
que Tchekhov, qui en tant que méde-
cin a aussi reçu une formation scien-
tifique, en ait entendu parler. Cela
dit, est-ce qu'à l'époque il était «bien
connu» qu'on se suicidait en Russie
plus qu'ailleurs? Et dune façon dif-
rente qu’en Europe occidentale? J'ai-
merais bien le savoir!
Tchekhov explique ici les suicides
russes par des effets d'entropie. Il
part de l'homme russe et de la nature
russe, donc d'un certain type de sys-
tèmes de particules plongées dans un
certain espace. Cet espace est telle-
ment vaste que ces systèmes n'ont pas
trop le choix: ils sont confrontés à des
états extmement divers sans qu'il y
ait de guide ou de critère qui permette
de choisir un état plutôt qu'un autre.
C'est frappant: Tchekhov parle d'un
problème d'orientation... Les trajec-
toires sont désordonnées. Cet espace
froid manque d'ordre au sens thermo-
dynamique du terme, il y a un défaut
d'organisation des systèmes...
J’ai connu le désespoir et bien sûr la
tristesse, mais jamais la dépression au
sens clinique du terme. J’ai tendance à
la mettre en rapport avec l'incapacité
à redoubler le réel par autre chose que
lui-même. Clément Rosset en parle
très bien dans Le Réel et son double.
Les êtres humains ont en général du
mal à voir les choses telles qu'elles
sont, à supposer que ce soit possible.
Ils les habillent d'interprétations,
d'illusions, qui permettent de vivre.
Il leur faut des stratagèmes pour
embellir le réel insupportable, pour le
rendre fréquentable. Mais parfois, le
el perce à travers le voile... Ici, on a
«d'une part», dit Tchekhov, «les rêves
d'une action large comme la steppe»;
donc, c'est bien le réel qu'il pose
«d'autre part» avec le «climat rigou-
reux», l'«histoire dure et froide»...
D. L. : Revenons à la dépression
d'Ivanov...
E. K. : Je note d'abord que curieuse-
ment, Tchekhov parle aussi de cette
«dépressurisation russe» comme
d'un écrasement: 1000 pouds, seize
tonnes, ça fait quand même beau-
coup!... Le poids de ce néant de vie
qui est pourtant si oppressant, cela me
ferait plutôt penser au burn-out. J'en ai
parlé récemment avec un sociologue.
Il a mené une enquête d'où il ressort
que le burn-out n'a pas grand-chose
à voir avec la dépression. La dépres-
sion a une histoire, elle se prépare,
elle mûrit, alors que le burn-out est
un effondrement instanta. Un col-
lapsus. L'effondrement gravitationnel
qui finit en trou noir... Le corps et la
psyché, sous pression, réagissent d'un
coup, avec une violence extrême, à ce
qu'ils étaient contraints d'accepter.
Ce n'est pas forcément une question
de suractivité, plutôt de concurrence
entre tâches différentes, voire contra-
dictoires. Quand on se sent pris sous
les tirs croisés de contraintes para-
doxales, irréconciliables entre elles,
c'est que le burn-out n'est pas loin...
D. L. : Ce qui fait penser, en effet, au
personnage d'Ivanov! Il serait donc
un mélancolique frappé de burn-
out, autrement dit un dépressif en
surpression?
E. K. : Si vous n'avez rien à faire, ou que
rien ne vaut la peine d'être fait, c'est
l'anti-burn-out, et c'est la dépression
qui guette – par contre, si vous vou-
lez en faire trop, ou si trop d'obliga-
tions vous tombent dessus en même
temps, c'est le burn-out qui menace.
C'est affaire d'équilibre. Dans le dia-
logue entre soi et la nature, entre ses
rêves et la grande steppe froide, il faut
trouver la bonne distance, la bonne
riodicité... La juste mesure, entre le
vide et le trop-plein d'activité. Ce qui ne
veut pas dire que ces états soient toujours
distincts. Ils peuvent être superposés:
on peut être à la fois hyperactif et
sœuvré ! Difficile de trouver la
bonne formule... En en parlant, je
me demande si ce genre de ques-
tions s'est posé surtout au XIXesiècle
– s'il s'est passé quelque chose, à ce
moment-là, d'un point de vue socio-
logiqueou économique, pour que les
gens commencent à se poser ce type
de problème. Est-ce qu'il y aurait un
lien avec les questions d'énergie, de
coût, de rendement, telles qu'elles ont
commencé à être formulées à cette
époque?...
II. Lettre de Tchekhov à Souvorine,
4 juin 1892 (p. 110)
J'ai un sujet intéressant pour une
comédie, mais je n'ai pas encore
trouvé la fin. Celui qui imaginera de
nouvelles fins pour une pièce, inau-
gurera une ère nouvelle. Ces mau-
dites fins donnent du fil à retordre !
Soit le héros se marie, soit il
se tire une balle. Il n'y a pas
d'autre issue. [] Je ne commencerai
pas à l'écrire tant que je n'aurai
pas trouvé une fin aussi ingénieuse
que le début. Quand j'aurai la fin,
j'écrirai la pièce en deux semaines.
E. K. : Soit se marier, soit se tirer
une balle... soit les deux! Mort plus
mariage égale «moriage»... Ça c'est
quantique! On superpose deux états
et on en obtient un troisième! C'est
un peu ce que Tchekhov a fait dans la
première version de sa pièce, non?
Le dernier acte, c'est la mort et le
mariage, le même jour! D'ailleurs on
ne voit pas le mariage, puisqu'il a lieu
entre les deux tableaux, et on ne voit
me pas la mort, alors même qu'elle
se produit sous nos yeux, puisqu'elle
passe absolument inaperçue... Pas
étonnant que le public de l'époque
Ci-dessous, de gauche à droite :
Marcel Bozonnet, Micha Lescot,
Marina Hands, Yannik Landrein,
Marie Vialle, Victoire Du Bois,
Christiane Cohendy
© Thierry Depagne
© Thierry Depagne
APPRENDRE
À AIMER
L'IRRÉVERSIBLE
ENTRETIEN AVEC ÉTIENNE KLEIN
À l'occasion de la création de Luc Bondy à l'Odéon, Étienne Klein, physicien au CEA, professeur à
l'École centrale et spécialiste de la question du temps en physique, a bien voulu se prêter avec nous
à un jeu inédit: découvrir trois extraits de la correspondance de Tchekhov et engager librement
la conversation autour d'Ivanov à partir des réflexions impromptues qu'ils pourraient lui inspirer.
Mort +
mariage =
«moriage»...
Ça c'est
quantique !
Ivanov
serait-il un
dépressif en
surpression ?
ait trouvé cette fin incompréhensible.
Mais après tout, pourquoi on devrait
comprendre la fin ? Pourquoi un
auteur devrait-il satisfaire comme cela
l'attente des spectateurs?
D. L. : On pourrait dire qu'il y a, du
temps de Tchekhov, un certain hori-
zon d'attente de son public moyen, qui
lui impose deux fins génériques pos-
sibles, et seulement deux: la comique
et la dramatique. Cela implique que le
sens même des événements d'une
pièce est en fait dicté d'avance par
le point vers lequel ces événements
convergent. Ce sens n'est donc tout
à fait lisible qu'après coup, par une
sorte de mouvement rétrograde... À
partir de là, on peut imaginer toutes
sortes de ruses: une pseudo-tragé-
die qui finit bien, par exemple Mesure
pour mesure, de Shakespeare, ou au
contraire une comédie très drôle qui
se conclut sur une mort, comme le
Dom Juan de Molière...
E. K. : Hegel dit quelque part que le
commencement est un commande-
ment, qu'il est un Dieu qui détermine
d’emblée tout ce qui va suivre. Mais là,
c'est le contraire. Les écrivains com-
mencent par la fin – j'aime beaucoup
cette façon qu'a Tchekhov de recon-
naître qu'il lui faut la fin pour vraiment
commencer, une «fin aussi ingénieuse
que le début»: donc, en fait, c'est la
fin ou le but qui est commencement!
Et la fin sème son propre germe dans
le début. Cela me fait penser en effet
au fameux «mouvement rétrograde
du vrai» dont parle Bergson. Mais si
philosophie et litrature sont comme
deux mouvements dialectiques, l'un
commençant plutôt par le début,
l'autre plutôt par la fin, on devrait
s'amuser à se demander en quel point
ils se rencontrent...
Pour en revenir à Ivanov, quelle est la
bonne version? Est-ce qu'il y a suicide ou
non? Personnellement, je préférerais ne
pas trop le savoir. Mais à vrai dire, même
si on veut l'ignorer, on se fait toujours rat-
traper et comme aspirer par la fin. J'ai
consacré un livre à la vie d'un physicien
génial encore assez peu connu, Ettore
Majorana, pour qui la même question
s'est posée. J'ai suivi son dernier che-
min, je me suis embarqué dans le même
bateau Naples-Palerme... Quand on
regarde une photo de quelqu'un qui a dis-
paru ainsi, on ne peut pas s'empêcher de
rétro-projeter: ce regard-là, est-ce celui
d'une personne qui a déjà pris sa déci-
sion? Est-ce qu'il a voulu et planifié sa
mort ou n'était-ce qu'un coup de tête?
Y a-t-il continuité ou discontinuité de la
volonté? Les deux se défendent, pour
Majorana comme pour Ivanov.
III. Lettre de Tchekhov à Souvorine,
30 décembre 1888 (p. 173)
La lassitude [] ne s'exprime pas
seulement par des gémissements ou
une sensation d'ennui. La vie d'un
homme las ne peut pas être repré-
sentée ainsi :
Elle est ts irrégulière. Tous les
gens las ne perdent pas la capaci
de s'exalter au plus haut point, mais
très brièvement, si chaque excita-
tion est suivie d'une apathie plus
grande encore... On peut représenter
cela ainsi :
Comme vous voyez, la descente ne se
fait pas selon une pente inclinée,
mais un peu autrement. Sacha parle
de son amour. Ivanov, enthousiaste,
s'écrie : «Une nouvelle vie !»,
mais le lendemain matin, il croit
autant à cette nouvelle vie qu'au
dieu lare (monologue du troisième
acte) ; sa femme le blesse, il
sort de ses gonds, s'échauffe et
l'offense cruellement. On le traite
de lâche. Si cela n'anéantit pas son
cerveau fragile, il s'échauffe et
prononce sa propre condamnation.
E. K. : Tiens! Ce deuxième graphique,
c'est typiquement un profil de bipolaire:
chaque palier est un peu plus bas que le
précédent.
D. L. : Vous ne pensez pas à l'entropie?
E. K. : Non. Plutôt à la réduction du paquet
d'ondes en mécanique quantique. L'en-
tropie, elle, ne peut que croître.
D. L. : Oui, mais pour un système fermé,
ce qui n'est pas le cas ici. Regardez par
exemple cette premre pointe: cela pour-
rait être la fin de l'acte II, quand Sacha lui pro-
pose d'envisager une vie nouvelle avec elle.
Et celle-ci pourrait correspondre à la crise
très violente entre Ivanov et Anna, à la fin de
l'acte III, lorsque la colère l'aveugle... et plus
Ivanov avance, plus il est épuisé...
E. K. : Ah! Je vois. Dans ce cas, ça me
ferait plutôt penser à Schopenhauer, le
philosophe qui a été lu par presque
tous les fondateurs de la méca-
nique quantique, celui qui a fasci
Schrödinger... Là, au sommet de ces
pointes, on est au comble du désir,
dans l'illusion, dans l'ivresse et la
passion ; et là, sur ces plateaux tou-
jours plus proches de zéro, c'est la
sillusion, la vanité, la chute verti-
gineuse. Le voile de Maïa se déchire
et devient brusquement un para-
chute qui se met en torche... Quand
Majorana, après son article sur la
couverte du neutron, a été envo
par Fermià Leipzig pour travailler avec
Heisenberg, qu'est-ce qu'il a fait? Il a
lu Le Monde comme volonté et comme
représentation ! Et à son retour à Rome,
quelques mois après, il est allé vivre
chez ses parents et il est resté enfer
chez eux pendant quasiment quatre
ans. Pour le sortir de là, ses amis lui
ont obtenu un poste de professeur à
Naples. À ce moment-là, il a eu un sur-
saut. Il a recommencé à écrire, à vou-
loir publier. Il a rejoint son poste. Trois
mois après, il avait disparu...
Mais vraiment, ce genre de tracé
me fait davantage penser à ce qu'on
appelle la réduction du paquet d'ondes
en physique quantique. Le système
évolue, le paquet d'ondes s'élargit,
puis vous faites une mesure – instan-
tament, parmi tous les possibles, le
hasard n'en retient qu'un seul et tout
s'effondre en un seul point. Puis ça
repart: les couleurs de l'arc-en-ciel se
ploient jusqu'à la prochaine mesure,
qui referme à nouveau l'éventail d'un
seul coup et le réduit à un seul trait
monochromatique...
D. L. : Pour conclure, que retenez-vous
du personnage d'Ivanov?
E. K. – Pour moi, le problème est le
suivant: si on aime la vie, comment
ne pas être dépressif à l'idée qu'on va
mourir? Et si on ne l'aime pas, c'est
qu'on est déjà dépressif! Or Ivanov,
au fond, se croit déjà mort, et cette
croyance est auto-réalisatrice... De
ce point de vue, il est mort depuis le
but de la pièce, et c'est bien son
malheur. Pour le dire autrement :
vous savez que vous n'avez qu'une
vie à vivre. Vous savez qu'à la fin ça
se termine mal. Cela posé, la ques-
tion est: jusqu'à quel point intégrez-
vous cette information certaine dans
votre façon de vivre ? Est-ce que la
mort vous hante déjà tout au long
de votre vie, ou est-ce que vous êtes
intégralement vivant aussi longtemps
que vous n'êtes pas mort? C'est une
sacrée ligne de clivage. D'un côté, on a
Heidegger ; de l'autre, Emmanuel
Lévinas ou Bergson. J'ai été fasciné, il
y a vingt ans, par La mort et le temps.
Lévinas y écrit que quand on vit, on
est entrement en vie. La mort n'est
pas quelque chose de déjà là qui cor-
rode la vie du dedans, c'est un événe-
ment qui n'est absolument pas là tant
qu'il n'est pas intervenu. C'est un point
qui ne peut pas figurer sur ce tracé de
Tchekhov... La vie doit être «vitalisée»
en rebondissant sur l'idée de la mort,
une mort qui reste toujours au-dehors.
Comme disait Épicure, elle n'est «rien
pour nous». C'est cette lecture de
Lévinas qui m'a inspiré la dernière
phrase de mon livre Les tactiques de
Chronos: «il faut apprendre à aimer
l'irréversible». Bon, à vrai dire, deux
ans plus tard, je me suis demandé:
«Mais l'irréversible, ça veut dire quoi
Et c'était reparti pour deux ans de
travail...
Propos recueillis par Daniel Loayza
Paris, 31 octobre 2014
Étienne Klein
Physicien, directeur de recherches au
CEA et docteur en philosophie des
sciences. Il dirige le Laboratoire de
recherche sur les sciences de la matière
du CEA (LARSIM). Il est aussi profes-
seur de physique et de philosophie des
sciences à l'École centrale de Paris.
Lauréat de nombreux prix, il est membre
de l’Académie des technologies.
Tous les jeudis matins, à 7h17, il anime
une chronique sur France Culture, «Le
monde selon Étienne Klein».
Par modestie, et faute de voir combien
son expérience et son regard peuvent
intéresser un public privé d'accès direct
à la langue russe, il lui semble qu'elle n'a
rien de particulier à dire du texte tchékho-
vien. Mais c'est toujours un plaisir de l'en-
tendre détailler à haute voix les valeurs
de tel vocable, la qualité expressive de
telle tournure, passant sans cesse de
la restitution littérale à la recherche de
l'équivalent français le plus juste. À titre
d'exemple, voici comment elle m'a com-
menté, pendant nos séances de tra-
vail, une phrase de Borkine à propos
d'Ivanov. – Daniel Loayza
Macha Zonina – Chaque mot de Borkine
élargit le champ, fait entendre d'autres
résonances. меланхолия, сплин,
melankholiya, splin, sont évidemment
des emprunts à l'Occident et sont plus
littéraires. En les retraduisant, on perd
forcément leur sonorité «importée» et
l'effet qu'elle produit en russe. Inverse-
ment, хандра, khandra, est parfois tra-
duisible par «spleen»! Pouchkine s'en
amusait déjà dans Eugène Onéguine:
Недуг, которого причину
Давно бы отыскать пора,
Подобный английскому с п л и н у,
Короче: русская х а н д р а . . .
Cette affection due à des germes
Que nul docteur ne comprendra
(En anglais, spleen est le bon terme,
Les Russes la nomment khandra...)
Avec le verbe correspondant, он
хандрит, on khandrit, on obtient une
expression très courante, qui signifie à
peu près «il est déprimé»... La khandra
peut faire penser au blues. C'est le mot
dont Pasternak s'est servi dans une très
belle version de Verlaine: quand il traduit
«Quelle est cette langueur / Qui pénètre
mon cœur?», c'est khandra qui traduit la
«langueur» verlainienne, et c'est parfait.
Тоска, toska, c'est plutôt l'ennui ou le
cafard que l'angoisse. Je peux me trom-
per, comme une russophone parlant
français. Mais l'angoisse, pour moi, sug-
gère quelque chose de plus physique,
une oppression dans la poitrine; et il me
semble qu'elle implique une certaine
dimension de peur ou de crainte. Alors
que toska, c'est plutôt là, dans le cœur
ou dans l'âme (là aussi, cela dépend des
habitudes de traduction de chacun)
C'est le même mot dont Ivanov va se
servir pour décrire ses souffrances à sa
femme, trois scènes plus loin, et tenter
de lui faire comprendre pourquoi il lui est
insupportable de rester chez lui le soir.
On traduit parfois par «ennui», dans cer-
tains contextes, mais ici ça ne convient
pas. Il faut réserver «ennui» pour rendre
un mot qui n'est justement pas employé
ici: скука, skouka. La différence, c'est
d'abord que toska est plus abstrait. Ce
sont des mots qui évoquent beaucoup
d'images...
Un exemple. Tu es dans le train Moscou-
Saint-Pétersbourg, en novembre-
cembre, vers la fin de l'aps-midi,
disons 16 heures. Il fait déjà presque
nuit. Tu regardes par la fenêtre, et tu vois
les plaines interminables, blanches ou
boueuses. C'est une image qu'on a dû
citer comme exemple mille fois... mais
bon, ça me reprend à chaque fois que
je voyage dans ce train... Ailleurs aussi,
en plein air, «quand le ciel bas et lourd
se comme un couvercle»... De temps
en temps, tu entrevois quelqu'un dans
cet espace qui n'en finit pas, une forme
humaine. Et tu te dis: heureusement que
je ne fais que passer!... c'est ça, toska.
Cet état d'âme. J'ai l'impression que c'est
du même genre chez Tchekhov. Mais
aussi chez Pouchkine, Platonov, Gogol…
Je ne veux rien garantir, ni m'aventu-
rer dans des discussions savantes...
En tout cas, c'est un terme très banal,
quotidien, encore employé couram-
ment aujourd'hui. Ces notions tchékho-
viennes n'ont rien perdu de leur charme!
Toska a une valeur abstraite, mais en
sortant d'un spectacle, par exemple, on
peut aussi s'exclamer ка к я то ска, kakaïa
toska, même si on dit aussi bien какя
скука, kakaïa skouka, quel ennui! Là, on
est dans une zone confuse où les deux
valeurs se touchent. Pour le sens, on
pourrait rendre ça par «déprime», mais
la toska n'a rien de clinique. C'est intéres-
sant que ce soit la première racine slave
dont Borkine se sert pour faire son petit
portrait d'Ivanov.
Ici le mot скука, skouka, n'est pas pro-
noncé. Ce terme-là, ou d'autres qui lui
sont apparentés, est d'abord employé
par Anna Petrovna à la scène 4, puis par
Chabelski à la scène 6, quant il insiste
pour sortir et passer la soie n'importe
, sauf avec elle! La skouka, c'est vrai-
ment quand on voit le temps passer... En
russe, l'adjectif dérivé a des emplois très
larges: скучная история, skoutchnaïa
istoria, c'est le titre de cette nouvelle de
Tchekhov que Luc Bondy aime tellement
et qu'on traduit par «une banale histoire»,
mais il ne s'agit pas que de banalité.
Skouka, c'est aussi l'existence sans
but, la vie vide, négligée, sans occupa-
tion intéressante, la routine, le retour du
quotidien sans intérêt. On en parle à pro-
pos d'un livre, d'un spectacle, d'une per-
sonne... Tu sens le temps passer. Il y a un
très beau texte d’Alexandre Vvedenski,
un membre de l'Obériou,sur le temps
en prison, quand les notions de «plus
tôt» et «plus tard» perdent leurs sens.
Ça, je dirais que c'est skouka, mais en
même temps toska, et bien plus encore.
Mais ça peut être très banal, sans rien
de dramatique.
Le dernier de la série, грусть, groust',
pose moins de problèmes: «chagrin, tris-
tesse». En fait, on a un petit groupe de
termes qui ne sont pas synonymes, mais
qui pointent plus ou moins dans la même
direction. Leur juxtaposition suggère
qu'il y a un point commun, qui est évoqué
sans être nommé. D'ailleurs, si on s'en
parle entre russophones, on ne déga-
gera peut-être pas toutes les nuances.
Ce petit portrait d'Ivanov – «à quoi res-
semble-t-il?» – construit une énigme en
proposant des solutions partielles...
Propos recueillis par Daniel Loayza
Paris, le 10 novembre 2014
Посмотрите:
на что он
похож?
Меланхолия,
сплин, тоска,
хандра,
грусть
Regardez-le :
de quoi il a
l'air ?
Mélancolie,
spleen,
cafard,
bourdon,
tristesse...
Ivanov, acte I, scène 3
IVANOV DANS
LE TEXTE
UNE RENCONTRE AVEC MACHA ZONINA
Depuis La Mouette mise en scène par Kontchalovski en 1988 et la «saison russe» programmée
à l'Odéon par Lluís Pasqual en 1993-1994, Macha Zonina n'a jamais cessé de faire l'aller-
retour entre la France et la Russie, au service des œuvres et des artistes. Quand elle n'est
pas accaparée par le théâtre, elle traduit, seule, des auteurs contemporains français
vers sa langue maternelle, ou fait passer dans la nôtre des œuvres russes avec l'aide
de collaborateurs comme Jean-Christophe Bailly, Jean-Pierre Thibaudat ou Catherine
Guetta, entre autres. Luc Bondy lui a donc tout naturellement demandé de réviser la
version d'Ivanov qu'avait signée Antoine Vitez à la fin des années 1950.
Anton Tchekhov assis sur les escaliers
de sa maison à Mélikhovo, 1897
© Bettman / CORBIS (détail)
6 7
LES
BIBLIOTQUES
janvier – février 2015
OD ON
Portrait d'Albert Cohen
© Gérard Dubois / Costume 3 Pièces
8 9
ALBERTCÉDAIRE
Comme Amélie da Costa, une
cantatrice célèbre. Elle a 26
ans ; lui en a 15. Elle vient le
chercher au lycée dans un fiacre tiré par
deux chevaux. Imaginez la scène! On
est en 1910. Depuis, ses condisciples
l’appellent «le roi Mystère».
Première d’une longue série de femmes
qui l’aiment à la folie, qu’il aime à les
écrire… Mais «A» comme Allergie, aussi.
Il en souffrira toute sa vie. Sa personna-
lité est allergique. Pour lui, n’importe qui,
n’importe quoi est un autre… Alors, les
femmes, plus encore!
Comme Bella, sa troisième
épouse, qui mit enfin un peu
d’ordre en son cœur, comme
Belle du Seigneur, le plus beau roman
d’amour en langue française, «le
chef d’œuvre absolu» écrit Joseph
Kessel. Paru en 1968, en pleine révo-
lution sexuelle, ce roman mûri durant
plus de trente ans, devient en quelques
mois le livre des amoureux. Il raconte
Solal et Ariane, pris au piège de la pas-
sion, à jamais, comme Roméo, comme
Béatrice, comme Tristan…
comme Corfou où Albert est né
et où il a passé ses premières
anes. Corfou, qui devien-
dra, dans ses livres, l’île de Céphalonie
— sans doute «de sa tête». Lîle de
phalonie existe, pourtant, à peine plus
grande que Corfou, mais plus proche
d’Ithaque, la patrie d’Ulysse.
Lorsque, devenu vieux, il
s’amuse d’une journaliste venue
l’interviewer, il lui confie que sa
profession est «Don Juan». Sans doute
la trouvait-il charmante. Mtre en la
matière, dans Belle du Seigneur, il four-
nit, en expert, tout de même, les «dix
manèges du sale jeu de la séduction».
Alors D… comme Don Juan, bien sûr!
comme Einstein qu’il rencontra à
deux reprises au temps de la
Revue Juive. Albert l’écrivain
raconte Albert le savant. Ils déambulent
sur le quai Wilson, à Genève. Un enfant
fait une cabriole, se rate, tombe et éclate
de rire. Et Einstein rit de l’exact même
rire. Innocence du génie des sciences,
fixé au même stade que lenfant, celui de
la chute sur les fesses et de l’éclat de rire.
Après le «petit abécédaire» en l'honneur de Romain Gary dont David Bellos nous a gratifiés
dans la Lettre de l'Odéon n° 10, voici celui que Tobie Nathan, non moins généreusement,
consacre à son cher Albert Cohen, auteur du «plus beau roman d'amour en langue française»...
Albert a vécu avec les femmes;
son être se nourrissant de leur
présence, de leur admiration, de
leur amour… Et son fantasme: «Oh, réu-
nir toutes les femmes de ma vie… dans
une villa louée exprès… et aller de l’une
à l’autre…» Raymond Aron, se deman-
dait comment cet homme discret, timide
et farouche avait fait pour si bien écrire la
volupté. F… pour Femmes, donc!
Les réalisateurs et les produc-
teurs rêvent d’adapter Belle du
Seigneur. Albert Cohen n’est
pas chaud, mais il est pauvre. Il consent
à la vente des droits. Catherine Deneuve
et Brigitte Bardot rêvent d’incarner
Ariane; Cohen verrait bien BHL dans le
le de Solal. Producteurs peu scrupu-
leux, contestations des ayants droit, les
choses trainent. En 1994, un jeune réali-
sateur brésilien, Glenio Bonder, réalise
un documentaire magnifique sur Albert
Cohen. La machine se met en marche. Il
faudra encore seize ans avant le début
du tournage. Et au début du montage,
Bonder, gravement malade, meurt sans
avoir vu achevée l’œuvre de sa vie. Alors
«G»… pour Glenio!
comme holocauste. À la fin du
XIXe siècle, il y avait environ
5000 juifs à Corfou. En 1940, il en
restait 2000. 1700 seront raflés par les
nazis. Les Mangeclous, les Saltiel, les
Salomon, Michaël et Mattathias, le valeu-
reux petit peuple des romans de Cohen
a disparu dans les fours d’Auschwitz.
Aujourd’hui, il reste une cinquantaine
de juifs à Corfou.
«I»… On sait peu quAlbert Cohen fut
un militant passionné de la cause
sioniste. Il a fondé la Revue Juive en
1925, a travaillé au BIT de Genève à
promouvoir le sionisme dans les ins-
tances internationales, a collaboré
avec l’Agence juive pendant et après la
guerre. Mais lorsqu’en 1957 on lui pro-
pose le poste d’ambassadeur d’Israël, il
refuse. Alors I… comme Israël, où il ne
s’est jamais rendu de toute sa vie.
comme Juif. Car cest sa princi-
pale question. Ses premiers textes
sont bibliques : Paroles juives,
Ézéchiel, La farce juive. Son rival y est
Moïse, peut-être même Dieu. Sans doute
est-ce aussi une provocation face à l’an-
tisémitisme ambiant… Dans la Déclara-
tion de la Revue, en des temps où il fallait
du courage, il écrit: «Nous aurons une
esthétique puisque nous sommes une
race. Une race est une idée faite chair.»
pour Joseph Kessel qui se bat
pour quon lui attribue le prix
Nobel de litrature. Se joignent
bientôt d’autres voix : Simone Veil,
François Mitterrand… Mais ce fut Saul
Bellow, puis Singer, puis Elias Canetti,
en 1981, l’ane de la mort d’Albert. Au
mois de mai de cette année, il répond au
Nouvel Observateur : «j'ai quatre-vingt-
cinq ans et je vais mourir bientôt, dans
deux ans ou un an ou le mois prochain.
Mais que je suis heureux d'aimer ma
femme en ma vieillesse et d'être aimé par
elle en ma vieillesse… Oui, être aimé et
aimer à quatre-vingt-cinq ans et rire de
bonheur alors que je sais que je vais mou-
rir est ma seule réponse à votre lettre. Tout
le reste est poussière soulevée par le vent.»
comme Marcel Pagnol, bien
sûr, le condisciple des classes
élémentaires et du collège,
l’ami de toujours! Pagnol témoigne: «Il
a été mon meilleur ami et moi, j’ai été
son meilleur ami»… «Je suis Cohen», lui
disait Albert, c’est-à-dire prêtre. Alors,
j’ai le droit de bénir. Lorsque Pagnol était
ennuyé, dans la rue, n’importe où, Albert
étendait la main, les doigts séparés deux
par deux, et le bénissait. Sacré Albert!
Le contrepoint de ses «occiden-
tales passions», à Corfou, le 2
octobre 1894, Louise Judith Ferro,
fille du notaire royal, épouse Marco
Coen, négociant en savon. On l’a mariée
et elle a accepté. Puis, écrit Albert Cohen,
«… l’amour biblique est né.» L’amour
comme une nature; l’amour comme une
alliance contre la méchanceté du monde.
Plus d’ailleurs l’amour pour son fils que
pour son mari… Mais quelle différence?
Alors «L»… pour Louise; pour l’éternel
Livre de ma mère.
Robe de chambre à pois,
monocle et chapelet d’ambre…
Albert est un Oriental, dans son
être même. Pour lui, la vérité n’est pas
l’inverse de lerreur ou du mensonge…
Octobre 1920, il quitte Genève pour
Alexandrie, laissant une jeune épouse
sur le point d’accoucher. En Égypte, il
peut enfin vivre son Orient, son Cher
Orient, titre du poème qu’il tirera de ce
voyage. Alors O… pour l’Oriental!
Albert Cohen nécrivait pas ;
la plupart du temps, il dictait.
Il dictait ses livres à des femmes
qui l’admiraient, qui l’aimaient… Solal
a été dicté à Yvonne Imer ; Belle du
Seigneur à Bella… C’était la condition de
sa littérature. Peut-être aussi l’applica-
tion de sa neuvième règle de séduction…
«N»… pour «Neuvième manège, proche
du septme, la sexualité indirecte. Dès
la première rencontre, qu'elle te sente un
le devant la femelle.» Le machisme
solaire dAlbert Cohen…
Comme prophète qu’il se vou-
lait — rien de moins! Comme le
prophète que sa première
femme, Élisabeth, vit en lui lorsqu’elle
lut son premier livre: Paroles juives. «J’ai
compris ce que tu étais. Il n’y avait plus
de prophètes. Toi, tu es venu, leur frère
véritable, leur égal…»
pour «Quel monstre!» C’est le cri
que pousse François Nourissier
dans Les Nouvelles littéraires
du 12 septembre 1968 lorsqu’il reçoit
Belle du Seigneur. «Quel morceau ! Quel
monstre ! 845 pages, 32 francs et à peu
près autant d'heures de lecture que de
francs : on est terrorisé.» Il fut conquis…
comme Visions, un inédit
d’Albert Cohen, écrit juste après
le décès d’Élisabeth, sa pre-
mière épouse. Max Jacob l’a lu et a écrit:
«Vous avez la candeur du génie, la sim-
plicité du génie, les habiletés visibles du
génie… la timidité et l’audace du génie…»
Lorsqu’à la fin de sa vie, il a été ques-
tion de le publier, Albert s’y est opposé:
«C’est un fou qui a écrit cela». Après sa
mort, le manuscrit a été détruit.
Le crime du roi David. Il désire
Bethsabée, mais elle est mariée.
Il exdie au front son mari,
Urié le Hittite, et demande à son géné-
ral de se retirer pour l’abandonner seul
face à l’ennemi. Dans Belle du Seigneur,
Solal, le patron, expédie Adrien Deume
en mission à l’étranger. Pendant son
absence, il séduit Ariane, sa femme.
Deume ne meurt pas en voyage mais à
son retour, voyant Ariane lui échapper, il
se suicide. Alors «U» pour la référence
biblique: Urié!
comme Revue Juive. Le 15
janvier 1925, paraît le premier
numéro, édité par Gallimard.
Albert Cohen a 29 ans. Il en est le direc-
teur. Au comité de rédaction, rien moins
que Albert Einstein, Sigmund Freud,
Charles Gide (l’oncle), Haïm Weizmann
ou Martin Buber… Dans les premières
pages, la Déclaration d’Albert.
En 1940, réfugié à Londres,
Chaïm Weizmann, président
de l’Organisation sioniste
mondiale, en fait son représentant per-
sonnel auprès du gouvernement fraais
en exil. Mais le projet le plus audacieux du
rêveur amoureux, est celui d’une «légion
juive» de 400 000 hommes. S’il n’y avait eu
l’opposition des Anglais, Albert aurait pu
me être chef de guerre… Alors, «W»…
pour Weizmann!
comme Solal. Comment faire
autrement ? N’est-ce pas le
prénom récurrent des héros
d’Albert Cohen. Mais on ne peut que
tiquer: Cohen et Solal… Les deux noms
sont accolés, reliés par un trait d’union
dans le nom de famille «Cohen-Solal».
Solal n’est pas Cohen; il est son ombre.
Solal, en hébreu, du verbe lisslol, qui
signifie «aplanir la route». Laquelle trace
la route de l’autre, l’ombre ou la chair?
Quelle est la principale
activité d’un diplomate à la
Société des Nations, à Genève,
dans les années 30? «Faire des vents
enfantins avec les lèvres…» Cruauté
d’Albert Cohen envers la diplomatie inter-
nationale qu’il connut fort bien… «X»
pour Chapitre X de Belle du Seigneur
cette cruauté atteint son apogée.
Les écrivains cultivent une
«scène primitive», un événement
de l’enfance, figé en tableau,
érigé en mythe des origines. Celle
d’Albert Cohen est une humiliation, le
jour de ses dix ans. Il rentre de l’école,
s’arrête devant un camelot qu’il admire
et lautre le regarde et le réduit à son
altérité: «Toi, tu es un sale Youpin, hein?
me dit le blond camelot aux fines mous-
taches que j’étais allé écouter avec foi
et tendresse à la sortie du lycée.» Alors
«T»… pour «Tu es un sale Youpin, hein ?
Je vois ça à ta gueule..
Élisabeth avait une amie qui
lui ressemblait, une âme sœur.
Elle s’appelait Yvonne Imer. On
les disait jumelles. Durant la maladie
d’Élisabeth, Yvonne était si proche. Après
son décès, elle a consolé l’époux éploré.
Peu à peu est née une nouvelle passion
qui a permis à Albert de reprendre goût
à la vie. Solal, son premier roman a é
dicté à Yvonne, l’admirative amante.
Alors Y… comme Yvonne!
Pour finir, une devinette. Où
trouve-t-on l’éloge le plus
enflammé d’Albert Cohen? Dans
un journal allemand, paru à Berlin, le 12
mars 1933, quelques semaines après
l’élection d’Adolf Hitler. À propos de
Solal, qui venait dêtre traduit, on peut lire
quAlbert Cohen, dans des scènes dignes
de Richard III de Shakespeare, nous
révèle le véritable visage de l’homme.
Alors «Z»… pour Vossische Zeitung.
Lannée suivante, le livre est interdit.
Tobie Nathan
Né au Caire en 1948,Tobie Nathan a poursuivi ses études en France. Psychologue, élève de Georges Devereux avec qui il a pas
sa thèse de doctorat, il a créé la première consultation d’ethnopsychiatrie, en 1979, à l’hôpital Avicenne de Bobigny. Il a fondé en
1993 le Centre Georges Devereux d’aide psychologique aux familles migrantes, au sein de l’Université Paris 8, où il est professeur.
Diplomate, il a été Directeur du Bureau régional de l’Agence Universitaire de la Francophonie à Bujumbura, puis Conseiller culturel à
Tel-Aviv et à Conakry.Il a exposé ses travaux théoriques tout au long d’une vingtaine d’ouvrages dont:L’étranger ou le pari de l’autre
(Autrement 2014), Philtre d’amour (Odile Jacob, 2013), ou L’influence qui guérit (Odile Jacob, 1994). Romancier, il a publié Qui a tué
Arlozorff (Grasset 2010), Mon patient Sigmund Freud (Perrin 2006) et de nombreux romans policiers aux éditions Rivages — le der-
nier paru: Les nuits de Patience en 2013. Il est aussi l’auteur, avec Isabelle Stengers et Lucien Hounkpatin, d’une pièce de théâtre:
La damnation de Freud, jouée à Avignon en 2001 et à Bruxelles en 2004. Il a récemment rendu compte de son parcours dansEthno
roman(Grasset), couronné par le prix Femina de l’essai en 2012.
Daniel Loayza : Jean Paul Mongin,
les volumes des petits Platons dont
vous signez les textes proposent trois
lignes succinctes de présentation de
l'auteur qui ne sont jamais tout à fait
identiques d'un titre à l'autre. Et quand
on cherche à se renseigner sur inter-
net, on tombe parfois sur une «biogra-
phie secrète» plutôt inattendue...
Jean Paul Mongin : Qu'est-ce qu'on y
raconte?
D. L. : Que vous avez obtenu un DESS
de conseiller éditorial, travaillé pour le
Centre des Hautes Études Militaires,
puis pour une multinationale que vous
avez quittée en 2008... Et la philoso-
phie, dans tout ça?
J. P. M. : Ça alors!... Tout est exact
dans cette biographie, y compris les
omissions ! J'ai eu ce DESS, c'est
vrai. Je n'ai jamais tout à fait compris
quelle compétence on me reconnais-
sait comme «conseiller éditorial», mais
le jury me l'a accordé très gentiment.
Parallèlement, j'ai aussi passé un DEA
de philosophie sur l'historien de l'art
Aby Warburg. Auparavant, j'avais aussi
travaillé sur un néoplatonicien, Denys
l'Aréopagite...
D. L. : Vous avez eu un parcours à la
Houellebecq!
J. P. M. : Oui, mais le plus souvent, les
expériences que vivent les personnages
de Houellebecq ont une teinte glauque.
Cela n'a pas été le cas pour moi.
D. L. : Et comment ce chemin conduit-il à
la fondation d'une collection de livres de
philosophie pour les enfants?
Eh bien, à l'occasion d'un plan social, j'ai eu
la chance de me faire licencier! La marque
de shampoing sur laquelle je travaillais a
été une priorité pendant deux ans, jusqu'au
jour où elle a cessé de l'être... La marque
ayant été arrêtée, je me suis retrouvé
sœuvré. J'ai dû réfléchir à l'opportunité
de travailler à mon propre projet. Et là, j'ai
pensé à un catalogue pour les enfants... Il y
avait déjà une belle offre dans ce domaine,
qui aurait pu me décourager. Mais tous les
titres proposés avaient une approche thé-
matique: qu'est-ce que le bonheur? A-t-
on le droit de ne pas aimer aller à l'école?...
Il s'agissait toujours de traiter des ques-
tions. Ce qui présuppose que parmi les
questions qu'on se pose, certaines sont
philosophiques et d'autres non... Ce qui
est sûr, c'est qu'il y a une histoire de la
philosophie. Je me suis donc demandé:
pourquoi ne pas parler de Descartes, de
Kant, de Socrate à des enfants, d'une
façon qui ne serait pas uniquement bio-
graphique, de façon à restituer la saveur
d'un univers philosophique? Pour moi, il
était évident qu'il fallait raconter la philo-
sophie en partant des fictions que les phi-
losophes eux-mêmes ont produites. Dès
Platon, le discours philosophique ne cesse
de passer d'une modalité dialectique à une
modalité fictionnelle.
D. L. : Les fameux «mythes»...
J. P. M. : Oui. Ces mythes ne sont pas là
pour faire joli. En termes kantiens, il sont
le lieu où la raison confie à l'imagination
le soin de proposer des conjectures. Le
mythe de la caverne, chez Platon, est
comme un conte: c'est une histoire for-
midable pour des enfants, et en même
temps il leur permet de saisir ce qu'est
une théorie de la connaissance. De
même, le malin génie, chez Descartes,
permet de penser le doute hyperbolique,
mais il est aussi la figure d'une histoire
qu'on peut raconter.
D. L. : L'identité visuelle de la collection
est d'une qualité remarquable...
J. P. M. : Je n'avais aucun regard par rap-
port à l'illustration contemporaine, c'est
tout un monde auquel il a fallu qu'on
m'initie. J'avais une connaissance qui
dessinait bien, je lui ai proposé de s'y
mettre, et nous avons appris chemin
faisant. Les premiers essais étaient à
l'ancienne, très représentatifs... Après
avoir péniblement accouché d'un pre-
mier titre, et avec l'aide d'une amie qui
a un œil très acéré, y compris en matre
typographique, nous avons réuni des
illustrateurs qui savent que le dessin
d'idées consiste à suggérer et à animer
plutôt qu'à paraphraser. Aujourd'hui,
nous en sommes au vingt-quatrième
titre, et nous sommes traduits dans plu-
sieurs langues...
D. L. : Comment envisagez-vous la
suite?
J. P. M. : Dans l'immédiat, il y a trois
choses. À titre personnel, je compte bien
continuer à écrire des «petits Platons».
L'exercice consistant à passer du concept
à l'imagination est difficile et très salu-
taire. Sortir de l'abstraction pour mieux
la retrouver et l'éclairer, cela demande
un certain tact d'écriture. Un philo-
sophe n'en est pas forcément pourvu...
Moi-même, j'ai un mal, vous n'imaginez
pas !... Ensuite, comme éditeur, mon
ambition est de donner la parole à des
gens bien plus qualifiés que moi. Nous fai
-
sons appel à de vrais spécialistes, sou-
cieux de fidélité à la pensée de l'auteur.
J'aime aider ces grands intellectuels à
trouver l'approche et le ton justes. Et le
troisième point concerne la diffusion de la
philosophie dans l'école et hors d'elle. Je
n'ai pas oublié quel traumatisme l'institu-
tion scolaire a été pour moi. Je ne m'ima-
ginais pas du tout que je travaillerais un
jour sur des contenus scolaires. Je m'in-
resse d'autant plus, aujourd'hui, aux
questions d'éducation. Le fait de pouvoir
lire nos livres à mes propres enfants m'a
amené à formuler les choses autrement!
De nombreux enseignants nous ont
demandé de mettre au point des conte-
nus pédagogiques, d'organiser des ren-
contres... Nous avons déjà mis en place
des actions communes avec différents
partenaires, dont l'Odéon. Nous travail-
lons notamment à Sarcelles avec Chiara
Pastorini et Chantal Ahounou, qui a orga-
nisé un atelier philosophique avec des
enfants dits «crocheurs»*. Ce sera l'oc-
casion de montrer, si besoin est, qu'il n'y
a rien de plus concret que la philosophie.
* Lire les articles pp. 12-13
Propos recueillis par Daniel Loayza
Paris, le 16 octobre 2014
PETITS PLATONS
DEVIENDRONT GRANDS
Fondateur des petits Platons, livres de philosophie pour enfants que leurs parents sont souvent les premiers à lire,
Jean Paul Mongin a eu un parcours à la Houellebecq «moins le côté glauque», passant de l'étude du néoplatonisme puis d'un
DEA sur Aby Warburg à la vente de shampoings en grande surface... et retour ! Comment passe-t-on de Denys l'Aréopagite
à l'adaptation de Kant pour les plus jeunes ? Réponse ci-dessous à cette question et à quelques autres !
salon Roger Blin
LES PETITS PLATONS
À L'ODÉON à partir de 8 ans
La mort du divin Socrate
samedi 24 janvier / 15h
avec Jean Paul Mongin
Érasme
et le grelot de la folie
samedi 7 février / 15h
avec Claude-Henri Rocquet
À TOUS CEUX QUI AIMENT LIRE
Libraire-gérant de l'Atelier (2 bis, rue du Jourdain, dans le 20e arrondissement), Georges-
Marc Habib est aussi directeur de la publication de PAGE des libraires. Pour ce lecteur aux
convictions communicatives, les vraies librairies, comme les théâtres, sont des lieux d'échange
culturel irremplaçables et bien vivants. Rencontre avec un artisan passionné de la rencontre
et du partage.
PAGE des libraires, qu'est-ce que c'est
exactement?
PAGE des libraires est une revue qui
a été fondée par mon père il y a tout
juste un quart de siècle. Je suis moi-
me libraire depuis vingt-trois ans,
et j'ai hérité de la passion paternelle.
C'est une publication qui est aussi
un réseau de rencontre et d'échange
entre amoureux des livres: lecteurs et
libraires indépendants – je veux parler
d'indépendance de pensée et d'esprit
plus que d'indépendance économique.
Comme son nom l'indique, le réseau
PAGE des libraires fédère des per-
sonnes de chair et de sang, et qui ont
le métier dans la peau.
Ce métier, comment le voyez-vous?
La base, c'est l'amour des livres, le
plaisir de les lire, de les défendre,
de les faire découvrir à d'autres. Le
libraire partage avec ses clients le
goût de la lecture. Il a vocation à pas-
ser du temps avec eux : une vraie
librairie est un commerce de proxi-
mité. Elle souffre donc des difcul-
s qui frappent actuellement ce type
d'activité. Dans tous les domaines, la
tendance est à la disparition des com-
merces indépendants, remplacés par
des franchises de grandes chaînes.
On retrouve partout les mêmes vête-
ments, les mêmes offres de service...
Et pourtant, quand elle n'est pas
assommée par des loyers ou des
charges excessifs, la librairie résiste
relativement bien. Aujourd'hui, les
librairies sont devenues de vrais lieux
de vie culturels, dédicaces, débats
et un accès direct aux ouvrages...
Comme au théâtre, rien ne remplace
la rencontre réelle, le face-à-face.
Aucune librairie ne peut plus se per-
mettre de n'être qu'un simple lieu de
distribution.
PAGE est donc aussi une manière de
promouvoir le métier de libraire?
Pour nous, évidemment, PAGE est
inséparable d'une certaine concep-
tion du travail du libraire. Mais le but
n'est pas de partager des points de
vue sur le métier: il est tout simple-
ment de l'exercer pleinement. Nous
ne nous adressons pas aux confrères
comme tels, mais à tous ceux qui
aiment lire. Notre geste de résistance,
c'est l'amour du livre. D'où l'idée de
montrer aux clients que les libraires
ne font pas leur métier par hasard, et
qu'ils sont bien plus que des relais pas-
sifs de distribution.
Qui sont les collaborateurs de PAGE?
Un millier de libraires passionnés tra-
vaillant dans toute la France, prêts
à conseiller, à discuter, à orienter.
ci-dessus :
couvertures issues de la collection
«Les petits Platons»
photographies des librairies :
Le Genre urbain (20e), Millepages
et Millepages Jeunesse (Vincennes)
Grande salle
EXILS
présenté par Paula Jacques
Albert Cohen / Tobie Nathan
lundi 19 janvier / 20h
textes lus par Bruno Abraham-Kremer
suite page suivante
La France
compte environ
15000
commerces
de livres,
(dont 3000 sont
entièrementdiés
au livre). C'est le
plus dense réseau
de librairies au
monde. Une librai-
rie pour 22000
habitants.
La France est le
seul pays
européen a
avoir une poli
-
tique d'aide aux
librairies.
1 / 9 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !