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jamais durant l’expérience, et T2 le sera demain ; si T2 est vraie, alors H1 ne l’a jamais été et
ne le sera jamais durant l’expérience, et T1 l’a été hier. Certes, la formulation de la question
de l’entretien incite la Belle à n’envisager que deux mondes non centrés, mais le protocole de
l’expérience est tel qu’en cas de pile, on lui pose la question plus souvent, et qu’elle ne peut
pas se souvenir d’un précédent entretien. À quel point doit-elle prendre en compte le temps
qui lui échappe ? On le voit : la distribution des probabilités est un vrai casse-tête. La Belle
ignore le résultat du lancer de la pièce ainsi que sa localisation temporelle, il est évident
qu’elle doit croire que l’hypothèse T1 est aussi probable que sa voisine, l’hypothèse T2
(respect du principe d’indifférence partagé par Adam Elga et David Lewis). Mais doit-elle
croire que l’hypothèse H1, en quelque sorte plus étrangère aux deux autres hypothèses que ces
dernières ne le sont l’une pour l’autre, est aussi probable que T1 (point de vue tiériste) ou bien
aussi probable que T1 ∨ T2 (point de vue demiste) ? Quelles sont les règles du jeu, quels sont
les bons branchements dans cet entrecroisement d’hypothèses qu’un sujet émet sur sa
situation temporelle et sur le résultat d’un tirage aléatoire ?
Le tiériste Elga raisonne ainsi3 : si la Belle apprend qu’on est lundi, alors elle doit
estimer la probabilité de face à 1/2, qui est tout simplement la probabilité qu’une pièce
équitable, récemment lancée, soit tombée sur face. En effet, la voici réveillée lundi,
événement qui devait assurément arriver ; la pensée que demain peut avoir lieu un réveil n’a
aucune importance. Or, cette probabilité de face sachant lundi n’est pas autre chose que
P(H1 | H1 ∨ T1), qui est égale à P(H1) / [P(H1) + P(T1)]. Il s’ensuit que P(H1) = P(T1). Comme
P(T1) = P(T2) et P(H1) + P(T1) + P(T2) = 1, on arrive à P(H1) = P(T1) = P(T2) = 1/3.
Autrement dit, la Belle encore ignorante de la date doit estimer à 1/3 la probabilité de face.
Le demiste Lewis argumente ainsi4 : la Belle n’acquiert à son réveil aucune
information susceptible de modifier sa croyance en l’obtention de face. Plus exactement, elle
ne gagne aucune nouvelle évidence non centrée entre le moment où, sur le point de s’engager
dans l’expérience, elle croit que P(Face) = 1/2, et le moment où, ignorante de la date, elle
estime à nouveau la probabilité de face ; elle ne gagne qu’une évidence centrée sans aucune
force, (H1 ∨ T1 ∨ T2). La probabilité de face étant inchangée, P(H1) = P(T1 ∨ T2) = 1/2 et par
conséquent P(T1) = P(T2) = 1/4. Lewis explique en outre qu’Elga part d’une prémisse qu’il
croit sûre alors qu’elle n’est qu’intuitive, et l’intuition nous leurre parfois : le raisonnement du
tiériste, qui prend en effet appui sur la croyance insuffisamment justifiée P(H1 | H1 ∨ T1) =
1/2, semble défectueux. D’après Lewis, P(H1 | H1 ∨ T1) = 2/3, résultat contrintuitif et pourtant
plus sûr, calculé grâce à l’application (demiste) du théorème de Bayes vue plus haut.5
Elga affirme que la Belle au bois dormant fournit un nouveau contre-exemple au
principe de réflexion de van Fraassen, dont il retient l’énoncé suivant :
« Un sujet, certain qu’il attribuera demain le degré de croyance x à la proposition R (à
moins qu’il reçoive une nouvelle information ou subisse des incidents cognitifs entre-temps),
doit maintenant attribuer le degré de croyance x à R. »
En effet, le dimanche, veille de l’expérience, un sujet qui accepte le tiérisme non
bayésien d’Elga sait qu’il estimera demain à 1/3 la probabilité de face, alors qu’il ne recevra
entre-temps aucune information nouvelle et n’aura pas encore pris la drogue à effet
amnésique, et pourtant il continue d’estimer à 1/2 cette probabilité tant qu’il n’est pas entré
dans l’expérience. Bien sûr, pour Lewis, la thèse d’Elga ne met pas en défaut le principe de
réflexion : c’est le principe qui met en défaut la thèse. Toutefois, nous pourrions objecter à ces
deux chercheurs (et à beaucoup d’autres) que le conflit entre principe et thèse est discutable,
3 Elga 2000.
4 Lewis D. 2001.
5 Meacham 2008 détaille tous les principes qui fondent les argumentations d’Elga et de Lewis.