FIGURATIONS DU SPECTATEUR

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FIGURATIONS DU SPECTATEUR
Collection
Univers Théâtral
dirigée par Anne-Marie
Green
On parle souvent de « crise de théâtre », pourtant le théâtre est un
secteur culturel contemporain vivant qui provoque interrogation et
réflexion. La collection Univers Théâtral est créée pour donner la
parole à tous ceux qui produisent des études tant d'analyse que de
synthèse concernant le domaine théâtral.
Ainsi la collection Univers Théâtral entend proposer un panorama
de la recherche actuelle et promouvoir la diversité des approches et
des méthodes. Les lecteurs pourront cerner au plus près les différents
aspects qui construisent l'ensemble des faits théâtraux contemporains
ou historiquement marqués.
Dernières parutions
Tadeusz KOWZAN, Théâtre miroir. Métathéâtre de l'Antiquité
au mme siècle, 2006.
Eraldo PERA RIZZO, Comédien et distanciation, 2006.
M. GARFI, Musique et spectacle, le théâtre lyrique arabe,
esquisse d'un itinéraire (1847-1975), 2006.
F. ARANZUEQUE-ARRIETA,
Arrabal. La perversion et le
sacré,2006.
Marc SZUSZKIN, L'espace tragique dans le théâtre de Racine,
2005.
Evelyne DONNAREL, Cent ans de théâtre sicilien, 2005.
Simon BERJEAUT, Le théâtre de Revista: un phénomène
culturel portugais, 2005.
Thérèse MALACHY, La comédie classique. L'altérité en
procès,2005.
Donia MOUNSEF, Chair et révolte dans le théâtre de BernardMarie Koltès, 2004.
Edoardo ESPOSITO, Eduardo de Filippo:
discours et
théâtralité, 2004.
Monique MARTINEZ THOMAS, Pour une approche de la
dramaturgie espagnole contemporaine, 2004.
Pascale ROGER, La Cruauté et le théâtre de Strindberg, 2004.
Charles JOYON, Du café au théâtre, 2003.
Alvina
RUPRECHT,
Les
théâtres francophones
et
créolophones de la Caraïbe, 2003.
Marie-Madeleine MERV ANT-Raux
FIGURATIONS DU SPECTATEUR
UNE RÉFLEXION
PAR L'IMAGE
SUR LE THÉÂTRE
ET SUR SA THÉORIE
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
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Ouagadougou
12
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diffusion .harmattan(cuwanadoo.fr
harmattan 1(iiJ,wanadoo.fr
(Ç)L'Harmattan, 2006
ISBN: 2-296-01890-4
EAN: 9782296018907
À Jean, Pedro, Martin, Marc-Antoine,
Jeanne-Marie
LE CAUCHEMAR DE VILAR
Contrairement
à ce que cette formule pourrait
suggérer à certains lecteurs, en particulier ceux dont
l'esprit serait encore empli de la polémique engendrée
par le Festival d'Avignon 2005, ce n'est pas l'actualité
récente qui nous a fait inscrire à l'amorce de cet ouvrage
la référence à Jean Vilar. Le projet consistait justement à
sortir du moment présent pour trouver un espace calme oÙ
introduire le temps long. Le Vilar dont il s'agira est celui
des années cinquante et des premières passes d'armes
entre pratique et théorie. S'il y a un élément vraiment
actuel dans notre intitulé introductif, c'est le reste, «le
cauchemar de », expression évoquant désormais le titre
d'un documentaire saisissant
1
et ce qu'il ramène avec
lui: l'image terrible du prédateur, du poisson à la chair
goûteuse et nourrissante dont on favorise la croissance et
qui avec le temps se révèle être un monstre, dévorant tout
sur son passage, stérilisant finalement son propre espace
de développement. Cette image s'est proposée comme une
métaphore possible du phénomène que nous souhaitions
décrire et analyser: l'évolution et la dérive de la notion de
1. Le Cauchemar
de Danvin,
film documentaire
d'Hubert Sauper, 2005.
spectateur,
l'idée s'étant peu à peu imposée à nous selon
laquelle cette dénomination « le spectateur », si neutre en
apparence, si simple, avec
article défini, avait constitué
théâtre un véritable danger,
que l'utiliser sans examen
sans réfléchir assez à sa
son substantif limpide et son
dans le champ particulier du
une sorte de piège rhétorique,
et la transformer en concept
définition - ce qui avait été
notre cas et celui de très nombreux autres
-
n'était sans
doute pas demeuré sans conséquence sur la description
et conséquemment
sur la réorganisation
moderne des
relations de la scène (professionnelle - les amateurs, ici,
ne sont pas concernés) avec la société.
LA QUESTION DITE « DU PUBLIC»
Sur le public du théâtre, les réflexions se sont
multipliées par vagues régulières depuis l'ouvrage pionnier
de Jean Doat 2. Le présent essai s'est lui-même organisé
comme une suite critique de la recherche que nous avions
menée quelques années plus tôt en ce domaine
-
nous
devions alors étudier le « spectateur réel» (comprendre:
pas celui des enquêtes de public), pendant le déroulement
de la représentation (dans sa forme la plus classique, avec
une assistance assise, immobile, quasi muette) afin de
répondre principalement
à la question suivante: le rôle
de celui-ci était-il aussi important que le prétendaient
quelques
célèbres metteurs
en scène?
Pouvait-on
sérieusement
voir en lui le «premier
partenaire
de
l'acteur », un « quatrième créateur» ? Ayant effectué des
observations dans un grand nombre de salles
-
entre
1986 et 1996 -, nous avions finalement vérifié, décrit et
même partiellement
mesuré une modulation effective
du spectacle par l'assistance. La conclusion générale à
laquelle nous avions abouti peut ainsi se résumer: si le
2. Entrée du public. La Psychologie collective et le théâtre, Paris,
Éditions
8
de Flore,
1947.
public n'a pas pour fonction, comme l'avaient proposé
les sémiologues des années 1970, d'interpréter les signes
de la scène, il en a une autre, essentielle: celle de révéler
si celle-ci a un sens - et quelque chose de ce sens, sans
la plupart du temps pouvoir le formuler. Au théâtre, le
regard s'entend - à travers les silences, les tensions et les
rires
-
et l'écoute s'inscrit elle-même dans la matière du
spectacle. Ce processus, la plupart du temps très discret,
constitue un phénomène considérable, par lequel cet art
se distingue de tous les autres. Ayant permis d'affiner la
connaissance de l'événement théâtral, de la façon dont
les points de vue, concrètement,
s'y articulent, de la
plasticité d'un temps toujours défini a tempo, ce travail a
aussi contribué à constituer officiellement le spectateur en
co-acteur - au sens large - de la séance dramatique 3.
Puis, des études ultérieures, menées parfois dans les
mêmes salles, donnèrent d'autres résultats: les assemblées
ne résonnaient plus comme elles le faisaient auparavant
(sauf dans les spectacles comiques, ce qui aurait pu faire
comprendre la nature de l'évolution, mais le comique est
rare et peu pris au sérieux... Nous y reviendrons). Tout
se passait comme si, lors des premières recherches, nous
avions sans nous en douter assisté à la fin d'une époque.
Les conditions nécessaires à une représentation
vivante
avaient alors été énoncées: un lieu à taille humaine (dont
les limites étaient définies) ;un aménagement organique de
l'espace (surtout dans le cas, largement majoritaire, d'une
disposition frontale);
une acoustique appropriée, une
scène qui écoute la salle. Désormais, même là oÙ ces
conditions étaient réunies, la modulation de la forme et du
sens par le public n'était plus aussi facilement observable.
Deux hypothèses se présentaient: soit l'assistance (dans la
forme traditionnelle que nous avions étudiée, répétons-le)
n'avait plus de rôle actif dans le processus théâtral (ce qui
3. Une partie de cette recherche et de ses résuhats
L'Assise du théâtre. Pour une étude du spectateur,
du spectacle
/ SpectacJes,
histoire,
société,
a été présentée dans
CNRS Éditions, Arts
1998.
9
signifiait un échec du théâtre, ou une mutation décisive de
sa définition, sa transformation
en simple spectacle, par
exemple), soit ce rôle se déclinait d'une façon nouvelle,
déconcertante, moins facilement saisissable. Si la seconde
hypothèse était la bonne, il fallait tenter de distinguer entre
ce qui constituerait un donné permanent de la relation
théâtrale (l'histoire commençant pour nous dans l'Europe
du Moyen Âge) et ce qui appartiendrait en propre à chaque
période, avec, par exemple, une probable intensification
ou réintensification de la dimension collective 'pendant les
années précédant immédiatement
celles où nous avions
effectué nos études initiales. Mais peut-être la bonne
hypothèse était-elle l'autre, la première?
En parlant
d'activité à propos de nos spectateurs
apparemment
passifs, n'avions-nous pas éternisé par erreur une phase
particulière, assez courte au regard des siècles, de la
séance dramatique?
Ne fallait-il pas reconnaître dans
l'affaiblissement
facilement observable des signes de la
relation théâtrale les prémices d'une péremption à plus
ou moins long terme de la position spectatrice dont nous
avions pris l'habitude (position assise, écoute et regard) ?
De nombreuses rumeurs annonçaient cette fin, c'est-à-dire
l'usure du modèle où une assistance regarde une scène
où l'on s'active. L'intérêt des média pour cette idée, celui
de certains créateurs-expérimentateurs
et de quelques
universitaires, sur fond de désaffection de nombreuses
salles et de pesant ennui dans d'autres, a pu faire croire
à la disqualification progressive et définitive de ce que le
jargon journalistique appelle le « positionnement classique
du spectateur»
et son remplacement par des pratiques
vantées comme mobiles et interactives. Une autre rumeur
évoquait l'effacement du théâtre lui-même. Idée qui ne doit
pas être rejetée trop vite: l'anthropologie nous apprend
qu'il existe des cultures sans théâtre et l'histoire nous
a informés que cet art s'est parfois totalement effacé de
10
sociétés où il avait été florissant. Le doute sur sa pérennité
est légitime.
Cependant l'étude, menée en parallèle, de quelques
spectacles appartenant à un passé récent, le constat de
leur installation, par résurgence, dans le temps déjà long
des mémoires individuelles
(quelques années après,
quelques décennies après), associé à cette donnée bien
connue de l'histoire du théâtre selon laquelle les grands
succès immédiats et visibles ne sont pas forcément ceux
qui laissent finalement des traces durables, nous a amenée
à la réflexion suivante: ce n'était pas la passivité récente
du spectateur qu'il convenait d'interroger, mais bien la
croyance générale implicite selon laquelle la nature du
rapport entre le public et le théâtre serait fondamentalement
relationnelle et réalisée pour l'essentiel dans l'immédiateté
de la rencontre. D'autant que - nous en prenions soudain
conscience -, l'idée du public partenaire, nous l'avions
principalement trouvée sous la plume de metteurs en scène.
La qualité professionnelle qui nous avait impressionnée
aurait dû être prise en compte dans l'analyse de cette idée.
Partielle? Partiale? En tous les cas, discutable. Certes,
la dimension coopérative du théâtre ne pouvait pas être
négligée - elle l'avait beaucoup trop été -, mais elle ne
constituait sans doute pas l'élément décisif de la séance
dramatique, et surtout cette séance elle-même, évidemment
importante pour la vie du théâtre, ne renfermait pas à
elle seule la totalité de cette vie. Il y avait dans le modèle
théâtrologique du dialogue, assez rapidement abandonné
dans sa définition sémiologique, mais sauvegardé sous
d'autres formes comme le «dialogue
primitif », un
privilège octroyé à l'événement, à l'immédiateté, au corps
expressif, par rapport à l'activité mentale, mémorielle, au
suspens de la réaction. Ce privilège, nous commencions
à l'entrevoir pour ce qu'il était: un effet incontrôlé, dans
le champ de la théorie, du règne de la mise en scène. De
11
là, la formulation de l'hypothèse à laquelle le présent essai
devait être consacré: l'asthénie indéniable d'une partie du
théâtre contemporain
résultait peut-être indirectement
d'une conception erronée de sa vitalité. La « question du
public», comme on dit, était bien au centre de la crise, mais
pas de la manière que l'on imaginait: c'est la formulation
même de cette question qui était en cause. La réduction
implicite du théâtre au seul moment de la représentation,
la réduction de celui qu'on s'était mis à appeler «le
spectateur»
à son état très temporaire et très étroit de
spectateur avait sans doute contribué de façon décisive à
l'assèchement de cet art, précipitant ainsi un peu plus ce
que Pierre Legendre décrit, à sa façon noire et tranchée,
comme une défection de la culture occidentale, avec à
terme le risque de la délitescence de ce qui avait constitué
durant quelques siècles, dans cette zone particulière de la
planète, des sociétés dignes de ce nom.
LE SPECTATEUR:
UNE « NOTION FAUSSE»
C'est en revenant en arrière pour tenter de
reconstituer
l'évolution
récente de l'usage du mot
« spectateur»
que nous avons rencontré la figure de
Vilar. Le Vilar des années cinquante. Très exactement de
l'année 1950.
André Villiers, qui dirige alors la deuxième
session du Centre d'Études Philosophiques et Techniques
du Théâtre, session consacrée - comme devait l'être
aussi la suivante en 1951 - à un couple de notions alors
en débat parmi les artistes et les politiques: « théâtre et
collectivité », l'invite à prendre la parole et lui propose
un thème: « Du spectateur et du public ». Rappelons que
la première semaine d'art en Avignon, matrice du futur
Festival, date de 1947. La session s'ouvre. Les notions
d'expression collective et de cérémonie dominent les
12
échanges;
Henri Gouhier développe dans sa propre
intervention le thème de «la communion au théâtre ».
Jean Vilar, présenté comme «directeur du TNP », fait
son exposé lors de la cinquième séance, le 31 mars 4. Il
commence par confirmer l'existence d'une composante
cérémonielle dans tout spectacle, quel qu'il soit, et indique
que ses camarades et lui ont précisément tenté, trois ans
de suite, de travailler dans cet esprit, loin du contexte
parisien. Il se dit, après cette triple expérience, atteint de
scepticisme, alors que le contexte paraissait favorable.
C'est même cette situation -l'échec
dans de bonnes
conditions
-
qui lui permet, dit-il, de « voir un peu plus
clair» et d'avoir quelque chose à apporter aux participants
du colloque. Il commence par un constat. Si l'on s'en
tient à la représentation
elle-même et à ses participants,
les créateurs du spectacle d'une part, les spectateurs de
l'autre, tous étaient, selon lui, «prêts à jouer la cérémonie
et, disons enfin le mot, à être en état de communion ».
Pourtant, continue-t-il, « il n'y eut pas de communion, s'il
y eut une cérémonie. Il y eut plaisir évidemment de jouer
et, me dit-on, plaisir de voir et d'entendre. Il manquait
quelque chose. Mais quoi? » Avant de présenter la suite
de la réflexion de Vilar, précisons que l'acception qu'il
donne au terme communion, un terme qui ne lui est pas
familier, qu'il reprend comme entre guillemets, dans la
courtoisie de l'échange, et auquel il préfère visiblement
celui, plus froid, plus neutre, de cérémonie, ne coïncide pas
exactement avec celle d'Henri Gouhier. Aucune religiosité,
mais beaucoup de solennité, dans sa façon de désigner par
ce mot une expérience à la fois collective et significative.
Cette interprétation est confirmée par la suite de son propos
et la façon dont il revient sur ce qui s'est réellement passé
en Avignon, ce qui lui fait parler d'échec, ce qui n'était pas
4. Voir Jean Vi1ar,
«
Du spectateur
communications
présentées
éditeur, 1953, pp. 109-115.
par
et du pub1ic », in Théâtre
André
Vi11iers, Paris,
et collectivité,
F1ammarion
13
communion:
malgré la présence d'un «bon» public (il
reprend, dit-il, l'expression qui était celle des comédiens),
les «cérémonies»
sont restées «purement ouvrières »,
«purement
techniques », autrement
dit «formelles ».
C'est pour la façon dont il va travailler cette question du
formalisme -lequel,
il en convient, n'empêche pas le
plaisir, de part et d'autre de la rampe - que l'épisode nous
intéresse. Vilar, à ce point, marque une pause. Il accorde
qu'il ne semble guère traiter la question proposée par
les intellectuels du Centre, qu'il «ne fai[t] que tourner
autour ». La suite mérite d'être exactement reproduite:
« Et que faire d'autre? Car la notion de spectateur
et de public est une notion fausse, un sujet impraticable,
une mauvaise abstraction si on ne met pas en cause aussitôt
avant l'auteur, avant le comédien, avant l'organisateur,
la notion de société. Le public, il importe peu qu'il ait ou
qu'il n'ait pas de génie. Cette expression de Bernard Shaw
dont on nous rebat un peu trop souvent les oreilles, est
étincelante mais, à la réflexion, elle est en toc. »
Le dernier mot est vif, le débat crucial. Le ton
devient alors sèchement ironique. Vilar reprend dans
l'ordre les termes du sujet proposé, qu'il va expédier en
deux phrases rapides: «Notre spectateur contemporain,
notre public contemporain
peut accepter, applaudir
et aimer tout. Même la beauté.» Si l'on s'en tient au
spectateur et au public en tant que tels, tout aurait dû aller
très bien. Et cependant, il n'en a rien été. Vilar indique
alors quelles sont ses références: le théâtre des mystères,
le théâtre d'Eschyle. Confronté à ces modèles, comparé
à ce qu'il aurait pu, à ce qu'il aurait dû être, l'événement
d'Avignon l'a déçu.
14
S'étant lui-même mis au péril de la question
difficile: «Il manquait quelque chose. Mais quoi? »,
ayant suggéré que ce qui manquait n'était pas à chercher
à l'intérieur du processus théâtral, auteur et organisateur
compris, mais dans la « société », Vilar tente d'être plus
clair et de préciser sa pensée. Par rapport au public qui
contribuait si fortement à la cérémonie théâtrale du
passé (<< ce monstre effrayant et beau qu'est la cérémonie
proprement dite », disait-il en ouverture de son exposé), il
note que le sien est doté d'un « esprit critique », possède
la « liberté de pensée ». Non pour imputer à ces qualités
l'échec du projet théâtral (lui-même est agnostique et
laïc militant), mais pour souligner au contraire que les
conditions d'instauration
de l'éventuelle «cérémonie»
ne sont plus les mêmes. La cause de l'échec, dit-il, est
1'« absence de foi », c'est-à-dire l'absence de croyance en
« la vie terrestre de l'homme ». « "Croyance", précise-t-il,
a, au théâtre, le sens d'altruisme, de générosité. Avoir foi
en autrui, y croire, cela peut, me semble-t-il, remplacer
Dieu. »
La réussite de l'événement théâtral ne dépendrait
donc pas du spectateur en tant qu'amateur de théâtre, plus
ou moins talentueux dans l'exercice de ce loisir, mais de ce
qu'il est dans la société, la façon dont il pense la vie, disons,
philosophiquement: dans la phrase, le mot « terrestre»
évoque la Genèse biblique ou le cosmos ouvert du siècle
des Lumières. Le terme « société» ne désigne pas dans
cette réflexion les réalités socio-économiques
dont on
parle alors beaucoup et que de vrais loisirs, par exemple,
devraient venir équilibrer. À la fin de son exposé, Vilar
rêve au moment où les choses changeront: le jour, ditil, où « l'homme viendra au théâtre soit lavé, soit chargé
des croyances d'autrui ». De cette proposition
assez
énigmatique, deux éléments sont à retenir: le début,
apparemment banal, avec l'usage du terme « l'homme»
15
et le fait de montrer cet homme venant de l'extérieur dans
le lieu théâtral; puis la conception du spectacle comme
lieu d'articulation entre les diverses croyances. Chaque
spectateur selon Vilar devrait incarner au théâtre ou une
proposition ou une interrogation de type métaphysique.
Ceux qui portent le mieux cette dimension sont ceux qui
connaissent les conditions les plus dures, ceux pour qui la
sortie au théâtre n'est pas un exercice de consommation
culturelle.
Le but d'un théâtre, je veux dire l'existence d'un
théâtre, expliquera-t-il deux ans plus tard dans la grande
salle de Chaillot, est lié aux goûts et aux bonheurs de cette
partie du peuple, dont la fortune est modeste et qui connaît
trop bien les lois cruelles de la vie pour ne pas accueillir
amoureusement toute œuvre qui ait cerné la vérité. Le but
d'un théâtre est avant tout de maintenir ce contact 5. »
«
Comme l'a montré Laurent Fleury, la construction
relationnelle du public du TNP est attentivement travaillée,
mais elle ne constitue pas une fin. L'important est de
présenter des œuvres à la hauteur des existences de ceux
que le théâtre accueille. Ni produits snob, ni vecteurs d'une
culture de masse.
Roland Barthes, à la même période, juste avant
l'incendie personnel du brechtisme, écrivant sur la Cour
d'Honneur et l'exceptionnelle assistance des spectacles du
TNP, traduit en un mot composé,« l'homme-spectateur
»,
le fait qu'à travers le public, le monde pénètre dans le
théâtre;
5. Jean Vilar, « Le théâtre et ]a soupe»
[1952], conférence donnée ]e
20 novembre 1952, dans ]a grande saHe du palais de ChaiJJot, reproduite
par Armand Delcampe in Le Théâtre, service public, présentation et
notes d'Armand Delcampe, Paris, NRF, Gallimard, Pratique du théâtre,
1975, p. 165, cité par Laurent Fleury, « De quelques désirs insoupçonnés
de spectateurs du TNP de Jean Vilar », in Théâtre s en Bretagne, n° 1314, Le Désir de théâtre, 1" trimestre 2002, p.34.
16
«
[...] il importe, il est capital, écrit-il en avril 1954
dans le texte «Avignon, l'hiver », que ce soit l'hommespectateur qui assure la fonction démiurgique et dise au
Théâtre, comme Dieu au Chaos: ici est le jour, là est la nuit,
ici est l'évidence tragique, là est l'ombre quotidienne 6. »
Chez le directeur du TNP, chez le critique de
France-Observateur,
un même type de formulation, un
même rétablissement énergique de l'ordre des concepts:
non pas d'abord la scène et puis ses « spectateurs », mais
d'abord la société, «l'homme»
- lequel va devenir un
moment spectateur devant celui qui est comme son double
joueur- et son regard envisageant à la fois la scène et le
monde (le monde, c'est essentiel, est présent dans la Cour,
l'œuvre ne prend pas toute la place).
Vilar et Barthes, dans ces années qui sont comme
un temps suspendu avant l'ère des théories, chacun depuis
sa place et dans son style propre, esquissent le même
thème du public comme représentant de la vie au théâtre.
La préoccupation
qu'ils expriment n'est pas de nature
politique, au sens où elle ne coïncide pas exactement avec
l'exigence selon laquelle « le peuple» doit pouvoir accéder
aux salles de spectacle, même si les deux soucis sont
étroitement liés et que la dimension démocratique est là,
indubitablement constante dans les recherches du TNP. Le
motif de la cérémonie chez l'un, du sacrifice chez l'autre,
le style / le stylet de l'oral chez Vilar, l'écriture d'écrivain
de Barthes montrent assez que la question est d'un autre
ordre. Ce qu'il s'agit d'abord de reconnaître - faute de
quoi le théâtre se refermera sur lui-même et ne sera plus
théâtral-,
c'est que le spectateur assume une fonction
décisive et qu'il tient cette fonction du fait que, tout en
regardant, il n'agit pas en tant que tel mais en représentant
du monde d'où il vient. C'est un changement déterminant.
6. Roland Barthes, «Avignon J'hiver », in Écrits SllI' le théâtre, textes
réunis et présentés par Jean- Loup Rivière, Seuil, Points, 2002, pp. 69-70.
17
Dans la période précédente
-
on peut lire sur ce point
Dullin, ou bien Jouvet -, il pouvait être respecté, considéré
comme un partenaire essentiel de l'acteur, il n'avait pas en
lui cette force symbolique de délégué, d'ambassadeur de
l'arrière-théâtre
social 7.
UNE FIGURE QUI SE CHERCHE:
«
DEUX TYPES DE VEILLEUR
Il faut que le regard
du spectateur
soit une
épée et que de cette épée l'homme
sépare le théâtre et
son ailleurs, le monde et son proscenium,
la nature et la
parole 8. »
C'est ainsi que se poursuivait le texte de Roland
Barthes que nous avons cité plus haut. Cette figure au
glaive est une version dure, martiale, de la figure du garde,
du gardien, du veilleur, plusieurs fois rencontrée sous la
plume de Vilar, dans des variations quasiment pastorales,
par exemple dans un texte écrit en 1951pour ce qui devait
constituer la cinquième mouture du Festival d'Avignon:
[...Jlorsque
le comédien accomplit valablement
sa tâche, quand l'auteur a fait la sienne, il reste encore, à
l'heure des clarines, ce troisième bonhomme dont tout
«
depuis toujours dépend: le public. »
Le soir identifié par les sons des « clarines », le
prosaïsme du « troisième bonhomme », d'évidence plus
modeste que les deux prestigieux bavards qui le précèdent
(l'auteur, le comédien), l'attitude d'écoute, le « silence »,
évoqués dans la suite du texte, l'espace
l' « attention»,
7. L'idée selon laquelle les œuvres constituent un patrimoine
la nation et appartiennent aux spectateurs participe de cette
du théâtre. Voir sur ce point Robert Abirached, Le Théâtre et
Un système fatigllé, Actes Sud, 2005, le chapitre «Le
publics» p. 31 sqq.
8. Roland Barthes, « Avignon l'hiver », lac. cit.
18
commun à
conception
le prince II.
public, des
ouvert du plein air, dessinent une fois réunis la composition
faussement naïve d'un berger dans le crépuscule. Un texte
légèrement antérieur (1946), « Définition du public », va
dans le même sens. Il comporte une description physique
plus détaillée du spectateur :
«Le spectateur est un homme assis. C'est-àdire en position de repos. Son corps est décontracté. Ses
jambes sont molles. Il est en position réceptive, et non en
position de combat. Il est d'ailleurs à demi "allongé. Rares
sont, dans la salle, les spectateurs la tête en avant. Le
spectateur est un homme au repos 9 ».
C'est l'homme, dans ce croquis, qui se trouve
au repos. Pour mieux se faire spectateur, c'est-à-dire
mentalement mobile. Observé et croqué sur le vif par celui
qui était en train de créer ce qui deviendrait le Festival
d'Avignon, le public, porteur du non fictif, est attentif à
la fiction. Ni soumis à elle ni éberlué par elle, disponible
d'une façon sereine, anonyme, détendue, songeuse. Pas
« en position de combat ». À cette attitude d'abandon se
substitue chez Roland Barthes une gestuelle plus théâtrale.
Opposant à la « scène fermée» des salles parisiennes le
« lieu simple, froid, naturel, disponible» de la Cour, avec,
pendant le jeu, un grand remuement des repères et « un
espace qui "fout le camp" », il emprunte lyriquement une
thématique magique pour décrire la fonction de celui qui
regarde:
«La scène ouverte, écrit-il, c'est autre chose,
c'est le champ de l'aruspice, c'est vous [spectateur]
qui êtes prêtre, devin, maître de destins, c'est vous qui
tracez dans tout cet espace possible, le champ de votre
interrogation JO. »
9. ln Le Théâtre, service pub/ie, op. cit., p. 341.
10. Roland Barthes, « Avignon J'hiver », /oc. cit.
19
Le mode de présence vilarien, le corps à
demi endormi dans une pause de la vita activa, allait
rapidement
être concurrencé par une présence d'une
autre sorte, directement issue de la figure barthésienne,
celle du participant engagé dans le jeu, passionnément
inscrit dans l'espace du jeu - comme si le monde s'était
tassé devant le plateau théâtral, réduit au seul lieu théâtral
devenu le lieu de l'action. Le cauchemar de Vilar, c'est cette
réduction, ce tassement, c'est que 1'« homme-spectateur»,
apparemment passif, laisse place au « spectateur» actif,
dans une relation binaire avec la scène, relation décrite
comme sociale, mais en fait détachée de l'arrière-plan de
la société tout entière, politique et métaphysique. Ce qu'il
craint, on l'a vu, c'est l'effacement d'une perspective à long
terme, « l'absence de foi [en la vie terrestre de l'homme] »,
une foi qui pourtant, pense-t-il, aurait dû, aurait pu
« remplacer Dieu ».
Marcel Gauchet devait analyser plus tard le
«gigantesque
glissement de terrain»
entraîné par le
« désenchantement
du monde », la fin de ce qui avait
longtemps constitué «un mode de structuration
des
communautés
humaines, une manière d'être globale
de l'établissement
humain-social".»
Il devait montrer
comment les formes de l'être-soi, de l'être-ensemble
avaient alors subi une forte mutation. La remarque inquiète
de Vilar trouve après-coup une sorte de commentaire
et de clarification dans le travail du philosophe:
«La
démocratie suppose des citoyens pour fonctionner, soit
un type d'humanité qui ne lui est pas donné par la nature.
Il se pourrait que cet être de culture sorte passablement
malmené des aventures contemporaines de l'individualité
»Au début des années cinquante, c'est
et de l'intériorité
déjà vrai pour ce qui est de son rapport au dramatique,
mais ce fait est resté masqué par des utopies engageantes
servies par de talentueux présentateurs.
12.
11. Maree] Gauchet, La Démocmtie
Ga]]imard, Tel, 2002, p. XVI.
12. Idem, ibidem, p. XX.
20
contre elle-même,
Avant-propos,
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