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dramatique cette génération des
années quatre-vingt-dix qui,
autour de Stanislas Nordey, cher-
cha à redonner une place centrale
aux poètes. Pour Frédéric
Fisbach, le travail sur la langue
reste fortement attaché à la fable,
à la fiction. Le théâtre, c’est avant
tout raconter des histoires : des
histoires de famille – les Orties
dans Les Paravents, les Kalonec
dans Animal, les Shinozaki dans
Gens de Séoul – ou des histoires
d'amour – Bérénice et Titus,
Violaine et Pierre de Craon,
Isabelle et Clindor. C’est parce
que la mise en scène et le jeu
permettent d’éviter la psychologi-
sation, l’identification et la mimé-
sis que le théâtre peut continuer
à être le lieu où l’on vient écouter
des fables, où la fiction reste pos-
sible et où chacun peut inventer
sa propre histoire.
Le travail
du spectateur :
mécanisme
inconscient
ou jeu d’enfant ?
La mise en scène cherche à
redonner aux mots leur puis-
sance, pour qu'ils puissent agir
chez le spectateur en dehors de
tout raisonnement. Le travail du
spectateur s'apparente alors au
travail psychanalytique ou au
rêve. Les règles de diction per-
mettent ainsi d'effacer les préju-
gés et les attentes et de trouver
l’écoute primitive dont parle
Pascal Quignard. Ce passé origi-
nel, qui surgit d’en deçà du lan-
gage est l’espace même de la
création artistique. Si l'écrivain
incarne de multiples voix, qui
prennent chair en lui, le théâtre
doit aussi permettre au specta-
teur d'entendre à travers son
corps, lequel devient l’amplifica-
teur d’une expérience.
La réception de ce théâtre est
un travail labyrinthique et per-
sonnel. Le metteur en scène et
les acteurs proposent un puzzle
que le spectateur peut reconsti-
tuer, non par un travail scrupu-
leux de déchiffrage érudit, tech-
nique ou pensant, mais en
retrouvant le plaisir enfantin
d'être face à un jeu de construc-
tion. Fisbach propose de jouir des
plaisirs de l'art de manière
joyeuse, ni pompeuse ni hypo-
crite, mais comme un « gai
savoir ». Dans ses spectacles, le
spectateur peut éclater de rire
devant les pitreries de Matamore
(L’Illusion comique), de Chienne
(Animal) ou de la mère (Les
Paravents). Fisbach fait sienne la
définition que Jean Genet donne
des Paravents : le théâtre comme
« une fête qu’on donne aux
Morts ».
La communauté
émancipée...
Et la politique
dans tout ça ?
Le théâtre est l’un des rares
lieux où l’individu peut se sen-
tir partie prenante d’une commu-
nauté. Les choix esthétiques, l’ac-
cueil du public, les lieux où l'on
joue sont autant de moyens
d’éviter que le théâtre ne devien-
ne un divertissement réducteur
pour qu’il demeure un enjeu poli-
tique et artistique, un plaisir, une
émotion esthétique et intellec-
tuelle à partager par-delà les
désaccords et les malentendus
des interprétations sémantiques.
L'ambition politique de ce
théâtre est tout autant l'expé-
rience de la communauté que
l'émancipation individuelle. En
cherchant à donner à entendre la
langue des poètes, en faisant des
spectateurs des « interprètes
actifs » qui rendent leurs propres
traductions, qui s'approprient
l'histoire et la font leur, le théâtre
contribue à forger ce que Jacques
Rancière appelle une commu-
nauté émancipée, « une commu-
nauté de raconteurs d'histoire et
de traducteurs ». Cette commu-
nauté est aussi celle où les fron-
tières entre amateur et profes-
sionnel, savant et novice, sont
questionnées et déplacées, de
sorte que la distribution des rôles
entre l’acteur et le spectateur ne
place pas les seconds dans une
position d’incapacité.
L'art lui-même n'est pas libéra-
teur. L'émancipation ne peut
être attendue de formes qui pré-
supposent l’inertie ou l’ignorance
du spectateur en anticipant l'effet
précis produit sur celui qui
regarde, en cherchant à trans-
mettre un message ou à rendre le
public actif en le faisant participer
à tout prix. Un art émancipe
quand il renonce à l'autorité d'un
message imposé, quand il arrête
de vouloir nous émanciper et, au
théâtre, quand il permet au spec-
tateur de faire un poème du
poème qui se joue face à lui.
Cécile Renault