Dedans Dehors Une exposition conçue par F rédéric Fisbach La question du rapport au spectateur est centrale dans le travail de Frédéric Fisbach depuis ses premiers spectacles jusqu’à la création du «104» [rue d’Aubervilliers à Paris] - un lieu d’art pour tous - dont il partage la direction avec Robert Cantarella. La Maison Jean Vilar accueille un parcours «textuel», installations sonores et vidéos... Commissariat et scénographie : Alexandra Baudelot et Laurent P. Berger Texte : Cécile Renault Photographie : Guillaume Ziccarelli Pascal Dhennequin Mercredi 18 juillet à 15h Salon du jardin Maison Jean Vilar Rencontre avec Frédéric Fisbach, Bertrand Bossard et des lycéens (classes Bac Théâtre) d’Asnières autour de leur expérience particulière de pratique. Le débat débutera par la projection d’un extrait d’un documentaire réalisé tout au long de l’année et produit par Agat Films. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 102 BIS Production déléguée: Studio Théâtre de Vitry Co-production : Festival d’Avignon 2007 Maison Jean Vilar du 6 au 27 juillet tous les jours sauf le 14 juillet de 10h30 à 18h30 Entrée libre 10 Exposer l’expérience du spectateur Entrer dans les lieux et faire cette démarche d’aller là où les corps et les langues se livrent autrement. La relation que Frédéric Fisbach entretient avec les spectateurs se situe à l’intersection entre l’expérience intime à laquelle ceux-ci sont renvoyés et les multiples voies d’explorations du matériau théâtral qui leur sont proposées. Elle confronte autrement la question même du théâtre et de la scène et celle des liens entre la scène et la salle, pensés dès lors comme des dispositifs permettant d’éprouver différents modes de mises en scène et de rapports – actifs – avec les spectateurs. C’est à travers une dynamique de « dedans-dehors » du plateau et du travail de mise en scène que Frédéric Fisbach examine différemment, tout au long des pièces qui jalonnent son parcours, la relation entre l’espace consacré à la dramaturgie des œuvres et l’espace physique et social dans lequel nous vivons tous. L’exposition qui lui est consacrée à la Maison Jean Vilar s’inscrit dans cette circulation des expériences qui explorent le champ et le hors champ de la scène. Les différents espaces de la Maison Jean Vilar se prêtent à un dispositif d’installations et d’exposition pensé comme un parcours sensoriel qui rend compte des expériences multiples que Frédéric Fisbach mène avec les spectateurs depuis ses premières pièces jusqu’à la conception du projet du 104 - un lieu d’art pour tous - qu’il co-dirige. Parcours textuel et installations sonores et vidéo révèlent autrement le travail, sans distinction de genre entre la création artistique et les actions qu’il accompagne en temps que directeur de lieu. Chaque salle est pensée de façon autonome l’une par rapport à l’autre, à la manière de plusieurs trames narratives se côtoyant sans pour autant inscrire des liens visibles entre elles. Alexandra Baudelot 11 Le théâtre abri ou édifice ? Frédéric Fisbach artiste associé du 61e Festival d’Avignon a question du rapport au spectateur, centrale dans le parcours de Frédéric Fisbach, se pose d’abord à propos des lieux où le théâtre se joue, de la manière dont on franchit un seuil. Les marches de l’opéra ou du musée, sont en effet des obstacles parfois infranchissables pour ceux qui n’ont pas l’habitude de s’y rendre. Fidèle à l’héritage de Vitez, qui se demandait si les théâtres devaient être des abris ou des édifices, Frédéric Fisbach s’est inspiré des mystères, du théâtre de tréteaux ou du développement des friches et des lieux alternatifs, proposant notamment des représentations dans des lieux du quotidien : gare (Une planche et une ampoule, Guéret), cafétéria de supermarché (L’Annonce faite à Marie, Limoges), usine désaffectée (L’Annonce faite à Marie, Nanterre), cafés (À trois), musée (Un avenir qui commence tout de suite / Maïakowski, Vassivière), gymnases (L’Illusion comique, Avignon). L e plaisir de jouer de plainpied dans la cité l’a conduit au Studio-théâtre de Vitry, petit pavillon de banlieue prolongé d'un ancien atelier de ferblanterie, où la différence entre la salle et la scène n’est pas marquée, où le public peut être accueilli « comme à la maison » et assister aux scénographies les plus C variées sans être coupé du monde, puisque les verrières laissent filtrer la lumière du jour, les couchers de soleil, le bruit de la pluie et du RER… e projet du « 104 » est né de ces expériences. Ce lieu d’art pour tous, qui ouvrira en 2008, sera d’abord un nouveau passage parisien que l’on pourra traverser pour se rendre d’une rue à l’autre ou pour aller au café, au restaurant, à la laverie… Co-directeur du « 104 » avec Robert Cantarella, Frédéric Fisbach y poursuit ses recherches en mettant en scène un passage plutôt qu'une salle, en prolongeant la scénographie au-delà des murs et en travaillant la relation du public avec les artistes résidents. L Proposer à chacun une expérience singulière u cours des années 1980 et 1990, s’est imposé le théâtre postdramatique, qui se définit, selon HT Lehmann, par un abandon de la psychologie et de l’ambition spectaculaire et par une parcellisation de la perception. Frédéric Fisbach appartient à cette génération. Ses mises en scène veulent ainsi proposer à chaque spectateur une expérience singulière : irruption du A LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 102 BIS réel, simultanéité, déstabilisation de l’écoute. La frontière entre le réel et le théâtre est lézardée. Les acteurs ne sont pas occultés par leurs personnages : ils sont en tenue de ville parmi les spectateurs avant la représentation (L'Annonce faite à Marie), s’étirent et s’échauffent sur le plateau (Bérénice) ou témoignent en direct de leur vécu de la représentation (L'Illusion comique). es mises en scène de Frédéric Fisbach proposent des actions simultanées qui empêchent de « tout voir » : le texte est projeté en fond de scène (L’Illusion comique), les acteurs déambulent le long du plateau selon leur propre chorégraphie (Tokyo Notes) dessinent de chaque côté du plateau (Gens de Séoul). Le statut de la langue lui-même est déplacé. Le texte est traité comme une partition : la réalité spécifique du mot, sa sonorité, son système musical surgissent alors autrement. L'écoute est déstabilisée par des règles de diction basées sur des unités de souffle plus que sur des unités de sens, par le respect du « e » muet, de la diérèse, ou par l’usage de langues étrangères. L es principes de mise en scène, apparemment formels, ont pour premier objectif de donner à entendre la langue du poète. Le texte est premier. C'est ce qui distingue du théâtre post- C 12 dramatique cette génération des années quatre-vingt-dix qui, autour de Stanislas Nordey, chercha à redonner une place centrale aux poètes. Pour Frédéric Fisbach, le travail sur la langue reste fortement attaché à la fable, à la fiction. Le théâtre, c’est avant tout raconter des histoires : des histoires de famille – les Orties dans Les Paravents, les Kalonec dans Animal, les Shinozaki dans Gens de Séoul – ou des histoires d'amour – Bérénice et Titus, Violaine et Pierre de Craon, Isabelle et Clindor. C’est parce que la mise en scène et le jeu permettent d’éviter la psychologisation, l’identification et la mimésis que le théâtre peut continuer à être le lieu où l’on vient écouter des fables, où la fiction reste possible et où chacun peut inventer sa propre histoire. Le travail du spectateur : mécanisme inconscient ou jeu d’enfant ? a mise en scène cherche à redonner aux mots leur puissance, pour qu'ils puissent agir chez le spectateur en dehors de tout raisonnement. Le travail du spectateur s'apparente alors au travail psychanalytique ou au rêve. Les règles de diction permettent ainsi d'effacer les préjugés et les attentes et de trouver l’écoute primitive dont parle Pascal Quignard. Ce passé originel, qui surgit d’en deçà du langage est l’espace même de la création artistique. Si l'écrivain incarne de multiples voix, qui prennent chair en lui, le théâtre doit aussi permettre au specta- L teur d'entendre à travers son corps, lequel devient l’amplificateur d’une expérience. a réception de ce théâtre est un travail labyrinthique et personnel. Le metteur en scène et les acteurs proposent un puzzle que le spectateur peut reconstituer, non par un travail scrupuleux de déchiffrage érudit, technique ou pensant, mais en retrouvant le plaisir enfantin d'être face à un jeu de construction. Fisbach propose de jouir des plaisirs de l'art de manière joyeuse, ni pompeuse ni hypocrite, mais comme un « gai savoir ». Dans ses spectacles, le spectateur peut éclater de rire devant les pitreries de Matamore (L’Illusion comique), de Chienne (Animal) ou de la mère (Les Paravents). Fisbach fait sienne la définition que Jean Genet donne des Paravents : le théâtre comme « une fête qu’on donne aux Morts ». L La communauté émancipée... Et la politique dans tout ça ? e théâtre est l’un des rares lieux où l’individu peut se sentir partie prenante d’une communauté. Les choix esthétiques, l’accueil du public, les lieux où l'on joue sont autant de moyens d’éviter que le théâtre ne devienne un divertissement réducteur pour qu’il demeure un enjeu politique et artistique, un plaisir, une émotion esthétique et intellectuelle à partager par-delà les désaccords et les malentendus des interprétations sémantiques. L 'ambition politique de ce théâtre est tout autant l'expérience de la communauté que l'émancipation individuelle. En cherchant à donner à entendre la langue des poètes, en faisant des spectateurs des « interprètes actifs » qui rendent leurs propres traductions, qui s'approprient l'histoire et la font leur, le théâtre contribue à forger ce que Jacques Rancière appelle une communauté émancipée, « une communauté de raconteurs d'histoire et de traducteurs ». Cette communauté est aussi celle où les frontières entre amateur et professionnel, savant et novice, sont questionnées et déplacées, de sorte que la distribution des rôles entre l’acteur et le spectateur ne place pas les seconds dans une position d’incapacité. L 'art lui-même n'est pas libérateur. L'émancipation ne peut être attendue de formes qui présupposent l’inertie ou l’ignorance du spectateur en anticipant l'effet précis produit sur celui qui regarde, en cherchant à transmettre un message ou à rendre le public actif en le faisant participer à tout prix. Un art émancipe quand il renonce à l'autorité d'un message imposé, quand il arrête de vouloir nous émanciper et, au théâtre, quand il permet au spectateur de faire un poème du poème qui se joue face à lui. L Cécile Renault 13