Une approche philosophique du deuil

publicité
Une approche philosophique du deuil : rencontre avec Rozenn Le Berre
Centre national de ressources (http://www.spfv.fr/)
Une approche philosophique du deuil : rencontre avec
Rozenn Le Berre
Une approche philosophique du deuil : rencontre avec
Rozenn Le Berre
Publié le 13 juin 2014 à 10h52
Rozenn Le Berre, Docteure en philosophie, enseignante-chercheuse au Centre d?Ethique Médicale,
Département d?Ethique, Institut Catholique de Lille
Une approche philosophique du deuil : rencontre avec Rozenn Le Berre
Centre national de ressources (http://www.spfv.fr/)
Rozenn Le Berre est enseignante-chercheuse au Centre d?Ethique
Médicale de l?Institut Catholique de Lille, à la suite d?une thèse de
doctorat en philosophie intitulée
« Le deuil : expérience et réception collective ; de la narrativité à
l?accompagnement ». Elle est également responsable du Diplôme
Universitaire de Soins Palliatifs de l?Institut Catholique de Lille.
Propos recueillis par Jean-Christophe Mino, médecin de santé publique, directeur du CNDR Soin
Palliatif
Votre travail aborde la question du deuil. Pourquoi une philosophe
s'intéresse-t-elle à un tel sujet habituellement réservé aux psychologues ?
Je suis partie de l?idée que le deuil, la perte d?un être proche, était, au même titre que d?autres
épreuves de la vie humaine, une expérience remettant en question notre façon de percevoir et de
nous présenter aux autres, au monde, mais aussi à nous-mêmes.
A ce titre, cette expérience, qui est d?abord épreuve de souffrance, se constitue comme objet de
pensée pour la philosophie, dont une des tâches est d?observer, d?interroger le monde qui nous
entoure, mais aussi de s?y engager, en y exerçant un sens critique, notamment en posant la
question du sens mais aussi des principes normatifs qui l?influent.
Le deuil comme expérience, une question éminemment philosophique à mon sens, en tant que c?est
lorsque je perds un proche que je me pose la question du sens de « la vie » en général, mais aussi
du sens du monde, de mes relations à autrui, de ma propre continuité d?être, lorsque la souffrance
de la perte me frappe si fort qu?il me semble qu?elle « m?agit » de l?intérieur, presque malgré moi.
Pourtant, un premier constat m?a rapidement interrogé : la question du deuil semble
particulièrement absente pour la pensée philosophique. La mort ou la souffrance comme objet de
pensée philosophique existent : mais en ce qui concerne le deuil, la perte de l?autre comme lieu
particulièrement douloureux de creusement de soi, qu?en est-il ? En fait, une rapide revue de la
littérature nous montre que le sujet du deuil est abondamment traité en psychologie bien sûr ? allant
de la psychanalyse aux différents « guides » pour « bien faire son deuil » - mais aussi assez
largement en sociologie, voire en histoire, notamment à propos des rites, et enfin en littérature dans
la catégorie des récits biographiques. Qu?est-ce qui pourrait expliquer cette absence du champ
philosophique ?
Il semblerait que la question du deuil constitue une forme d? « angle mort » de la philosophie dont
nous pourrions distinguer quelques causalités principales ; la première concerne la difficile
appréhension tant par la pensée que par le langage de telles expériences de souffrance : comment
appréhender dans l?ordre de la pensée rationnelle ce qui semble s?étirer douloureusement le long
d?une polarité entre vide de soi et excès de souffrance ?
Dans ce cadre, la volonté de définir une nature, une essence, ou même un état du deuil s?avère être
une entreprise complexe, ambigüe, et surtout sans réelle portée existentielle : une définition
conceptuelle du deuil rendrait-elle compte de ce que je traverse, des variations d?états émotionnels
par lesquelles je navigue lorsque je perds celui qui m?est proche ?
Une approche philosophique du deuil : rencontre avec Rozenn Le Berre
Centre national de ressources (http://www.spfv.fr/)
Ce qui rend encore selon moi l?appréhension de cet objet difficile en philosophie tient à son
caractère sans doute « flou », « fluctuant » ou tout du moins révélant une tension permanente :
l?expérience du deuil est une expérience de déchirement. Un déchirement intérieur, par rapport à un
moi que je ne reconnais plus tant il souffre, mais aussi un déchirement vis-à-vis d?autrui, celui que je
perds d?une part mais aussi celui face auquel je me trouve d?autre part. Ce qui est au c?ur du deuil,
c?est bien que celui-ci nous ouvre sur une part déchirée de nous-mêmes, au moment même où nous
perdons l?autre, justement parce que nous perdons l?autre, ce qui pose de façon extrêmement
ambivalente la question de l?identité toujours fondamentalement fondée par des relations qui nous
constituent. L?expérience du deuil vient nous rappeler, dans une épreuve terriblement douloureuse,
que nous sommes toujours liés à autrui, et ce, dans nos différentes sphères d?expérience.
Vous vous êtes appuyée pour votre analyse sur des textes littéraires.
Lesquels et qu'en ressort-il ?
Je me suis intéressée aux textes littéraires, et donc aux récits littéraires de deuil, parce qu?ils me
semblent qu?ils nous apprennent quelque chose de très fort sur le deuil certes, mais aussi et
peut-être plus fondamentalement sur nous-mêmes, et notamment sur ce que nous cherchons ? à
comprendre, à vivre ? à la lecture de tels textes. Et c?est finalement là que peuvent se rejoindre
auteurs et lecteurs : besoin d?écrire pour l?écrivain en deuil, besoin de lire pour le lecteur en deuil.
Dans les deux cas, le besoin du mot sur une souffrance, une plaie vive, celle de la perte de l?autre. Il
s?agit alors de chercher ou donner sens par le verbe littéraire comme lieu où se rejoignent auteurs
et lecteurs.
Je me suis alors particulièrement penchée sur des ouvrages assez variés. Je pourrais citer le Journal
de deuil de Roland Barthes ainsi que son incontournable Chambre claire ; notes sur la photographie,
mais aussi Une mort très douce de Simone de Beauvoir ou Le malheur indifférent de Peter Handke,
sans oublier Les intermittences du c?ur de Marcel Proust ou W ou le souvenir d?enfance de Georges
Perec. J?ai aussi beaucoup apprécié la lecture du Voile noir d?Anny Duperey ou le très émouvant
ouvrage de Michel Rostain, Le fils.
La question de la mise en forme spécifiquement littéraire m?a intéressée : en quoi la littérature
recèle de ressources propres permettant d?accéder voire de créer une nouvelle forme inédite
d?expérience du deuil ? L?écriture ? ou la lecture ? peut-elle changer notre accès à la question du
deuil, par le travail même sur les mots, sur le style, peut-être davantage que par l?effet cathartique
de l?expression d?une histoire, d?une souffrance ?
Le récit de deuil est aussi un objet de partage : par l?effet de la publication, le partage de l?intime
devient objet public. Un objet public en ce qu?il est exposé à l?appréciation d?autrui mais aussi à ses
interprétations multiples, voire à ses appropriations. En ce sens, il relève d?une forme de
participation sociale, renforçant l?idée que le deuil, en nous mettant face à une identité
fondamentalement relationnelle, renvoie à une expérience aussi intime que publique, voire politique.
En quoi la littérature peut-elle non seulement nous faire partager une
expérience humaine telle que le deuil mais aussi mieux la faire
comprendre ?
Une approche philosophique du deuil : rencontre avec Rozenn Le Berre
Centre national de ressources (http://www.spfv.fr/)
Ce qui m?intéresse dans le fait de « comprendre » une expérience telle que le deuil concerne la
façon dont nous contribuons tous, au fil de nos expériences, à construire le deuil comme « objet » :
objet de pratiques, objet de savoirs.
L?expérience du deuil nous confronte à un non-sens, parfois absolu, parfois insoutenable, et nous
avons besoin d?y retrouver du sens, ou tout du moins ? et c?est peut-être l?essentiel ? une forme de
continuité dans notre existence.
A ce titre, la littérature constitue un lieu fascinant permettant d?articuler une volonté de
compréhension, de réinjecter du sens dans l?expérience toujours absurde que représente l?irruption
de la mort dans nos vies, à un partage, une communication, initiant un retour possible vers l?action,
l?engagement dans le monde.
Que l'approche philosophique du deuil apporte-t-elle de nouveau sur ce
phénomène dans notre société ?
On entend énormément parler l?expression « faire son deuil ». C?est vraiment passé dans le langage
courant : faire le deuil à la mort d?un proche, mais aussi faire le deuil d?une relation passée, faire le
deuil d?une amitié, de sa santé dans l?expérience de maladie? « Faire son deuil » comme expression
presque banale d?une forme de frustration à la perte « d?une personne aimée ou d?une abstraction
mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. » comme Freud nous le signifie dans sa dimension
du deuil dans l?article « Deuil et mélancolie ». On aboutit à une représentation du deuil qu?on
pourrait qualifier de « diluée » : faire son deuil de tout? pour finalement ne parler de rien.
Il m?a semblé important de faire partir mon approche philosophique d?un travail de définition et de
problématisation de la question du deuil. A mon sens, il est important de rappeler le double appel
qu?effectue cette question du deuil, liée d?une part à l?expérience d?une souffrance, d?une épreuve,
dans le sens d?un éprouvé douloureux, et d?autre part à la rupture que représente l?irruption de la
mort dans nos vies. Souffrance déchirante d?une perte irrémédiable, impossible à rattraper, à
revivre et qui marque le vécu du deuil sous le prisme d?une absence terriblement présente de
l?autre, mais toujours vécue de façon désespérément unilatérale : si l?autre me manque, sa mort me
rappelle que je ne peux pas lui manquer. C?est notre condition humaine fondamentalement
relationnelle que nous retrouvons là, cette fois-ci sous l?angle de la perte, du manque, de l?absurdité
de la mort.
Cette condition relationnelle, à l?horizon de nos existences ? la perte de l?autre comme horizon de
toute relation finalement ? constitue selon nous une porte d?entrée intéressante pour problématiser
ce qu?on entend par « faire son deuil ». En ce sens, « faire son deuil » recèle un sens véritablement
actif et interactionnel : « faire quelque chose de son deuil », l?adresser à autrui, le constituer comme
objet de pensée, le partager comme lieu d?une articulation complexe mais néanmoins nécessaire
entre cette souffrance qui m?appartient en propre, celle qui est incomparable, presque inédite, et ce
qui « fait société », ce qui fait sens collectivement voire politiquement parlant.
Bibliographie
Une approche philosophique du deuil : rencontre avec Rozenn Le Berre
Centre national de ressources (http://www.spfv.fr/)
Adam Olivier, Falaises, Paris, Editions de l?Olivier, 2005.
Barthes Roland, La chambre claire : Note sur la photographie, Paris, Editions Gallimard, 1980.
Barthes Roland, Journal de deuil, Paris, Editions du Seuil, 2009.
Bowlby John, Attachement et perte. Volume III: La perte; Tristesse et dépression, Paris, PUF, 2006.
Butler Judith, Vie précaire ; Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris,
Editions Amsterdam, 2005.
Castra Michel, Bien mourir. Sociologie des soins palliatifs, Paris, PUF, Collection Le Lien Social, 2003.
De Beauvoir Simone, Une mort très douce, Editions Gallimard, 1964.
Derrida Jacques, Chaque fois unique, la fin du monde, Paris, Galilée, 2003.
Duperey Anny, Le voile noir, Editions du Seuil, 1992.
Duperey Anny, Je vous écris?, Paris, Editions du Seuil, 1993.
Freud Sigmund, « Deuil et mélancolie » (1917), dans Métapsychologie, Paris,Editions Gallimard,
1968.
Freud S., « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », dans Essais de psychanalyse, Paris,
Payot, 2001.
Handke Peter, Le malheur indifférent, Paris, Gallimard, 1975.
Molinié Magali, Soigner les morts pour guérir les vivants, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond,
2006.
Pennec Simone (dir.), Des vivants et des morts ; Des constructions de « la bonne mort », Brest,
Université de Bretagne Occidentale, 2004.
Perec Georges, W ou le souvenir d?enfance, Paris, Editions Denoël, 1975.
Proust Marcel, Les intermittences du c?ur, Paris, Editions Payot et Rivages, 2009.
Rostain Michel, Le fils, Paris, Oh ! Editions, 2011.
Roudaut Karine, Ceux qui restent ; une sociologie du deuil, Rennes, Presses universitaires de Rennes,
2012.
Winnicott D. W., Jeu et réalité ; L?espace potentiel, Paris, Editions Gallimard, 1975.
Worms Frédéric, Revivre ; Eprouver nos blessures et nos ressources, Paris, Flammarion, 2012.
Worms Frédéric, Soin et politique, Paris, PUF, 2012.
Une approche philosophique du deuil : rencontre avec Rozenn Le Berre
Centre national de ressources (http://www.spfv.fr/)
Source URL: http://www.spfv.fr/actualites/approche-philosophique-deuil
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)
Téléchargement