Introduction à l`Apologia Pro Vita Sua

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Introduction à
l’Apologia
Apologia Pro Vita Sua’
Rév. P. Hermann Geissler FSO
Directeur du Centre International des
Amis de Newman de Rome
Sans aucun doute John Henry Newman
(1801 – 1890) appartient
tient aux penseurs les
plus significatifs des temps modernes.
moderne
Benoît XVI, qui l’a élevé aux honneurs des
de
autels le 19 septembre 2010, soulignait
soulig
sa
portée prophétique pour notre
not
temps.
« Pourquoi a-t-il
il été béatifié? Qu’a-t-il
Qu’a
à
nous dire? » demandait le Pape émérite le
20 décembre 2010, à l’occasion
l’occa
de son
1
discours de fin d’année.
Dans sa réponse, Benoît XVI renvoyait aux trois conversions de Newman « qui
sont les étapes d’un chemin spirituel qui nous intéresse tous de près ». Il
mentionnait ensuite le rôle décisif de la conscience : « Le chemin des
conversions de Newman est un chemin de la conscience – le chemin,
chemin non de la
subjectivité qui s’affirme, mais au contraire, celui de l’obéissance envers la
vérité qui, petit à petit, s’ouvrait à lui ».
Dans l’ Apologia pro Vita Sua2, deux aspects fondamentaux sont traités :
Newman décrit d’abord le chemin de sa conscience et raconte avec une grande
véracité comment Dieu a formé sa foi et sa pensée à travers une profonde
conversion ; puis il raconte comment la rencontre de diverses personnes et la
confrontation des signes des temps firent de lui un réformateur de
l’anglicanisme pour, ensuite, le faire arriver à la porte de l’Église catholique
(1845). Afin de mieux comprendre le texte, nous parcourrerons
parcourr
à nouveau
l’histoire des origines de l’Apologia,
l’
laquelle est racontée par Newman luilui
même dans la préface. Dans un second temps, nous tenterons,
tenterons pour faciliter la
lecture du livre, d’indiquer le fil conducteur du cheminement intérieur de
news/33739-discours-2010-de-benoit-xvi-a-la-curie
1 http://bible.catholique.org/les-news/33739
2 JOHN HENRY NEWMAN, Apologia pro vita sua, I. KER, ed.,Penguin Books, London 1994. Toutes les citations sont
traduites par nous. (Abréviation: Apo)
© Int. Centre of Newman Friends, 2013
1
l’auteur. Dans la conclusion enfin, nous soulignerons l’actualité de ce classique
de la littérature moderne3.
L’origine
En 1864, il semblait que Newman avait été complètement oublié. Presque vingt
ans s’étaient écoulés depuis sa conversion à l’Église catholique. La plus grande
partie des anglicans le considérait comme un traître et pensait qu’il était
devenu membre d’une Église corrompue qui reniait la vraie foi et qui était
impliquée avec l’Antéchrist. Ceci montre combien étaient forts les préjugés
contre l’Église de Rome, dont l’Angleterre s’était séparée en 1529, sous le roi
Henri VIII, suite au conflit qui l’avait opposé au Pontife romain au sujet de
l’annulation de son mariage. Beaucoup doutaient ouvertement de la rectitude
personnelle de Newman. Ils ne réussissaient pas à s’expliquer comment un
homme aussi intelligent avait pu abandonner l’Eglise d’Angleterre pour
rejoindre un petit groupe de croyants, toujours méprisés et méconnus et en
marge de la société anglaise, malgré la politique d’émancipation commencée
en 1829. Le Cardinal Newman avait trouvé la paix intérieure dans l’Église
catholique mais ses idées et ses initiatives, géniales dans leur genre, étaient
déformées: son projet grandiose d’une université catholique à Dublin s’était
terminé par une faillite; ses intuitions prophétiques sur le témoignage des
fidèles en matière de doctrine furent mal interprétées et jusqu’à être suspectées
d’hérésie; l’Oratoire qu’il avait fondé à Birmingham vivait des relations tendues
avec celui de Londres et semblait proche de sa fin. Newman devait accepter le
fait que sa vie de catholique ne portât apparemment aucun fruit. Dans son
Journal, il inscrivit alors cette triste constatation: « Combien ma vie a été triste
et solitaire depuis que je suis catholique ! Quand j’étais protestant, je trouvais
ma religion triste mais non ma vie ; à présent, c’est le contraire, ma vie est
triste mais pas ma religion. »4 Newman se trouvait alors dans l’une des phases
les plus difficiles de sa vie; il souffrait beaucoup de sa situation et pensait
devoir mourir prochainement, toutefois tout cela changea en l’espace de
quelques mois.
Pourquoi Newman écrivit-il l’Apologia? Quel fut l’élan, l’inspiration, sans
laquelle il n’écrivait jamais ? En cette période, Charles Kingsley, le fameux
romancier et professeur d’histoire à l’Université de Cambridge, publia dans la
3 Dans les biographies les plus connues de Newman, le contexte et la signification de l’Apologia sont exposés.
IAN KER, John Henry Newman, A Biography, Clarendon Press, Oxford 2009²; pour une juste compréhension de
l’Apologia, les lettres écrites par Newman dans la première moitié de l’année 1864 sont précieuses: cfr.
CHARLES STEPHEN DESSAIN (ed.), The Letters and Diaries of John Henry Newman, vol. XXI (cité: LD XXI),
Thomas Nelson, London 1971.
4 JOHN HENRY NEWMAN, Ecrits autobiographiques, Desclée de Brouwer 1956, p. 385
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2
revue Mac Millan’s Magazine une recension du livre de James Anthony Froude,
History of England. Il écrivit dans cette recension: « L’amour de la vérité pour
elle-même n’a jamais été une vertu aux yeux du clergé catholique. Le P.
Newman nous apprend qu’une telle vertu n’est pas nécessaire ni, en somme,
souhaitable; pour lui, la ruse est l’arme que le ciel a donnée aux saints, afin de
résister à la force brutale et mâle du monde maudit où l’on prend mari et
femme. Que cette opinion soit exacte ou non du point de vue de la doctrine,
elle l’est au moins au point de vue de l’histoire » (Apo., 4). Newman répondit à
Kingsley, en lui demandant à son tour, de justifier cette grave assertion. Ce
dernier cita quelques passages d’une homélie de Newman que celui-ci put
clairement prouver avoir été interprétée de façon tendancieuse. Kingsley, bien
que se déclarant prêt à accepter l’éclaircissement de Newman, ne voulut pas
rétracter son affirmation; c’est ainsi que Newman publia toute sa
correspondance avec Kingsley sur le sujet et remporta une complète victoire
dans ce débat.
Mais Kingsley ne se donna pas pour vaincu : il publia une brochure dans
laquelle il accentua les accusations contre Newman et les prêtres catholiques,
affirmant qu’il n’était pas possible de faire confiance à Newman parce que sa
vie n’avait pas été droite : il aurait guidé un mouvement catholique, alors qu’il
était encore anglican ; il justifiait ces affirmations mensongères en se référant
faussement aux principes moraux « romains » selon lesquels serait licite, tout
ce qui correspondait au point de vue personnel. Cette brochure parut le
dimanche des Rameaux 1864 avec le titre : « Que veut dire le Docteur
Newman ? »
Pendant plus de vingt ans, Newman avait été exposé à des accusations et
calomnies publiques. Il n’avait jamais réagi aux attaques mais avait tout
supporté en esprit de pénitence. Il écrivit dans l’Apologia : « Je remettais leur
réfutation plus tard, quand les sentiments personnels seraient éteints et quand
on verrait paraître à la lumière des documents encore enfouis dans les armoires
ou dispersés dans le pays » (Apo, 4). Mais les accusations qui étaient alors
formulées contre lui étaient d’un autre genre. Il ne s’agissait plus seulement de
sa personne mais de tout le clergé catholique. C’est pourquoi, en conscience, il
sentit la nécessité d’agir rapidement et avec fermeté : « Alors même que j’aurais
jugé compatible avec mon devoir à l’égard de ma réputation personnelle de
laisser sans réponse une accusation aussi argumentée contre ma probité, mon
devoir envers mes frères dans le sacerdoce catholique m’aurait défendu d’agir
ainsi. Eux aussi étaient impliqués dans les accusations que cet écrivain avait
portées avec une telle assurance, une telle obstination tout au long du débat,
depuis le passage de la revue qui en avait été l’origine, jusqu’au dernier
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3
paragraphe du pamphlet. En me disculpant, il était clair que je ne poursuivais
pas une querelle purement personnelle, mais j’offrais mes humbles services à
une cause sacrée. Je protestais au nom d’un important groupe d’hommes au
caractère noble, à l’esprit loyal et religieux, sensibles à une vraie dignité, des
hommes qui avaient leur place et leurs droits en ce monde –bien qu’ils fussent
les ministres du monde invisible– et qui étaient insultés par mon accusateur …
non seulement dans ma personne, mais évidemment aussi, et de façon directe,
dans la leur. Aussi commençai-je aussitôt à écrire l’Apologia pro Vita Sua »
(Apo., 6).
De la mi-avril à la mi-juin 1864,
Newman travailla quasiment
sans interruption à cette œuvre.
Le volume XXI de ses Letters
and Diaries contient des textes
touchants qui montent combien cette tâche l’absorbait. Il
travaillait « du matin au soir »
et même « pendant les repas »,
souvent seize heures par jour.
Non seulement pesait sur lui le
devoir d’avancer rapidement, la
fatigue d’écrire, de corriger et
de modifier, mais en plus il
Le bureau de Newman à Birmingham
revivait le conflit intérieur vécu
durant les années précédentes, comme il l’admet dans une lettre : « il me
venait continuellement l’envie de pleurer… » (LD XXI, 103, 107). Grâce à un
grand nombre de documents qu’il avait conservés, à la bonne collaboration de
nombreux amis, mais aussi grâce à sa bonne mémoire, il réussit en très peu de
temps à reconstruire l’histoire détaillée de ses convictions religieuses et à la
mettre par écrit ; durant huit semaines consécutives, chaque jeudi, il sortit un
chapitre sous la forme d’un opuscule. Par la suite, les diverses parties furent
réunies en un seul volume qui fut publié.
L’Apologia est une autobiographie d’un genre particulier, qui est souvent
comparée aux Confessions de St. Augustin. S’inspirant de l’opuscule de
Kingsley, « Que veut dire le Dr Newman? », celui-ci écrivit: « Il demande ce que
je veux dire. En fin de compte, , ce ne sont ni mes paroles ni mes arguments, ni
mes actions qui l’intéressent, mais cette intelligence vive avec laquelle j’écris,
j’argumente, j’agis. Il m’interroge sur mon esprit, sur ce que je crois, sur ce que
je sens. Je lui répondrai » (Apo, 15). Dans l’Apologia, il ne s’agit pas tant pour
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4
Newman de parler d’évènements extérieurs – il ne dit en effet quasiment rien
de sa famille, de ses activités, de ses voyages, de ses tâches quotidiennes, etc. –
que de décrire le développement de ses convictions religieuses « de connaître
mes pensées les plus intimes et, oserais-je même le dire, les rapports qui
existent entre mon Créateur et moi » (Apo., 17). Newman révèle l’histoire de sa
conscience, de sa recherche de la vérité. C’est ainsi qu’il put dénoncer comme
fantaisiste, l’accusation d’une vie trompeuse et déloyale. Son unique désir était
de « dire la vérité et ensuite de tout remettre entre les mains de Dieu » (LD
XXI, 103).
D’un seul coup, la publication de l’Apologia rendit Newman à nouveau célèbre.
Un nombre considérable de personnes la lurent dans toute l’Angleterre; on en
parlait à table, dans les clubs, les trains, partout, et l’œuvre passait de mains en
mains; elle fut recommandée dans les églises par des prédicateurs anglicans ou
catholiques et fut commentée par de nombreux journaux; très vite, elle fut
traduite en diverses langues. C’était clair pour l’opinion publique: Newman
était sorti vainqueur de la controverse qui l’avait opposé à Kingsley. En outre,
l’Apologia contribua grandement à conforter l’Église catholique en Angleterre.
Newman démontra non seulement sa loyauté personnelle et son obéissance à
la vérité mais il parla aussi au nom de tous les prêtres catholiques, contribuant
ainsi à accroître la considération envers eux. C’est ainsi qu’on peut comprendre
que non seulement l’évêque de Birmingham, mais encore 558 prêtres –près de
la moitié du clergé anglais de l’époque– remercièrent personnellement
Newman pour la publication de l’Apologia. De l’étranger, des marques de
reconnaissance écrites arrivèrent à Newman comme celle de la Convention
catholique allemande de Würzburg de 1864. L’Apologia fut accueillie de
manière positive même du côté anglican. Beaucoup s’émerveillèrent de ce que
Newman eût écrit au sujet de l’Église anglicane avec tellement d’empathie et
lui renouvelèrent leur amitié. Même ceux qui ne pouvaient pas comprendre la
conversion de Newman exprimèrent leur vive admiration pour sa magnifique
utilisation de la langue, pour la sincérité et la cohérence avec lesquelles il avait
poursuivi son chemin. Il est certain que l’Apologia, bien plus que d’autres
livres, contribua à vaincre un grand nombre de préjugés des Anglais contre
l’Église catholique. A tous ceux qui recherchaient sincèrement la vérité, il
devint clair qu’il existait dans la vie de Newman un fil conducteur, lequel
unissait entre elles les diverses étapes de son histoire mouvementée:
l’obéissance à la vérité qui s’était peu à peu révélée à lui.
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Le fil conducteur
L’Apologia est d’une lecture difficile. Newman, avec cet écrit sur sa vie, n’offre
pas un roman mais fait parler des sources objectives; il présente les personnes
qui ont influencé et orienté ses convictions religieuses et il décrit le
développement de sa pensée au cœur des défis de l’Église et de la société de
l’Angleterre de la première moitié du XIXème siècle. Celui qui se plonge dans
la lecture des cinq chapitres de l’Apologia obtient une vision profonde des
motifs de Newman. La complexité et l’aspect dramatique du cheminement de
sa conscience ne peuvent être résumés en quelques lignes. En dernière analyse,
un tel chemin est bien le fruit d’une conversion réalisée en trois étapes
successives.
John Henry Newman, né le 21 février 1801 à Londres, a grandi dans la maison de
ses parents anglicans. Très vite, sa maman le familiarise, lui et ses cinq autres
frères, avec la Bible. Néanmoins ce qui caractérisait l’ensemble de cette
approche n’était pas la foi mais le sentiment. C’est pourquoi, Newman écrivit
plus tard : « je n’avais pas de convictions religieuses bien établies » (Apo, 23)
pendant mon enfance. À quatorze ans, il lisait déjà des auteurs comme Hume
et Voltaire, dont les idées lui apparaissaient évidentes et éteignirent presque
son inclination religieuse. Cette tempête intérieure déboucha sur sa première
conversion : « Quand j’eus quinze ans (en automne 1816), un grand
changement concernant mes idées se fit en moi. Je subis l’influence d’un credo
défini, et j’acceptai dans mon esprit les impressions produites par les dogmes,
impressions qui par miséricorde divine, ne se sont plus jamais effacées ni
obscurcies» (Apo., 25). Comment arriva-t-il à cette transformation de sa pensée
juvénile ? La famille de Newman se trouvait économiquement en difficulté et
c’est pourquoi John Henry, qui entretemps était tombé malade, dut rester au
collège pendant les vacances de l’été 1816. Durant ces semaines, il lut sur le
conseil d’un enseignant calviniste, le livre intitulé La force de la vérité de
Thomas Scott. Ce livre le toucha profondément : il lui fit découvrir une foi
personnelle en Dieu et lui fit reconnaître la précarité des choses terrestres. Une
pensée lui fit trouver la paix celle portant sur « l’existence des deux seuls êtres
absolus et lumineusement évidents par eux-mêmes : moi-même et mon
Créateur » (Apo., 25). Avec cette première conversion, la foi de Newman eut un
fondement solide : « Depuis l’âge de quinze ans, le dogme a été le principe
fondamental de ma religion ; je ne connais pas d’autre religion ; je ne peux en
imaginer aucune autre ; la religion comprise comme un simple sentiment est
pour moi un rêve et une tromperie. De même que l’on ne peut concevoir un
amour filial sans l’existence d’un père, ainsi on ne peut avoir de dévotion sans
la réalité d’un Être Suprême » (Apo., 61).
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Newman termina ses études à Trinity
College et devint professeur au fameux Oriel
College, entrant ainsi en contact avec les
plus grandes personnalités intellectuelles
qui enseignaient alors à Oxford et qui
influencèrent sa pensée. Il prit aussi la
décision d’entrer au service de l’Église
d’Angleterre: il fut ordonné diacre en 1824
et un an plus tard devint prêtre anglican; en
1828, il assuma la charge prestigieuse
d’aumônier de la paroisse universitaire
d’Oxford. Durant ces années-là, il se libéra
de quelques aspects individualistes de sa
personnalité et ressentit toujours plus
l’influence de Keble et de Froude qui étaient
Oriel Common Room
alors les représentants les plus notables de
la Haute Église Anglicane. En 1828, Newman
sortit de l’orbite du libéralisme, par lequel il avait été tenté, et commença à lire
de façon systématique les Pères de l’Église. Cette lecture devint pour lui
décisive. En 1832, il publia sa première grande étude sur Les Ariens du IVème
siècle. Cependant, alors qu’il était à la recherche de la vérité sous la conduite
des Pères, il constata avec grande inquiétude l’influence croissante du courant
de pensée libéral à Oxford et dans toute l’Angleterre. Ce constat le poussa à
fonder, avec d’autres ecclésiastiques anglicans, le Mouvement d’Oxford (1833).
La conviction fondamentale de ce mouvement était que l’Angleterre s’éloignait
de la foi de l’Église primitive et qu’elle avait besoin d’une “ seconde réforme”
pour restaurer l’esprit du christianisme primitif dans l’Anglicanisme. Les
promoteurs du mouvement opérèrent surtout par le biais d’une intense activité
homilétique et de la publication d’opuscules intitulés traités. A côté du
principe dogmatique, la pensée ecclésio-sacramentelle fut essentielle pour le
mouvement, à savoir que : « il existait une Église visible avec des sacrements et
des rites, canaux de la grâce invisible » (Apo., 62). Newman fut la force motrice
du mouvement. Sa conversion à la foi de l’Église fut la seconde étape
fondamentale du cheminement de sa conscience.
Mais le Mouvement d’Oxford avait un autre principe fondamental, celui d’être
anti-romain pour évacuer toute accusation de papisme. En conséquence,
Newman chercha à poser des fondements solides à l’anglicanisme et
approfondit la théorie de la Via Media. Selon cette théorie, les protestants
auraient abandonné des éléments du credo primitif, les catholiques auraient
souillé la pureté de la foi par des ajouts et des erreurs, tandis que les anglicans,
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s’en tenant à la Via Media seraient restés fidèles à la tradition de l’Église
primitive. Mais la théorie de la Via Media présentait une difficulté. La vérité se
trouve-t-elle toujours au milieu? En étudiant l’hérésie du monophysisme et de
l’arianisme, Newman dut reconnaître que la réponse à cette question était non.
La vérité n’était pas du côté des semi-ariens mais du côté de Rome. C’est ainsi
que la théorie de la Via Media croula comme un château de cartes. Newman
dut en outre subir une condamnation de l’Université d’Oxford et de la part des
évêques anglicans, le refus de son Tract 90 : celui-ci représentait une tentative
d’explication des 39 articles du credo anglican dans le sens catholique pour
décourager les anglicans de la conversion. Il décida donc en 1841, d’aller avec
quelques amis à Littlemore, un
petit village voisin d’Oxford,
pour discerner son avenir au
moyen de la prière, du jeûne et
de l’étude. Il était convaincu que
Dieu lui donnerait la lumière
nécessaire seulement s’il savait
attendre avec patience, prier
avec ferveur et écouter attentiveLittlemore aujourd’hui
ment la voix de sa conscience.
En 1843, il retira toutes ses
accusations contre l’Église de Rome qu’il avait jusqu’alors considérée comme
liée à la cause de l’Antéchrist. Il renonça avec grand regret à sa charge de
professeur et d’aumônier universitaire. D’une lettre écrite à cette période, on
peut déduire combien il devait, en conscience, se tourmenter au sujet de son
avenir: « L’unique question est celle-ci : Puis-je trouver le salut dans l’Église
anglicane? (C’est une question personnelle, il ne s’agit pas de savoir si tel autre
le peut, mais si moi je le peux) Serais-je sauvé si moi je devais mourir cette
nuit? Est-ce un péché mortel pour moi de ne pas entrer dans une autre
communion? » (Apo., 208). La vraie difficulté que Newman dut surmonter était
de savoir si les récents enseignements de Rome au sujet du purgatoire, de
Marie, des saints, falsifiaient la foi pure des Pères ou non; c’est ainsi qu’il écrivit
en 1845 un essai sur Le développement de la doctrine chrétienne. Le résultat de
cette étude détermina sa conversion finale et son avenir. Il écrivit à ce sujet:
« À mesure que j’avançais, les difficultés s’évanouissaient devant moi et je
cessai de parler des “ catholiques romains ” pour les appeler en toute liberté les
“ catholiques ”. Je demandai à être reçu parmi eux avant que le livre ne fût
terminé, et il est resté dans l’état où il se trouvait alors : inachevé » (Apo., 211).
Le 8 octobre 1845, la veille de sa conversion à l’Église catholique, il écrivit à ses
amis les plus intimes: « j’attends ce soir le père Dominique, ce passionniste.
C’est un homme simple et d’une grande sainteté et en même temps doté de
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facultés remarquables. Il ne connaît pas mes intentions, mais j’entends lui
demander de m’admettre dans l’unique troupeau du Christ... » (Apo., 211).
Newman conclut l’Apologia avec un chapitre très intéressant sur ses
convictions religieuses à partir de sa conversion. Il commence par sa foi en
l’existence de Dieu, qui est pour lui aussi évidente que sa propre existence et il
constate en même temps avec une clarté impressionnante la diffusion du
manque de foi dans la société moderne. Il décrit le cours de l’histoire humaine
en affirmant: « les déceptions de la vie; la défaite du bien, le triomphe du mal,
les souffrances physiques, les angoisses morales, la prédominance et l’intensité
du péché, l’invasion de l’idolâtrie, la corruption, l’irréligion triste et sans espoir,
cette condition enfin de toute la race humaine décrite d’une manière si
effrayante et cependant si exacte par ces paroles de l’Apôtre : ‘Etant sans espoir
et sans Dieu dans le monde’ ; - tout cela constitue un spectacle qui étourdit et
fait frémir ; tout cela s’imprime dans l’esprit avec le sentiment d’un profond
mystère qui se trouve au-delà de toutes les solutions humaines » (Apo., 217).
Selon Newman, l’humanité s’est trouvée prise dans les racines de ce mal que les
théologiens appellent « le péché originel » , et qui à ses yeux « est aussi certain
que l’existence du monde et l’existence de Dieu » (Apo., 218)
A partir du moment où Dieu ne veut pas que les hommes tombent dans le
scepticisme, continue Newman, il est nécessaire d’admettre qu’il a fondé une
institution à laquelle il a confié la pleine vérité de la révélation et le vrai
remède aux maux de l’humanité: « Je suis amené à parler de l’infaillibilité de
l’Eglise, comme d’un moyen providentiel établi par la miséricorde du Créateur
pour conserver la religion dans le monde, et restreindre cette liberté de pensée,
qui naturellement est en elle-même, l’un de nos plus grands dons naturels »
(Apo., 220). L’Église n’enseigne pas « que la nature humaine ne peut être
corrigée … mais qu’elle doit être libérée, purifiée et restaurée. Elle ne dit pas
que cette nature n’est qu’une accumulation de maux sans espoir, mais qu’elle a
reçu la promesse de grandes possibilités, et que même dans son état actuel de
désordre et d’excès, elle possède une vertu et une gloire qui lui sont propres.
Enfin l’Eglise sait et prêche qu’une telle restauration doit être faite non pas
grâce à des moyens extérieurs précis comme l’enseignement et la prédication,
mais par une force spirituelle ou une … une grâce intérieure, venus directement
d’en haut, et dont l’Eglise est le canal. Sa mission est de sauver la nature
humaine de sa misère, non seulement en lui rendant sa place primitive, mais
en l’élevant à un niveau plus élevé encore » (Apo., 221-222). A cette Église qui
est infaillible dans les questions de foi et de morale et offre aux hommes le
remède divin de la grâce, Newman professe d’appartenir sans condition et avec
la plus profonde conviction.
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9
Pour conclure, Newman affronte encore un troisième thème fondamental: le
rapport entre la foi et la science. Jusqu’à alors, il a exposé la compétence du
magistère ecclésiastique pour la défense de la révélation, maintenant il veut
démontrer comment la doctrine de l’Église et la libre recherche scientifique
sont en étroite relation réciproque: « deux grands principes agissent dans
l’histoire de la religion, l’autorité et le jugement privé… Chaque fois que
l’infaillibilité s’exerce, son action résulte d’un déploiement intense et varié de la
raison, tour à tour son alliée et son adversaire; son œuvre une fois accomplie,
elle provoque encore une réaction de la raison contre elle. … la chrétienté
catholique offre à nos regards, non pas un simple tableau d’absolutisme
religieux, mais le spectacle constant du flux et du reflux de l’autorité et du
jugement privé, avançant et se retirant alternativement comme la marée »
(Apo., 225). D’une part, l’autorité de l’Église, défend la raison « de ses propres
excès suicidaires » (Apo., 220), d’autres part, elle a besoin de tout l’engagement
de la raison et de la contribution des diverses écoles théologiques des différents
pays du monde. Cela fait partie de la catholicité de l’Église qui, selon Newman,
« est non seulement une des notes de l’Église, mais, selon les desseins divins,
est aussi une de ses garanties » (Apo., 238-239). Ces affirmations montrent avec
quel équilibre Newman décrit la relation entre le magistère et la recherche
scientifique sans tomber dans des extrêmes tels que le fidéisme ou le
rationalisme.
L’actualité
Si l’Apologia pro Vita Sua décrit le chemin intérieur d’un théologien du XIXème
siècle, elle garde une signification toujours valable pour affronter les grands
défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.
Newman débute l’Apologia par une description de sa première conversion, la
conversion à la foi au Dieu vivant. Même si cette description est brève, elle
nous montre suffisamment l’impulsion intérieure de la recherche de Newman
pour Dieu qui devint une réalité authentique. Personne n’a su comme Benoît
XVI exprimer l’importance de cette conversion lorsque, dans son discours du
20 décembre 2010 il déclara : « Jusqu’à ce moment-là, Newman pensait comme
la plupart des hommes de son temps et comme la plupart des hommes
d’aujourd’hui, qui n’excluent pas simplement l’existence de Dieu, mais la
considèrent de toutes façons comme quelque chose d’incertain n’ayant aucun
rôle essentiel dans leur propre vie. Ce qui lui apparaissait vraiment réel, à lui
comme aux hommes de son temps et de notre temps, c’était l’empirique,
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10
autrement dit ce qui est matériellement
saisissable. Voilà la « réalité » selon
laquelle on s’oriente. Le « réel » est ce
qui est saisissable, ce sont les choses qui
peuvent se calculer et se prendre en
main. Dans sa conversion, Newman
reconnaît que les choses sont justement
en sens inverse : que Dieu et l’âme,
l’être lui-même de l’homme au niveau
spirituel, constituent ce qui est vraiment réel, ce qui compte. Ils sont bien
plus réels que les objets saisissables. Cette conversion représente donc une
révolution copernicienne. Ce qui, jusqu’alors, était apparu irréel et secondaire
se révèle maintenant comme la chose vraiment décisive. Quand une telle
conversion se produit, ce n’est pas simplement une théorie qui change, mais
c’est la forme fondamentale de la vie qui change. Nous avons tous toujours
besoin d’une telle conversion : nous sommes alors sur le droit chemin ».
Newman répète sans cesse qu’il faut « réaliser » la foi en Dieu, pénétrer sa
vérité, s’adapter à elle afin qu’elle influence notre vie pratique. C’est parce que
dans les dernières décennies, cet engagement a été mis au second plan, que des
millions d’hommes ont abandonné la foi. Newman a prédit cette apostasie.
Aujourd’hui, il nous exhorterait ainsi: convertissez-vous à ce qui compte et
ouvrez vos cœurs, votre esprit et votre conscience à Dieu, soyez conscients de
sa présence; donnez lui la première place dans votre vie; vivez de la foi! Cela
fait de vous des témoins crédibles, y compris devant ceux qui vacillent, ceux
qui sont éloignés ou qui, comme tant de contemporains, cherchent la vérité.
Dans sa première conversion, Newman avait découvert la vérité d’un Dieu
personnel qui l’avait interpelé au plus profond de sa conscience. L’Apologia
montre comment il se laissa guider par la voix de sa conscience – semblable à
une « douce lumière » – comment ainsi, pas à pas, il s’ouvrit à la vérité et obéit
à ses exigences. Newman est surtout un témoin et un maître de la conscience –
au sens vrai et authentique du terme– qu’il est absolument nécessaire de
redécouvrir aujourd’hui. Laissons de nouveau la parole au Pape émérite qui
constatait dans le discours déjà cité: « Dans la pensée moderne, la parole
‘conscience’ signifie qu’en matière de morale et de religion, la dimension
subjective, l’individu, constitue l’ultime instance de la décision. Le monde est
divisé dans les domaines de l’objectif et du subjectif. A l’objectif appartiennent
les choses qui peuvent se calculer et se vérifier par l’expérience. La religion et la
morale échappe à ces méthodes et par conséquent sont considérées comme
appartenant au domaine du subjectif. Il n’existerait donc pas finalement de
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11
critères objectifs. L’ultime instance qui ici pourrait décider, ne serait donc que
le sujet ; et avec le mot ‘conscience’ on exprimerait justement cela : dans ce
domaine seul l’individu peut décider avec ses intuitions et ses expériences. La
conception de la conscience chez Newman est diamétralement opposée. Pour
lui ‘conscience’ signifie la capacité de vérité chez l’homme : la capacité à
reconnaître justement dans les domaines décisifs de son existence - religion et
morale - une vérité, la vérité. La conscience, cette capacité de l’homme à
reconnaître la vérité lui impose donc en même temps, le devoir de se mettre en
route vers la vérité, de la chercher et de se soumettre à elle là où il la rencontre.
La conscience est donc capacité de vérité et d’obéissance à l’égard de la vérité
se montrant à l’homme qui cherche avec un cœur ouvert. » Dans son
cheminement intérieur, Newman rencontra de nombreuses personnes qui lui
donnèrent des messages importants pour la vie. Mais il dut en laisser la
majeure partie afin de pouvoir suivre la lumière intérieure de sa conscience qui
représentait toujours pour lui la boussole la plus fiable. Dans l’Apologia, il se
montre reconnaissant envers tous ceux qui l’ont accompagné sur une partie du
chemin et décrit aussi comment la conscience le força à prendre des décisions
qui ne furent pas comprises et qui le conduisirent à la solitude. Mais
l’obéissance à sa conscience le rendit intérieurement libre de tout attachement
à la carrière, aux honneurs, à la profession et le libéra pour Dieu, pour la vérité,
pour l’Église du Christ. Newman, par sa vie, nous montre que la conscience
n’est pas la voix du je mais l’écho de la voix de Dieu, l’avocat de la vérité dans
nos cœurs. « La conscience est le centre le plus secret de l’homme, le
sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre. » (Concile
Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et Spes, n. 16). Ayons-nous nous
aussi le courage de prêter attention à cette voix, même si elle nous éloigne de la
masse, sentons-nous obligés envers ses indications pour pouvoir vivre en
personnes libres, vraies et authentiques.
L’obéissance à la vérité conduisit Newman à la porte de l’Église de Rome. On a
souvent souligné que l’Apologia pro Vita Sua n’était pas une apologie de l’Eglise
catholique mais que Newman aurait seulement voulu faire comprendre le
cheminement de sa conscience. A bien y regarder, il est vrai que dans
l’Apologia, Newman n’apporte pas tant des arguments théologiques
qu’historiques. Il raconte avec une extrême sincérité l’histoire de ses propres
convictions religieuses: comment, après sa première conversion, il se
familiarisa toujours plus avec les grandes vérités du christianisme; comment il
s’efforça de réformer sa propre communauté religieuse selon le modèle de
l’Église primitive et de la préserver de la mauvaise influence du libéralisme
religieux; comment, contre sa propre volonté, poussé par une nécessité
intérieure, il s’approcha toujours plus de l’Église catholique, et comment
© Int. Centre of Newman Friends, 2013
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finalement, après de multiples épreuves, il arriva à la conviction de devoir faire
le pas de la conversion. Newman, néanmoins, publia l’Apologia avec l’intention
non seulement de se défendre mais aussi de défendre la réputation du
sacerdoce catholique à travers l’évocation publique de l’histoire de ses
convictions religieuses, et enfin “ pour dire la vérité”. C’est pourquoi l’Apologia
peut aussi se comprendre comme une défense de l’Église catholique sous la
forme d’un témoignage. Parce que, comme l’a dit Paul VI, « l’homme
contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres ». (Paul VI,
Exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi, n. 41), des écrits comme
l’Apologia sont à l’heure actuelle beaucoup plus convainquants que les
arguments purement théoriques. Peut-être, pourrions-nous même dire: la
véritable apologie de l’Église catholique de nos jours, doit avoir la forme du
témoignage pour être crédible et pour persuader. En outre, dans le dernier
chapitre de l’Apologia de Newman se trouve une reconnaissance de
l’infaillibilité de l’Église, à laquelle est confié le remède pour soigner le vrai mal
de l’humanité ; cette doctrine peut protéger la raison d’excès réducteurs et
destructeurs et n’est pas seulement ouverte à la juste recherche scientifique
mais l’encourage et la soutient. L’Église a besoin, aujourd’hui plus que jamais,
de ces témoignages de ces témoins et de ces confesseurs qui unissent la pensée
et la vie.
Enfin, l’Apologia contient encore un message pour le mouvement œcuménique.
Elle rappelle qu’ « Il n’y a pas de véritable œcuménisme sans conversion
intérieure » (Concile Vatican II, Décret Unitatis redintegratio, n. 7). Avec la
conversion, préjugés et malentendus doivent être extirpés ; abus et excès
doivent être si possible supprimés, afin que l’opposition entre théorie et
pratique dans les communautés particulières n’empêche pas de progresser vers
l’unité. Pour Newman, la prière persévérante et la pénitence sont essentielles
tandis que les contrastes de la doctrine doivent être affrontés à partir de
l’Écriture Sainte, des Pères de l’Église et des grands maitres du christianisme. Il
faut par conséquent, obéir à la vérité révélée, sans compromission ou fausse
peur. La question a été posée de savoir si, pour la cause de l’unité, il n’eût pas
été préférable que Newman restât dans l’Église d’Angleterre pour œuvrer à la
réunification avec l’Église catholique. Certainement, Newman aurait pu
s’engager à la « catholicisation » de l’Église d’Angleterre contre la volonté des
évêques. Mais il aurait ainsi renoncé à son intégrité personnelle, il n’aurait pas
suivi sa conscience et il aurait aussi perdu son influence. Pour Newman, quitter
l’Église d’Angleterre ne fut pas facile: il aimait son Église, il aimait Oriel et
Oxford, il aimait sa famille et ses amis. Mais l’impératif de la conscience fut
plus fort que toute autre considération humaine. Dans cette injonction, il
reconnut la volonté de Dieu. Pour lui, il était clair que notre devoir est de
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toujours obéir à la vérité. C’est aussi pour cette raison que Newman est une
éminente figure œcuménique.
Béatification de Newman
19. septembre 2010
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