M I S E A U P O I N T Les troubles affectifs et comportementaux des adultes traumatisés crâniens graves (TCG) Mood and behavioural disorders in traumatic brain injured adults ● C. Fayada*, J.L. Truelle** P O I N T S P O I N T S F O R T S F O R T S ■ Les troubles affectifs et comportementaux sont le facteur principal du handicap des traumatisés crâniens graves (TCG). ■ Trois dimensions interfèrent : neuropsychologique, psychopathologique, psychosociologique. ■ Le diagnostic repose sur les plaintes du patient et de l’entourage, l’histoire pré- et post-traumatique, l’observation, le contexte de vie et le handicap. ■ Le traitement – multidisciplinaire et à long terme – comporte, plus que les médicaments, des psychothérapies adaptées, individuelle et/ou familiale et le cadre institutionnel (centre de jour, travail protégé). Mots-clés : Traumatisme crânien – Comportement. S U M M A RY S U M M A RY Behavioural disorders are the main factor of handicap in the Traumatic Brain Injured (TBI). They reflect 3 interfering etiological dimensions: neuropsycho logical (or lesional), psychopathological, social and envi ronmental. The evaluation involves: the complaints of the patient and, moreover, the relative’s opinion, the pre- and post-traumatic history and semi-structured interview, following, for example, the neuro-behavioral rating scale of H. Levin. The main disorders are: loss of initiative, loss of emotional c o n t rol, somatic complaints, depression and anxiety, family consequences and the hard process of handicap acceptance and identity reconstruction. The pharmacological treatment is poorly assessed. In addition to individual or family oriented psychotherapies, care is based on holistic and multidisciplinary programs dealing with “reso cialisation” of the TBI, in France, day welcome centre s , long-term case management, transitional programs fro m rehabilitation to re-entry (UEROS). Keywords: Traumatic Brain Injury – Behavioural Disorders. La Lettre du Neurologue - n° 5 - vol. VIII - mai 2004 es troubles affectifs et comportementaux représentent, plus que les séquelles physiques et intellectuelles, le facteur principal du handicap des TCG et sont la cause principale des ruptures familiales et de l’incapacité à reprendre un emploi. Ils sont souvent sous-évalués en condition d’examen, en particulier lors des expertises (1). L PHYSIOPATHOLOGIE : UN MODÈLE TRIDIMENSIONNEL, BIO-PSYCHO-SOCIAL La dimension neuropsychologique ou lésionnelle (tableau I) (2) La diffusion habituelle des lésions explique la sémiologie souvent intriquée. Tableau I. Expression comportementale des lésions cérébrales. Lésions Comportement Frontales ou axonales diffuses sémiologie commune Convexité frontale Médio-basales (ou orbito-frontales) Frontales gauches Frontales droites Bithalamiques Bipallidales Temporales Pariétales Occipitales Ralentissement, anosognosie, troubles du jugement, égocentrisme Défaut d’initiative, trouble de l’organisation, indifférence affective Agitation, désinhibition, perte des normes sociales, non-représentation des intentions d’autrui, irritabilité Dépression Euphorie Démence, syndrome frontal Perte d’autoactivation psychique, compulsions Agressivité, irritabilité, anxiété, intolérance à la contrainte Confusion, dépression, hallucinations Délire, agitation La dimension psychopathologique (3) Différents syndromes psychopathologiques sont observés : • Trouble organique de la personnalité. Certains traits de la personnalité antérieure se trouvent souvent majorés : dépendance/indépendance, extraversion/retrait. La personnalité est un facteur clé de l’évolution. * UEROS, l’Adapt-Foch, hôpital Foch, Suresnes. ** Service de neurologie, hôpital Foch, Suresnes. 147 M I S E A • Syndromes dépressifs et anxieux. Inhabituels dans les mois qui suivent l’accident, ils émergent au fur et à mesure de la prise de conscience du handicap et de ses conséquences (fatigue, mise en échec). Un quart à la moitié des TCG font alors une dépression majeure. Les circonstances de l’accident (agression, deuil d’un proche) peuvent y contribuer. Le risque de suicide est de 0,84 %, soit quatre fois plus que dans la population du même âge. Il est corrélé à la sévérité du traumatisme. • Troubles liés à des états de stress. L’adaptation au stress est altérée : fatigabilité, aréaction, déstabilisation ou opposition et agressivité. • Symptômes psychotiques. Ils sont assez rares. Il est souvent difficile de distinguer un syndrome psycho-organique post-traumatique d’allure schizophrénique de l’éclosion d’une schizophrénie (on discute alors l’éventuel rôle déclenchant du traumatisme). Le concept de schizophrénie post-traumatique reste débattu. • Réaménagements psychologiques. Dans sa relation à autrui, le patient extériorise les effets des anomalies neuropsychologiques et des réaménagements psychologiques sur le cours de sa pensée, de son discours, de ses émotions. La réduction de ses capacités d’autocritique et d’introspection accroît les quiproquos et les conflits. Un processus d’assimilation du handicap, long et difficile, mais nécessaire pour la reconstruction de l’identité, s’ébauche alors. L’analyse des motivations, des défenses et des conflits intrapsychiques du patient est déterminante pour atténuer les troubles du comportement et faire émerger un nouveau projet de vie réaliste. La dimension psychosociologique L’environnement conditionne l’expression du comportement. L’épuisement de la famille, l’éclatement du couple, l’éloignement des amis, contribuent à la pérennisation des troubles. À l’inverse, un partenaire solide et attentif est un facteur de stabilisation. Le TCG touche le plus souvent un adolescent ou un adulte jeune, brisant son élan à l’âge de l’indépendance, du premier logement, du premier emploi, du premier amour. La procédure d’expertise et d’indemnisation est souvent un facteur de majoration des troubles, le patient, victime, se percevant parfois comme accusé. Ces trois dimensions – neuropsychologique, psychopathologique et sociale – interviennent systématiquement chez les TCG et interfèrent entre elles. ÉVALUATION Méthode L’évaluation comporte l’analyse des points suivants : – les antécédents : psychiatriques personnels et familiaux, les déficiences antérieures (physiques, sensorielles ou mentales), les toxicomanies (alcool, tabac, cannabis) et les circonstances de l’accident ; 148 U P O I N T – le mode de vie : le cursus professionnel, les activités, l’organisation familiale et sociale, comparés avant et après l’accident, la situation administrative, financière et juridique ; – l’histoire des troubles du comportement : leurs conditions d’apparition en fonction des événements (séparation, deuil, diff icultés financières) et de l’environnement ; – l’examen du comportement : il débute par le recueil des plaintes de comportement du patient et surtout par le témoignage d’un proche, indispensable du fait des troubles de l’autocritique du patient. Le comportement actuel est-il différent du comportement antérieur ? Quelles sont les relations entre le sujet et son entourage ? L’on s’efforce ensuite de cerner le profil de comportement à partir d’un entretien semi-structuré et d’une échelle de comportement. La mieux validée et la plus utilisée pour les TCG est l’échelle neurocomportementale révisée (NRS) qui regroupe des troubles, affectifs et comportementaux, mais aussi cognitifs, qui s’y intègrent et les conditionnent (4). Nous proposons d’y adjoindre l’agressivité, les conduites addictives, les troubles sexuels, du sommeil et de la faim, et le retentissement familial. Les perturbations les plus fréquentes peuvent être regroupées en quatre catégories : les symptômes déficitaires (défaut d’initiative, désintérêt), les symptômes “productifs” (défaut de contrôle émotionnel, irritabilité, désinhibition, agitation) – en sachant qu’un TCG peut, au cours d’une même journée, passer de l’apathie à l’agressivité –, les comportements à composante somatique (plaintes, conduites addictives, troubles sexuels) et les troubles a ffectifs (dépression, anxiété) ; l’ensemble de ces catégories retentit sur l’entourage. Enfin, un entretien psychologique permet de mieux identifier, en référence à la CIM10, les syndromes psychopathologiques. L’examen physique neurologique et extra-neurologique est essentiel pour évaluer les déficiences et incapacités physiques et Tableau II. Échelle neurocomportementale révisée en 4 degrés (absent, discret, moyen, sévère). 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 Diminution de la vigilance Hyperactivité, agitation Désorientation Troubles de l’attention Baisse d’articulation Troubles de l’expression orale Trouble de la compréhension orale Troubles de la mémoire Ralentissement moteur Préoccupations somatiques exagérées Troubles de l’autocritique Hallucinations Contenu de pensée inhabituel Anxiété Humeur dépressive 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 Sentiment de culpabilité Labilité de l’humeur Diminution de l’affectivité Irritabilité Désinhibition Excitation Hostilité Méfiance Repli sur soi Désorganisation des concepts Troubles de la flexibilité de la pensée Troubles de la capacité de planification Diminution de l’initiative et de la motivation Fatigabilité mentale La Lettre du Neurologue - n° 5 - vol. VIII - mai 2004 le handicap. Les investigations complémentaires sont utiles au diagnostic étiologique des troubles du comportement : – le bilan neuropsychologique est indispensable pour identifier un syndrome frontal, des troubles de la mémoire ou de la communication, qui coexistent avec les troubles du comportement. Ce bilan permet de mieux les comprendre et de les traiter ; – l’imagerie cérébrale (l’IRM cérébrale) est nécessaire. La scintigraphie cérébrale (SPECT) peut montrer des sites d’hypoperfusion, en particulier orbitofrontal et temporal dans l’agressivité. Synthèse et interprétation La confrontation des points de vue – patient, famille, professionnels divers – est utile à cette interprétation des troubles. Le diagnostic étiologique est, par essence, plurifactoriel. On évalue le rôle respectif : – du syndrome comportemental organique, avec les corrélations anatomo-neuropsychologiques évoquées (tableau I) ; – des syndromes psychopathologiques et des réaménagements psychologiques ; – de l’environnement, susceptible d’expliquer la déstabilisation, même à long terme, de l’équilibre émotionnel précaire des TCG. Dans la perspective du traitement, on identifie : – le comportement le plus perturbant ; – les troubles du comportement “cibles” des médicaments (irritabilité ou apragmatisme) ; – les déficits neuropsychologiques accessibles à la rééducation ; – les ressources psychologiques, c’est-à-dire la capacité du sujet à coopérer et à susciter l’empathie, le degré d’introspection et d’élaboration, la motivation à investir le quotidien ; – le projet de vie du patient, réaliste ou non, à ajuster. Le pronostic de la réinsertion repose sur cinq facteurs (5) : l’engagement volontaire du blessé, la stabilisation émotionnelle, la disponibilité d’un partenaire familial et d’un référent professionnel, la conscience et l’acceptation du handicap, la reconstruction de l’identité. Ces éléments évoluent sur le long terme, expliquant améliorations et aggravations tardives. ainsi sous-évalués, et requièrent le témoignage d’un proche. Des difficultés de réinsertion sociale et/ou professionnelle nécessitent une évaluation du handicap en situation pour reconstruire le projet de vie. Le retour à la conduite automobile nécessite une évaluation spécialisée et en situation, prenant en compte les troubles du comportement. TRAITEMENT Il reste mal codifié, faute d’études contrôlées, de thérapeutes entraînés et de programmes adaptés. Il nécessite un référent, l’intervention et la coordination des professionnels de plusieurs disciplines, idéalement regroupés en un même lieu. La prise en charge est longue, à la mesure des réaménagements psychologiques. Les médicaments Ils ne constituent, le plus souvent, qu’un aspect contingent du traitement. Il n’existe, à notre connaissance, aucune étude de médicament psychotrope qui ait été randomisée en double aveugle, de niveau de preuve I et appliquée au comportement des TCG. Les effets secondaires des psychotropes (sédation, effets extrapyramidaux) sont majorés chez les cérébro-lésés. Il faut donc augmenter proTableau III. Médicaments et troubles du comportement des TCG. Trouble de comportement • Syndrome orbitofrontal (désinhibition) • Syndrome temporal (instabilité) • Syndrome dorsofrontal (inertie) • Syndrome dépressif • Fatigabilité, apragmatisme • Tension interne, agitation • Symptômes psychotiques, désinhibition, agressivité, passage à l’acte • Hyperactivité • Apragmatisme Quel médicament ? Thymorégulateurs : carbamazépine Antidépresseurs : inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (IRS) IRS Anxiolytiques : buspirone Neuroleptiques atypiques : olanzapine, clozapine, ziprasidone méthylphénidate L-dopa, bromocriptine, amantadine, modafinil Situations particulières Un trouble aigu du comportement (crise familiale aiguë, passage à l’acte) justifie l’évaluation rapide des risques de dangerosité, avant traitement sédatif et/ou prise en charge psychiatrique. Dans les actes délictueux (délinquance, criminalité), l’état prétraumatique (bas niveau socio-économique, délinquance antérieure) intervient ainsi que la sévérité du traumatisme cérébral, en particulier fronto-temporal. La responsabilité s’en trouve diminuée. Un risque de mise en danger social ou financier (par exemple à l’occasion d’un divorce) soulève la question d’une tutelle ou d’une curatelle. Au cours d’une expertise, le défaut d’autocritique et le contexte “contenant” limitent l’expression des troubles du comportement, La Lettre du Neurologue - n° 5 - vol. VIII - mai 2004 gressivement les médicaments et éviter leur multiplication. Les psychothérapies L’approche analytique se heurte, dans son déroulement habituel, aux troubles de l’interaction, de l’introspection et de l’autocritique. Les thérapies cognitivocomportementales sont fondées sur l’analyse de la séquence des circonstances d’éclosion des caractéristiques et conséquences du comportement inadapté, sur le renforcement positif par la récompense des comportements adaptés, la sanction des réactions adverses et l’habituation progressive aux contraintes de l’environnement. Enfin, l’approche systémique prend en 149 M I S E A U compte la triangulation blessé-famille-soignants comme une pathologie du groupe et du lien, pour les reconstruire (6). L’assistante sociale Les institutions et les programmes R Ils comportent, en France, foyers de vie, centres d’activité de j o u r, travail protégé, association des familles de traumatisés crâniens et 28 UEROS (unités d’évaluation, de réentraînement et d’orientation socioprofessionnelle pour cérébro-lésés). Le “milieu thérapeutique”, élaboré par Y. Ben-Yishai (7), constitue un des programmes les plus efficients, fondé sur la “resocialisation” et le travail en groupe des patients, des familles et des professionnels. Les rares études d’évaluation des programmes tendent à montrer l’efficacité d’une prise en charge globale et multidisciplinaire. - É É V V I. Dans l’évaluation des tro u bles du comport ement des TCG : a. la quantification des troubles est difficile car les troubles sont surtout subjectifs. b. un des objectifs primordiaux de l’évaluation est d’identifier les facteurs étiologiques des troubles du comportement. c. le profil de comportement, les diagnostics psychiatriques CIM10 sont les points cardinaux de l’évaluation. d. les symptômes psychotiques sont fréquents un an après le traumatisme crânien grave. e. le médecin expert surestime souvent l’incidence des troubles du comportement. 150 T Le traumatisme crânien grave frappe plus de 100 000 personnes en France, souvent des adultes jeunes. La principale cause de désinsertion socioprofessionnelle réside dans les troubles du comportement. Ces troubles sont encore mal définis et mal pris en charge. Ils nécessitent une formation des professionnels et une information des patients et de leur famille. Une prise en charge globale, pluridisciplinaire et à long terme est nécessaire. Des programmes spécifiques se développent pour y répondre : UEROS, centres de jour, équipes mobiles de suivi. Le patient et sa famille doivent pouvoir identifier un référent apte à gérer les crises, à coordonner la réinsertion et à les aider à défi■ nir un nouveau projet de vie. L’accompagnement individuel ou “case management” (6) Il est coordonné par le référent (médecin, psychologue ou orthophoniste) et suppose un contrat avec le patient et sa famille sur le renouvellement du projet de vie. Il requiert des consultations régulières, des conseils de réhabilitation quotidienne, un accompagnement familial et un réseau pluridisciplinaire. O O N CONCLUSION Elle participe à la “resocialisation” dans les cadres professionnel, administratif (déclaration COTOREP), financier et juridique (tutelle, expertise). T T I Encore souvent seule à affronter les troubles du comportement du blessé, elle est, elle aussi, “patiente”, mais également “soignante”. Le traitement des troubles du comportement requiert son information, son concours et une réponse à ses propres besoins. La rééducation orthophonique et neuropsychologique U U O La famille Elle permet au blessé de prendre conscience de ses troubles cognitifs, du rôle qu’ils jouent dans ses troubles du comportement et de s’efforcer de les compenser dans la vie courante. A A P É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Bakchine S. Syndromes frontaux : certitudes et hypothèses. Rev Fr Dommage Corp 2000;3:233-44. 2. Fayada C, Sarfaty Y, Volpe L, Bakchine S. Metarepresentational deficit in patients with frontal lobe lesions. J Neurol 1996;3 (suppl. 5):20. 3. Dumond JJ, Fayol P, Léger JM. Troubles psychiques des traumatisés crâniens. Encycl Med Chir Psychiatrie (Elsevier Paris) 1996;37:520-A10. 4. Levin HS, Mazaux JM, Vanier M et al. Évaluation des troubles neuropsycho logiques et comportementaux des traumatisés crâniens par le clinicien : proposition d’une échelle neuro-comportementale et premiers résultats de sa version française. Ann Readapt Med Phys 1990;33:35-40. 5. Prigatano GP. Psychiatric aspects of head injury: problem areas and sugges ted guidelines for research. In Levin HS, Grafman J, Eisenberg HM (eds). Neuro befavioral re c o v e ry from head injury. New York: Oxford University Press, 1987: A A L L U U A A T T I I O O N N II. Dans la prise en charge des tro u bles du comp o rtement des TCG : a. la rééducation neuropsychologique doit être privilégiée par rapport à la prise en charge globale. b. il faut systématiquement penser au stabilisateur thymique et à l’antidépresseur. c. la psychothérapie n’est pas indispensable. d. elle nécessite l’intervention de pro fessionnels de plusieurs disciplines. e. la prise en charge peut généralement s’interro m p re à la troisième année. La Lettre du Neurologue - n° 5 - vol. VIII - mai 2004