Les juges contre Le ParLement ?

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David Sanschagrin
Les juges contre
le Parlement ?
La conscience politique de l’Ouest et
la contre-révolution des droits au Canada
L’épanouissement de la liberté et de la démocratie passe par la
promotion du caractère pluraliste de l’espace public. Lorsque les
majorités dialoguent entre elles sans négliger les minorités, quand
la voix des générations montantes n’est pas étouffée et que les points
de vue dissidents trouvent des espaces pour s’exprimer, les conditions
sont réunies pour qu’une société puisse se considérer riche d’un
espace public pluraliste. Toutefois, sur ce terrain comme sur d’autres
en démocratie libérale, le triomphe définitif est un fol espoir. Rien
ne saurait remplacer la pratique renouvelée du pluralisme. Une
lucidité, une vigilance de tous les instants demeurent nécessaires.
La collection « Prisme » se définit comme l’un des lieux de cette
vigilance dans la société québécoise contemporaine. On y accueillera
des perspectives critiques face aux idées dominantes, des approches
novatrices dans l’étude des réalités politiques. Des efforts particuliers
seront déployés pour promouvoir la relève intellectuelle. On réservera aussi une place de choix dans cette collection à des traductions
d’essais importants écrits par des auteurs anglophones du Québec
et du Canada. Cette collection aura atteint ses objectifs si elle
parvient à surprendre le public éclairé, à le déranger, à lui faire
entendre des voix ignorées ou oubliées.
Cette collection est dirigée par Guy Laforest.
LES JUGES CONTRE
LE PARLEMENT ?
La conscience politique de l’Ouest
et la contre-révolution des droits au Canada
David Sanschagrin
LES JUGES CONTRE
LE PARLEMENT ?
La conscience politique de l’Ouest
et la contre-révolution des droits au Canada
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du
Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec
une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise
du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture : Laurie Patry
Mise en pages :
© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.
Dépôt légal 4e trimestre 2015
ISBN 978-2-7637-2697-7
PDF 9782763726984
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www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen
que ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des Presses de ­l'Université Laval.
Table des matières
Remerciements.............................................................................. IX
Sigles ........................................................................................ X
Introduction................................................................................. 1
CHAPITRE un
Les intellectuels de l’Université de Calgary et la culture politique
de l’Ouest...................................................................................... 21
Qu’est-ce qu’un intellectuel ?......................................................21
Le discours des intellectuels et la conscience politique
de l’Ouest............................................................................23
La nouvelle synthèse libérale tory...............................................27
CHAPITRE deux
Une critique de la judiciarisation du politique en provenance
de l’Ouest...................................................................................... 29
Les intellectuels associés à une « école de Calgary ».....................29
L’« école de Calgary » et le concept d’école de pensée..................33
Des critiques de la Charte et de la judiciarisation
du politique.........................................................................39
CHAPITRE trois
Libéralisme, conservatisme, néoconservatisme et néolibéralisme.. 53
Les idéologies.............................................................................53
Le libéralisme.............................................................................54
Le conservatisme........................................................................58
Le néoconservatisme..................................................................60
Néolibéralisme, libertarianisme et ultralibéralisme.....................63
CHAPITRE quatre
La culture politique canadienne et l’idéologie d’une critique de la
judiciarisation du politique en provenance de l’Ouest................... 69
Transformations de la culture politique canadienne...................69
L’idéologie des intellectuels liés à l’Université de Calgary............77
CHAPITRE cinq
Le débat canadien sur la judiciarisation du politique et les idées
politiques des critiques libéraux classiques................................... 85
Les tenants de la Charte et de la judiciarisation du politique......85
La critique marxiste...................................................................90
La critique fonctionnelle............................................................94
La critique fédéraliste.................................................................97
Les reprises des critiques marxiste, fédéraliste
et fonctionnelle....................................................................102
La vision alternative des libéraux classiques................................115
CHAPITRE six
Les conservateurs, la politique judiciarisée et la critique libérale
classique........................................................................................ 117
Le Programme de contestation judiciaire.......................................118
La Commission de réforme du droit du Canada............................123
Changement de paradigme sous le gouvernement Harper..........125
La critique libérale classique et le gouvernement Harper............138
Conclusion................................................................................... 149
Bibliographie................................................................................ 159
Remerciements
J
e tiens à remercier mon directeur de recherche, Marc Chevrier,
qui m’a épaulé tout au long de ce projet et qui, par ses critiques
constantes, m’a enseigné les vertus d’une démarche politologique rigoureuse. Je tiens à remercier aussi Yves Couture et Alain-G. Gagnon pour
leur support et leurs conseils avisés. Enfin, je remercie Guy Laforest pour
ses suggestions et encouragements dans le délicat exercice de transformation d’un travail de recherche en un livre. L’apport inestimable de ces
professeurs souligne encore une fois, et de façon éloquente, que la
recherche est nécessairement une production collective.
Pour l’édition de ce livre, je remercie spécialement le CRIDAQ dirigé
par Alain-G. Gagnon pour son précieux support financier. Je remercie
aussi le FQRSC et le CRSH qui m’ont donné l’indépendance financière
pour me consacrer entièrement à ma maîtrise en science politique.
Je veux exprimer en dernier lieu ma reconnaissance envers Jacques
Jourdain qui a su éveiller mon intérêt au baccalauréat pour les études
québécoises et canadiennes.
IX
Sigles
ARCC Alliance réformiste conservatrice canadienne
FCFA Fédération des communautés francophones et acadiennes
PCC Parti conservateur du Canada
PLC Parti libéral du Canada
PPCC Parti progressiste-conservateur du Canada
RPC Reform Party of Canada
Introduction
C
e livre participe à l’évaluation critique des orientations
idéologiques et des politiques publiques du gouvernement
conservateur dirigé par le premier ministre Stephen Harper. Il démontre
que des intellectuels de l’Ouest, critiques de la judiciarisation du politique,
ont influencé les politiques du gouvernement Harper cherchant à freiner
la « révolution des droits1 » en cours depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982. Dès son entrée en fonction en 2006,
ce gouvernement a mis fin aux activités de deux piliers de cette « révolution » : le Programme de contestation judiciaire du Canada et la Commission
de réforme du droit du Canada. Le premier, administré par des juristes,
finançait depuis 1978 les groupes litigants2 qui entamaient des litiges
constitutionnels. La seconde, composée de juristes, conseillait depuis
1971 le gouvernement dans le but de moderniser l’ensemble des lois
fédérales. Les politiques du gouvernement Harper minent donc la capacité des minorités à mobiliser les tribunaux en invoquant la Charte
canadienne ainsi que la possibilité pour les juristes de faire progresser le
droit canadien.
Avant d’aller plus loin, il importe de définir ce qui est entendu par
judiciarisation du politique. Elle implique une mobilisation des tribunaux
par des groupes pour résoudre des conflits et défendre leurs intérêts. Elle
1.
2.
Je reprends ici le titre du livre de Michael Ignatieff, La Révolution des droits.
Soit les communautés de langues officielles, les femmes, les gais et lesbiennes, les
personnes handicapées, etc.
1
2
Les juges contre le Parlement ?
signifie : « L’opération par laquelle on passe du conflit ou du différend au
litige » et le « développement quantitatif du recours aux tribunaux et de
l’intensification corrélative du rôle de ces derniers dans divers secteurs
de la vie sociale3. » Ce phénomène n’est pas nouveau et ne dépend pas
uniquement d’un catalogue constitutionnalisé de droits. En effet :
« L’intervention croissante de l’État-providence dans des domaines que
l’État libéral abandonnait au contrôle privé entraîne une expansion
juridique sans précédent, et donc un accroissement parallèle de la sphère
décisionnelle du juge. » Or, « là où il y a une loi, il y a aussi un juge pour
l’interpréter, en préciser les effets et trancher les cas litigieux4 ». L’adoption
de chartes des droits (fréquente après les horreurs de la Deuxième Guerre
mondiale) a accentué ce phénomène. D’ailleurs, selon Louis-Philippe
Lampron : « Depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme,
adoptée par […] l’ONU en 1948, le respect des droits de l’homme est
devenu, dans l’imaginaire collectif, une condition sine qua non pour
asseoir la légitimité d’un gouvernement au sein d’une société “libre et
démocratique”5. » Max Weber affirmait aussi que dans la modernité
avancée, la domination légitime dépendrait principalement de processus
légaux-rationnels6. Cette prépondérance politique du droit a toutefois
comme effet pervers, selon José Woehrling, d’absolutiser les débats politiques transposés en question de droits dans un langage technique,
« rend[ant] plus difficile les compromis politiques sur des questions à
propos desquelles il n’existe pourtant aucun consensus » et appauvrissant
le débat public7.
Les tribunaux ont donc reçu plus de moyens pour intervenir dans
les débats politiques, souvent à la demande des gouvernements qui y
voyaient leur avantage8, mais aussi, selon Raymond Bazowski, à la
demande de groupes minoritaires qui peinaient à avoir accès et à
3.
4.
5.
6.
7.
8.
A. Jeammaud, « Judiciarisation/déjudiciarisation », p. 677.
C. Guarnieri et P. Pederzoli, La puissance de juger […], p. 17.
L.-P. Lampron, « Les institutions judiciaire […] », p. 309.
M. Weber, La domination, p. 43-118.
J. Woehrling, « La Charte canadienne des droits et libertés […] », p. 109.
Par exemple, en utilisant les tribunaux pour trancher des questions épineuses qui
divisent un parti au pouvoir. Un gouvernement peut chercher un avis négatif des
tribunaux pour décrédibiliser ses opposants. En nommant des juges favorables
à l’idéologie du parti au pouvoir, ce dernier peut espérer réduire les effets d’un
changement de gouvernement sur le régime politique. Voir R. Hirschl, « The Judicialization of Politics ».
Introduction
3
influencer les lieux de pouvoir9. La forte demande pour un arbitrage
juridique des conflits de la part des acteurs, politiques ou sociétaux, se
transpose au Canada en plus de 1000 décisions par les tribunaux à propos
de la Charte canadienne chaque année. Selon Stephen Brooks, cela
« reflète l’importance accrue des tribunaux comme forums où se transposent les conflits politiques10 ».
Ainsi, le rôle du juge a changé. Il consiste désormais à interpréter un
ensemble de droits abstraits (que le juge doit définir) ainsi qu’à adapter
des lois plus générales et plus nombreuses qui s’appliquent à des situations
de plus en plus complexes, renforçant l’aspect législatif inévitable du
travail judiciaire. Puis, ce rôle implique d’entendre non seulement les
personnes qui plaident devant le tribunal, mais aussi celles qui sont
touchées par la cause, tout en intégrant des éléments de preuves extrinsèques, c’est-à-dire non apportées en cour par les plaignants (comme des
données sociales). Le raisonnement juridique a aussi évolué pour passer
d’une approche « rétrospective » (axée sur le passé, soit la norme à appliquer, et ne prenant pas en compte les effets du jugement) à une logique
« prospective » (tournée vers le futur et cherchant à atteindre des fins
désirables). Selon Lampron, cette « mutation du contrôle judiciaire de
l’action gouvernementale […] a conduit plusieurs magistrats nationaux
— dont les canadiens — à exercer un rôle d’arbitre des valeurs11. » Or,
comme le sens des droits à interpréter n’est pas arrêté, les juges « laissent
transparaître leurs inclinations politiques lors du nécessaire exercice de
définition qui leur incomb[e] pour que ces mêmes droits puissent avoir
du sens d’un point de vue juridique12 ».
C’est notamment en réponse à cette judiciarisation du politique
que s’élève la critique de ce groupe d’intellectuels de l’Ouest. Ceux-ci
remettent en question le rôle technocratique et antilibéral des juristes
dans la vie politique canadienne. C’est sous leur influence que le gouvernement Harper a entamé son projet « contre-révolutionnaire » de
restauration de la suprématie parlementaire (du moins dans ses discours).
Les membres de ce groupe sont basés ou liés aux départements de sciences
sociales de l’Université de Calgary, c’est pourquoi certains n’ont pas
hésité à leur accoler l’étiquette « d’école de Calgary », une étiquette mal
9.
10.
11.
12.
R. Bazowski, « The Judiciary and the Charter », p. 212-215.
S. Brooks, Canadian Democracy, p. 271 (ma traduction).
L.-P. Lampron, loc. cit., p. 300.
Ibid., p. 311.
4
Les juges contre le Parlement ?
avisée. Des politologues13 et des journalistes14 ont tenu pour acquis qu’il
existait une « école de Calgary ». Tentant de préciser en quoi ce groupe
constituait une école, ils se sont appuyés sur une définition trop large
du concept « école de pensée ». En effet, ces intellectuels ne forment pas
un réseau structuré et n’ont pas à leur tête un précurseur révolutionnaire
qui propose une nouvelle approche scientifique. Ils partagent plutôt une
même idéologie libérale classique, sur le plan politique et économique,
doublée d’un conservatisme social. Ce qui unit David Bercuson, Ian
Brodie, Barry Cooper, Tom Flanagan, Christopher Manfredi, Rainer
Knopff, F.L. Morton et Stephen Harper est donc une même philosophie
politique inspirée du libéralisme classique. C’est en voulant défendre la
suprématie parlementaire, le libre marché et la neutralité morale de
l’État qu’ils s’opposent à l’interventionnisme de l’État fédéral, qui
contribue, selon eux, à l’avènement d’une société progressiste, collectiviste, dirigiste et uniforme. Une telle société concrétiserait le rêve d’une
élite postmatérialiste (présente dans les groupes litigants, la bureaucratie
fédérale, les tribunaux, les universités et les médias) qui cherche à transformer la société à l’aide du pouvoir judiciaire pour fonder de manière
antidémocratique son propre pouvoir tutélaire. Ils dénoncent donc ce
phénomène technocratique de transfert des pouvoirs vers les tribunaux :
la judiciarisation du politique15. En conséquence, plutôt que de parler
d’« école de Calgary », ce qui risque de créer un collectif qui n’a pas lieu
d’être, je ferai référence aux tenants de la « critique libérale classique de
la judiciarisation du politique », plus simplement « la critique libérale
classique » ou encore « les critiques libéraux classiques ». Ces intellectuels
s’inscrivent ainsi davantage dans la constellation libérale que dans celle
qui est conservatrice. Le débat sur la « révolution des droits » qui les
oppose aux libéraux multiculturels et providentialistes est donc une
conversation entre libéraux.
S’ils ne forment pas école au sens fort du terme, par contre, leur
influence est manifeste sur le gouvernement Harper et elle a été observée
par les politologues et les journalistes mentionnés plus haut. Ces derniers
ont affirmé que la prépondérance politique des Conservateurs à Ottawa
a entraîné un changement d’attitude du gouvernement fédéral envers
13. Voir D. Rovinsky, « The Ascendancy of the West » ; F. Boily, « Le néoconservatisme au Canada […] » ; N. Boisvert, « L’École de Calgary et le pouvoir judiciaire » ;
S. Drury, « The Rise of Neoconservatism ».
14. Voir C. Hébert, « Ce que lit Stephen Harper » ; J. Ibbitson, « Educating Stephen » ;
M. McDonald, « The Man Behind Stephen Harper ».
15. Bercuson et Cooper n’ont toutefois pas écrit sur la judiciarisation du politique.
Introduction
5
les minorités, la Charte et le pouvoir judiciaire. En effet, les gouvernements libéraux et progressistes-conservateurs ont accepté par le passé le
contrôle judiciaire des lois, le rôle de la Charte en faveur des droits des
minorités et celui des juristes dans la modernisation des lois fédérales.
Ces politologues et journalistes ont expliqué ce changement d’attitude
du gouvernement par l’influence de l’« école de Calgary » (selon leur
expression).
Toutefois, il ne suffit pas d’observer cette influence. Il faut aussi
expliquer le rôle qu’a joué la critique libérale classique au profit de la
« contre révolution » conservatrice des droits. En effet, la « révolution des
droits » s’appuie sur les conventions canadiennes dominantes définies par
cinq concepts (pluralisme, démocratie, progrès, égalité et libéralisme16).
L’idéologie dominante libérale multiculturelle et providentialiste a détenu
le monopole sur l’interprétation de ces concepts. Au regard de ces conventions dominantes, la critique libérale classique, en s’opposant à la politique
judiciarisée, peut être considérée comme un discours illégitime qui
nécessite d’être légitimé. À cette fin, les critiques libéraux classiques ont
pris appui sur les autres courants critiques de la judiciarisation du politique (marxiste, fonctionnelle et fédéraliste) pour donner davantage de
légitimité à leur discours. Cela leur permet de proposer une définition
différente des cinq concepts clés. Ils réalisent par là ce que l’historien
Quentin Skinner appelle une « manœuvre ». Cela revient à se battre sur
le terrain idéologique de l’adversaire avec les armes conceptuelles de ce
dernier, en en modifiant toutefois le sens. Ce faisant, ces intellectuels de
l’Ouest peuvent légitimer leur critique de la « révolution des droits » au
regard des conventions dominantes. Ils opposent donc leur propre lecture
libérale classique de ces conventions à celle de l’idéologie libérale multiculturelle et providentialiste. De plus, à l’aide de ce contre-discours, ces
intellectuels sont désormais en mesure de cautionner moralement des
pratiques gouvernementales qui vont dans le sens de leurs idées politiques.
De plus, il ne suffit pas de décrire sommairement l’influence de la
critique libérale classique sur le gouvernement Harper. Il faut procéder
à une démonstration exhaustive en procédant par une analyse rigoureuse
encadrée par une approche théorique. J’ai donc procédé à une analyse
comparée entre les écrits des critiques libéraux classiques et les discours
ainsi que les actions du Parti conservateur du Canada (PCC). Cette
analyse a permis de révéler l’existence d’une congruence entre les idées
16. Ces concepts sont élaborés au chapitre 5.
6
Les juges contre le Parlement ?
politiques de ces intellectuels de l’Ouest et les discours ainsi que les actions
du gouvernement Harper. De plus, ces derniers ont critiqué le pouvoir
d’une « juricratie » qui s’appuie sur un réseau institutionnel (composé des
tribunaux, des commissions de droit, du Programme de contestation judiciaire, etc.). Le gouvernement fédéral ne peut agir directement sur le
milieu juridique, en raison de la liberté des universitaires et de l’indépendance de la magistrature. Il a par contre travaillé à affaiblir certains
des piliers de cette juricratie qui tombent sous sa compétence.
Conséquemment, l’abolition du Programme de contestation judiciaire du
Canada et de la Commission de réforme du droit du Canada atteste de
l’influence réelle des critiques libéraux classiques sur la politique des
conservateurs. Outre l’influence, on peut aussi dire que les analyses de
ces auteurs ont pu éclairer les choix du gouvernement Harper. Le changement d’attitude au regard de la « révolution des droits » du gouvernement
fédéral sous le PCC s’expliquerait donc par l’influence de la critique
libérale classique. On peut ainsi affirmer que les critiques libéraux classiques ont influencé les conservateurs et qu’ils ont cautionné des pratiques
gouvernementales jugées illégitimes au regard des conventions dominantes, soit l’abolition du Programme et de la Commission.
Le régime politique canadien a connu un changement important en
1982, en se dotant d’un catalogue constitutionnel de droits (la Charte
canadienne) interprété par les tribunaux supérieurs. Ainsi, le Canada
délaissait le « modèle britannique traditionnel », voulant que « le Parlement
élu par la population doit être l’arbitre ultime des droits [et libertés] et
de l’intérêt général », en faveur du « modèle américain de la suprématie
des tribunaux17 ». Ce qui fait dire à Brooks que « la Charte a changé de
manière décisive le visage de la politique canadienne. [Désormais,]
l’autorité des législatures élues a reculé devant l’autorité de la Constitution
et des tribunaux18 ». De nombreuses critiques, d’horizons idéologiques
divers et en provenance des milieux universitaires et politiques, ont
répondu à cette « révolution des droits » en arguant qu’elle minait le
fédéralisme, qu’elle était antidémocratique ou qu’elle légitimait les inégalités socioéconomiques en ne contraignant que l’action de l’État.
Malgré la force des critiques qu’a soulevé le rapatriement de la
Constitution et l’enchâssement de la Charte canadienne, on peut dire
aujourd’hui, avec Alan C. Cairns19, que la Charte a pris racine et qu’elle
17. J. Woehrling, loc. cit., p. 85-86.
18. S. Brooks, op. cit., p. 270-271 (ma traduction).
19. A.C. Cairns, Charter versus Federalism […], p. 79-86.
Introduction
7
jouit d’une très forte légitimité, tant du côté de la population que du
côté des parlementaires. Par exemple, même au Québec, il semble désormais impensable qu’un gouvernement, fédéral ou provincial, fasse usage
de la clause dérogatoire (l’article 33 de la Loi constitutionnelle de 1982)
pour soustraire une loi au contrôle judiciaire et à l’application de la Charte
canadienne.
Le projet d’un Bill of Rights canadien résulte, pour une bonne part,
de l’entêtement de Pierre Elliott Trudeau. De l’époque où il écrivait dans
Cité Libre jusqu’à son ascension à la tête du Parti libéral du Canada (PLC)
et du gouvernement fédéral en 1968, il a défendu constamment l’importance pour le Canada de se doter d’une charte des droits. La constance
de Trudeau sur ce point se double toutefois d’une évolution de sa conception du fédéralisme. Selon André Burelle, Trudeau est passé d’un
fédéralisme multinational à une vision libérale individualiste et unitaire
de la fédération après le référendum de 198020.
En prenant le pouvoir en 1984 à la tête du Parti progressiste-conservateur du Canada (PPCC), Brian Mulroney promettait de réintégrer le
Québec dans la famille constitutionnelle dans l’honneur et l’enthousiasme 21 , en réponse au rapatriement de la Constitution sans
l’approbation de l’Assemblée nationale. Les progressistes-conservateurs
critiquaient donc la façon de procéder de leurs prédécesseurs libéraux.
Mais, ils ne rejetaient pas l’institution de ce nouveau régime de liberté
et ce nouveau discours dominant axés sur la protection des droits individuels, comme véhicule de progrès et d’égalité dans un cadre libéral
démocratique et fédéral. Au contraire, Mulroney alla jusqu’à reprocher
à Trudeau, à la Chambre des communes, d’avoir accepté, à la demandes
des États provinciaux de l’Ouest, d’inclure une clause dérogatoire dans
la Charte. Selon lui, l’existence de l’article 33 revenait ni plus ni moins
à rendre ineffectifs les droits et libertés que la Charte canadienne
contient22.
Ainsi, du côté de la classe politique fédérale, durant les années 1980,
régnait un fort consensus en faveur du contrôle judiciaire des lois pour
protéger les droits contenus dans la Charte canadienne. Il faut attendre
les années 1990 pour voir apparaître, dans le système politique fédéral,
un discours critique de la Charte qui émanait du Reform Party of Canada
20. A. Burelle, Pierre Elliott Trudeau […], p. 433-440.
21. Radio-Canada, « La promesse de Brian Mulroney ».
22.Canada, Débats de la Chambre des communes (6 avril 1989), p. 153
8
Les juges contre le Parlement ?
(RPC)23. Un groupe de recherche, présidé par le député réformiste
Stephen Harper et mandaté par le congrès réformiste, proposa en 1996
un ensemble de réformes pour diminuer les effets de la politique judiciarisée. Par exemple, ce groupe suggérait de supprimer l’article 15(2) de
la Charte canadienne, qui soutient les politiques de discrimination
positive, et de limiter à dix ans le mandat des juges de la Cour suprême,
dont les nominations devront être approuvées par un Sénat élu24. Ce
groupe de recherche souligne qu’il s’est appuyé, pour ses travaux, sur les
recherches d’éminents critiques de la Charte canadienne et de son application : Manfredi, Morton et Knopff25.
Après la disparition du RPC, qui devint momentanément l’Alliance
réformiste conservatrice canadienne (ARCC) de 2000 à 2003 (dirigé par
l’ancien député réformiste Harper), ce discours critique de la Charte
canadienne fut repris par le Parti conservateur du Canada (PCC). Le
PCC, créé à la suite d’une fusion entre le vieux PPCC et l’ARCC, est
dirigé depuis par Harper. Faits significatifs de la coupure entre le gouvernement conservateur et ses prédécesseurs : sitôt entré en fonction, il mit
fin à deux entités fédérales indépendantes qui contribuaient à renforcer
la place des juristes, des tribunaux supérieurs ainsi que des groupes sociaux
qui les mobilisent au nom de la Charte canadienne. Ces deux entités
sont le Programme de contestation judiciaire et la Commission de réforme
du droit du Canada.
Ainsi, entre les progressistes-conservateurs d’hier, qui avaient embrassé
le nouveau discours dominants des droits, et les conservateurs d’aujourd’hui,
qui sont critiques de la « révolution des droits », on observe un écart important qu’il faut expliquer. D’autant plus que le PCC sous Harper est devenue
une force politique majeure et durable au Canada. En effet, après avoir uni
la « droite » en 2003 et remporté toutes les élections générales depuis 2006,
le PCC est en mesure de se maintenir au pouvoir ou, dans le cas d’une
éventuelle défaite électorale, de constituer une solution de rechange au
gouvernement du jour. Il importe donc de mieux comprendre les discours
politiques du PCC, car il est dans une situation à court terme, en formant
le gouvernement, et à moyen terme, en étant une force politique de poids,
d’avoir une influence importante sur la vie politique canadienne et sur les
conventions dominantes canadiennes.
23. Reform Party of Canada, The Blue Book […], p. 11-13
24. Reform Party of Canada, Report of the task force on the Charter of Rights and Freedoms, p. 2-3.
25. Ibid., p. 5.
Introduction
9
À ce sujet, les idées politiques et l’influence des intellectuels liés à
l’université de Calgary demeure un sujet encore récent et peu étudié au
Québec. Et ce, malgré le fait que ce gouvernement semble s’installer à
demeure au pouvoir, sans nécessiter l’appui d’une députation québécoise
importante depuis 2011, et que la rhétorique « anti-québécoise » de ce
groupe est bien appuyée. Par exemple, deux éminents membres de ce
groupe d’intellectuels, Bercuson et Cooper, ont écrit un virulent pamphlet
antinationalisme québécois. Pour eux, le nationalisme québécois serait
ethnoculturel et collectiviste, donc menacerait l’existence de l’individualisme démocratique canadien26. Puis, reprenant la thèse du journaliste
Peter Brimelow27, ils avancent que l’obsession de l’État fédéral à répondre
aux incessantes demandes du Québec aurait nui à l’économie du Canada
et à la stabilité de son ordre politique et social28. Harper et Flanagan ont
aussi repris à leur compte la thèse de Brimelow d’une prépondérance
indue et pernicieuse des intérêts « ethno-québécois » au sein de l’appareil
d’État canadien29. Pour Alain Noël, cette façon « particulière » de qualifier « le problème canadien » tout comme sa « solution » est « fort
inquiétante30 ». Puisque « le problème est ethnique » et découle du groupe
« Français » du Québec, Bercuson et Cooper semblent penser que « la
solution doit l’être également ». Donc, comme le dit Noël : « Ce n’est pas
le Québec qui devrait partir, mais plutôt les “Français” du Québec ». Une
« solution » qui laisse la porte ouverte à la partition du Québec et à ce
que ses frontières soient « redessinées, en fonction du caractère plus ou
moins “Français” de ses différentes régions ». Noël déplore que ce soit
« au nom des valeurs libérales, [que] Bercuson et Cooper en arrivent à
proposer rien de moins que des divisions et des confrontations sur la base
d’une ethnicité présumée31 ». Sans avoir à « expurger » le Canada des
« Français du Québec », un gouvernement s’appuyant sur la thèse de
Brimelow pourrait minoriser leur influence « antilibérale » au sein d’une
fédération « libérale » conçue comme une union politique et économique.
Harper est d’ailleurs un avide lecteur de Brimelow et, à la sortie de son
livre, l’a fait circuler parmi ses proches32. Depuis l’accession au pouvoir
de ce dernier, ses projets de réformes « démocratiques » de la représenta26.
27.
28.
29.
30.
31.
32.
D. Bercuson et B. Cooper, Deconfederation […], p. 5-6.
P. Brimelow, Brimelow, The Patriot Game […].
D. Bercuson et B. Cooper, op. cit., p. 6.
S. Harper et T. Flanagan, On the Pathway to Power ; T. Flanagan, Patriot Games.
A. Noël, « Compte-rendu de Goodbye... et bonne chance […] », p. 383.
Ibid., p. 384.
W. Johnson, Stephen Harper and the Future of Canada, p. 52.
10
Les juges contre le Parlement ?
tion des États provinciaux au Parlement fédéral minorisent le poids
politique du Québec dans la fédération. Défendant le principe de la
représentation proportionnelle33, Harper a fait adopter par la Chambre
des communes en 2011 la Loi sur la représentation équitable qui a
diminué le pourcentage de la députation québécoise de 24,35 % à 23 %34.
Cette réforme a profité à l’Ouest canadien et à l’Ontario, qui ont donné
la majorité aux conservateurs lors des élections de 2011. Harper est aussi
le promoteur d’un Sénat « démocratique » (élu, égal et efficace), reprenant
à son compte une revendication du RPC 35. Si un tel projet venait à se
concrétiser, la représentation du Québec au Sénat passerait de 24 à
2 sénateurs.
Ainsi, le Québec a tout intérêt à étudier les idées politiques de ces
intellectuels liés à la « conscience politique de l’Ouest36 ». Or, la première
étude qui s’intéresse à ces derniers est publiée en 1998 par un politologue
américain, David Rovinsky37. La seconde est un article publié en 2005
par des politologues de l’Université de l’Alberta, Frédéric Boily, Natalie
Boisvert et Nathalie Kermoal38, suivi d’un ouvrage collectif publié en
200739. Enfin, un article publié en 2013 par Manuel Dorion-Soulié a
étudié les écrits de Bercuson et de Cooper qui, selon lui, permettraient
d’éclairer la politique étrangère du gouvernement Harper40.
Dans leur article, Boily, Boisvert et Kermoal lient la pensée des
intellectuels de l’« école de Calgary » au conservatisme, au néoconservatisme et au néolibéralisme comme s’il s’agissait de concepts
interchangeables et non équivoques. Je vais donc catégoriser de façon
plus précise la teneur idéologique des écrits de ces intellectuels. En effet,
la catégorisation idéologique d’un groupe donné n’est pas une entreprise
neutre politiquement. Elle peut servir soit à le valoriser, soit à le décrédibiliser dans le champ politique ou des sciences sociales. Dans ce dernier
champ, par exemple, des groupes sont en concurrence pour occuper une
position dominante qui leur donnera le maximum de rayonnement
33. Gouvernement du Canada, « La Loi sur la représentation équitable […] ».
34. Radio-Canada, « Le nouveau portrait de la Chambre des communes est adopté
au Sénat ».
35. Radio-Canada, « La saga de la réforme du Sénat ».
36. Pour un exposé succinct du concept, voir M. Dorion-Soulié, « Le Canada et le
monde vu de l’Ouest […] ».
37. D. Rovinsky, loc. cit.
38. F. Boily, N. Boisvert et N. Kermoal, « Portrait intellectuel de l’école de Calgary ».
39. F. Boily (dir.), Stephen Harper : De l’École de Calgary au Parti conservateur.
40. M. Dorion-Soulié, art. cit.
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