Cahiers Simondon Numéro 2 1 Collection Esthétiques – Série « Philosophie » Coordonnée par Jean1Hugues Barthélémy La série « Philosophie » de la collection Esthétiques se propose de publier des travaux philosophiques relatifs aux différentes « phases » (Simondon) de la culture : art, technique, religion, science, éthique, etc. Elle ambitionne par là de participer au renouveau de l’Encyclopédisme, à une époque où se fait en effet sentir le besoin d’une nouvelle synthèse qui redonne du sens et permette de surmonter la crise déjà diagnostiquée en son temps par Husserl. La série « Philosophie » n’entend pourtant pas s’inscrire dans une optique phénoménologique, mais œuvrer bien plutôt à une prise de conscience qui soit source d’un « humanisme difficile » : un humanisme qui sache reconnaître, notamment, l’appartenance de l’homme au vivant, et celle de la technique à la culture. Dernières parutions PENSER LA CONNAISSANCE ET LA TECHNIQUE APRES SIMONDON, Jean1Hugues Barthélémy, Esthétiques, 2005. CAHIERS SIMONDON – NUMERO 1, sous la direction de Jean1Hugues Barthélémy, Esthétiques, 2009. 2 Sous la direction de Jean1Hugues Barthélémy Cahiers Simondon Numéro 2 Ouvrage publié avec le concours de la Maison des Sciences de l’Homme de Paris1Nord L’Harmattan 3 ! "#$%&'%((%)* +,-, ./0* 123 43 5#67853/985:;37<=>?23 @ 0.,,. 9A1>B http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 97812129611214514 EAN : 9782296121454 4 91CB3=;A;>8= Les textes ici réunis sont en partie issus du séminaire « Individuation et technique » (MSH Paris1Nord), qui devrait se prolonger jusqu’en mai 2011 en partenariat, toujours, avec l’ Atelier Simondon (ENS Ulm) dirigé par Vincent Bontems, et donner ainsi lieu à de futurs Cahiers Simondon n°3. Le Numéro 1 avait tâché d’aborder différentes grandes thématiques de la pensée de Simondon : l’invention, la mécanologie, le vivant et les sciences sociales. Il entendait aussi tracer des pistes de prolongement de la pensée simondonienne dans les domaines de l’ontologie, de l’esthétique et de l’éthique. Ce Numéro 2, lui, entend d’une part compléter l’évocation des grandes thématiques simondoniennes en abordant le couple perception/imagination dans les Cours de Simondon ou encore la question de l’épistémologie des « ordres de grandeur », d’autre part se consacrer à des rapports et des confrontations – pas tous pensés par Simondon lui1même 1 entre sa pensée et celle d’autres philosophes ou théoriciens du XXe siècle : ici Bergson, Piaget, Heidegger, mais aussi, pour la philosophie post1deleuzienne d’aujourd’hui, Agamben et plus encore Stiegler et notre propre programme de la Relativité philosophique. Arne De Boever, co1traducteur de L’individuation psychique et collective, aborde ainsi le malentendu qu’entretient la pensée d’Agamben dans son usage occasionnel de celle de Simondon, et revient en conclusion sur l’article fondamental de Simondon intitulé « Mentalité technique », que nous avions publié en 2006 dans le numéro qui lui était consacré par la Revue philosophique de la France et de l’étranger. Fernando Fragozo, lui, examine la différence entre les rapports critiques qu’entretiennent à la fois Simondon et Heidegger avec les grands principes de la tradition philosophique occidentale comprise comme « logique de l’être » qui rabat l’être sur ce qui n’est pas lui. Pour le dire dans nos propres termes, la différence principielle entre l’ « être en tant qu’il est » et l’ « être en tant qu’il est individué » chez Simondon ne recoupe pas la 5 différence tout aussi principielle entre l’Etre et l’étant chez Heidegger : le « préindividuel » simondonien resterait aux yeux de Heidegger un étant, et réciproquement l’Etre heideggerien resterait aux yeux de Simondon une abstraction résiduellement liée au schème hylémorphique, via les origines kantiennes 1 revendiquées par Heidegger 1 de la partition ontologique/ontique. On sait l’inspiration que Simondon a pu prendre chez Bergson et Piaget, mais le rapport à Piaget n’avait jamais été exposé. Victor Petit répare cet oubli, à l’occasion d’une poursuite de sa réflexion sur l’individuation du vivant, commencée dans les Cahiers Simondon n°1. Quant au rapport de Simondon à Bergson, qui est sans doute le plus philosophique – car lié à l’idée d’une « philosophie première » qui ne soit pas pour autant « pré1critique » 1 mais aussi le moins local chez Simondon – encore moins que les rapports pourtant majeurs à Bachelard, Canguilhem, Merleau1Ponty, Wiener ou de Broglie 1, il est ici pour la première fois développé à la dimension d’un gros article, grâce au travail de Sarah Margairaz sur les notions d’analogie, de transduction et d’intuition. Ces thèmes et ce rapport à Bergson mériteraient même un livre entier ! Nous ne doutons pas qu’il soit écrit dans l’avenir par l’un des jeunes chercheurs français ou étrangers qui, du Canada à la Corée en passant par l’Italie ou la Suède désormais, consacrent leur réflexion à la compréhension de la pensée simondonienne. Nous avons là en effet des travaux d’une nouvelle génération de doctorants ou post1doctorants qui est déjà la génération du développement véritable des études simondoniennes, après la « génération » des travaux solitaires qui voulaient couvrir tant bien que mal l’ensemble d’une œuvre pas encore entièrement publiée, afin de la faire découvrir dans toute sa portée ontologico1 épistémologico1technologique. Signalons pour finir que nous avons respecté la volonté de chaque auteur de pratiquer soit le mode français soit le mode anglo1saxon de renvoi, les références dans ce dernier étant placées en une bibliographie finale de l’article plutôt qu’en note de bas de page. Jean1Hugues Barthélémy 6 93173D;>8= 3; EFAG>=A;>8= H21 5A D81;C3 ;<C81>?23 43B I821B 43 H>F8=48= par Jean1Hugues Barthélémy Introduction : situation problématique de la « Psychologie générale » dans l’œuvre de Simondon. Les deux Cours de Simondon intitulés respectivement Cours sur la Perception (196411965) et Imagination et Invention (196511966) sont postérieurs aux deux thèses principale et complémentaire de Simondon, et viennent compléter ces thèses à propos de thèmes insuffisamment traités par celles1ci. Les raisons de ce manque et tout à la fois de cette complémentarité sont complexes, mais il est possible d’en donner ici en trois temps la trame dialectique : a/ les deux thèses, et leur lien consubstantiel au sein de l’Encyclopédisme génétique qu’elles définissent1, peuvent certes Voir sur ce point mon Simondon ou l’Encyclopédisme génétique, Paris, P.U.F., 2008, ainsi que ma « Présentation de l’Encyclopédisme génétique » au seuil du numéro « Gilbert Simondon » de la Revue philosophique (n°3/2006). La structure de l’Encyclopédisme génétique en tant que philosophie de l’individuation 1 constituée par les deux thèses principale et complémentaire 1 est tripartite : ontologie/épistémologie/pensée de la technique. Nous allons voir que la « Psychologie générale » constituée par les deux Cours est pour sa part à la fois un à côté – qui ne parle pas d’individuation 1 et une propédeutique à la psycho1 sociologie dont l’ontologie a posé l’ « axiomatique » en tant que refondation des sciences humaines. Il serait donc quelque peu trompeur de présenter la Psychologie comme le troisième grand axe – après l’ontologie et la technologie 1 de la philosophie simondonienne sans problématiser le rapport des Cours à la psycho1sociologie programmée par l’ontologie de l’individuation, ou sans relever que l’épistémologie constitue par ailleurs le noyau autonome de l’ontologie, qui n’est pas réciproquement autonome mais fondée au moins pour une grande part « sur des schèmes de pensée physique », selon la formule de Simondon. Enfin, que la 1 7 être considérées dans un premier temps comme un préalable requis et tout à la fois un simple aperçu sur ces thématiques spécifiques – que les thèses abordent en effet 1 de la perception et de l’imagination, qui constituent pour leur part les thématiques propres à ce que Simondon nommait sa « Psychologie générale » ; b/ cette dernière relève cependant de l’enseignement de psychologie de Simondon, et se positionne à côté de son travail de philosophe, qui pour sa part vise notamment à refonder les sciences humaines sur une « nouvelle axiomatique » de psycho1 sociologie – et non pas de Psychologie générale 1 elle1même inscrite à l’intérieur d’une ontologie générale de l’individuation, notion absente de la Psychologie générale ; c/ ainsi qu’il apparaîtra en cours d’exposé des grands axes de ces deux Cours, cet « à côté » qu’ils constituent par rapport à la philosophie de l’individuation est cependant dans le même temps une propédeutique à la psycho1sociologie dont l’ontologie a posé la nécessité, et qui n’est pourtant plus seulement la simple axiomatique des sciences humaines que se réservait la philosophie de l’individuation dans cette ontologie. Une telle situation explique à la fois pourquoi je n’ai guère abordé les thématiques de la perception et de l’imagination dans mes trois ouvrages sur Simondon, et pourquoi il me faut le faire maintenant, dans les limites tout au moins d’un article. Je dégagerai ici la structure et les grandes thèses des deux Cours, afin de suggérer ainsi leur portée théorique, mais aussi d’ouvrir quelques chantiers possibles d’étude pour les temps à venir. technologie elle1même ne soit pas étrangère à la nouvelle « axiomatique des sciences humaines » proposée par l’ontologie, ainsi que le soutient à juste titre Xavier Guchet dans son récent Pour un humanisme technologique (Paris, P.U.F., 2010), cela n’est pas incompatible avec le fait que les Cours sur la perception et l’imagination soient une propédeutique à la psycho1sociologie unitaire envisagée par Simondon, s’il est vrai que ces Cours conduisent à la thématique de l’invention comme achevant le « cycle de l’image ». 8 1. La perception comme dimension du vivant En adoptant ici le vocable de « dimension » pour désigner le statut de la perception chez Simondon, je veux faire entendre que pour lui la perception ne se pense pas isolément mais au sein d’une pluralité de modes d’être, toujours relatifs les uns aux autres. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information le disait déjà : le vivant animal est un être tri1dimensionnel capable d’action, de perception et d’émotion, et ces trois dimensions 1 ou modes d’être 1 sont à la fois irréductibles les unes aux autres et constitutives les unes des autres. D’où le plan du Cours sur la Perception, dont les trois premières Parties traitent de la perception en tant que telle, tandis que les quatrième et cinquième Parties la considèrent dans son rapport à l’affectivité puis à l’activité. Encore la perception « en tant que telle » ne peut1elle désigner que ce que Simondon nomme le « sens biologique » et les « effets psychologiques » de la perception, plutôt que l’ancienne hypostase de la perception qui faisait d’elle le paradigme de la connaissance et qu’il s’agit précisément d’éviter1. La fonction de la Première Partie de l’ouvrage, consacrée à une histoire de « la perception dans la pensée occidentale », est justement de montrer que l’époque contemporaine, à la différence de l’Antiquité et de ses survivances jusque dans la théorie des « visées d’essences » chez Husserl – que Simondon n’évoque pas ici 1, nous conduit à penser la perception « non plus comme source de paradigmes logiques et critère de la connaissance vraie, mais comme point de départ d’une théorie des rapports entre l’organisme et le milieu »2. Ici, ce sont bien sûr d’abord « les théories phénoménologiques de la perception, Il me semble important de remarquer que le modèle de la « vue » qui a été reproché par Heidegger à la tradition philosophique occidentale comme tradition à visée de connaissance est justement un modèle de perception hypostasiée, parce que rendu objectivante par sa reprise et sa refonte au sein de la pensée qui prétend en retour s’y reconnaître comme étant d’abord connaissance. C’est ce qui explique que la philosophie ait pu, faussement, se vouloir dépassement de la perception et de l’expérience sensible par la raison. Faussement, dis1je, car cette raison restait une prétendue « intuition intellectuelle » et donc une « vue de l’esprit ». 2 Simondon, Cours sur la Perception, Chatou, Ed. de la Transparence, 2006, p. 3. 1 9 particulièrement celle de Merleau1Ponty en France », qui « se rattachent à la recherche de cette compréhension de l’activité perceptive comme une fonction d’ensemble qui s’intègre elle1 même dans une existence du sujet inséré dans le monde, selon la perspective organismique de Goldstein »1. Où l’on comprend que si la méditation de Simondon possède une vertu, c’est d’abord celle de retourner la Phénoménologie de la perception de Merleau1Ponty contre ses propres origines husserliennes. Ce n’est à cet égard pas un hasard si Renaud Barbaras, qui a préfacé le Cours sur la Perception, écrivait déjà dans De l’être du phénomène que la « perspective » simondonienne « appelle donc un renversement ontologique radical » en vertu duquel il faut à la fois exposer la pensée merleau1pontyenne dans cet horizon et reconnaître que « Merleau1ponty ne s’est sans doute pas posé explicitement le problème en ces termes »2 : Simondon entend dégager le sens auto1transcendant de la pensée merleau1 pontyenne, elle1même issue de façon critique d’un questionnement husserlien qui prétendait quant à lui exprimer et rendre compatibles les sens auto1transcendants des révolutions encore trop unilatérales et hétérogènes de Descartes et de Kant3. Avant d’entrer dans la mobilisation par Simondon des données de la Psychologie de la Forme (Gestaltpsychologie) de Köhler et Koffka, inspiratrice de Merleau1Ponty parce qu’elle1même « issue des travaux de Brentano et de von Ehrenfels »4, il convient de remarquer que la critique simondonienne de la pensée antique de la perception ne l’empêche pas d’insister sur le rôle joué par le paradigme de la perception dans la naissance même de la Ibid., p. 96. Renaud Barbaras, De l’être du phénomène, Grenoble, J. Millon, 1991, pp. 215 et 213. 3 Sur ce concept d’auto1transcendance du sens et la pratique de dépassement interne qui lui correspond depuis Husserl, je me permets de renvoyer le lecteur à mon article « Husserl et l’auto1transcendance du sens », Revue philosophique, n°2/2004, ainsi qu’à mon Penser l’individuation, Paris, L’Harmattan, 2005, Introduction, 2. Je dirais volontiers qu’avec Simondon 1 et pour autant qu’il hérite de Merleau1Ponty et pas seulement de Bergson ou de Bachelard/Canguilhem 1, le courant phénoménologique en vient à sortir de lui1même à force de discontinuités dans la continuité. 4 Cours sur la Perception, op. cit., p. 205. 1 2 10 philosophie : « il n’est pas exagéré de dire que la pensée philosophique occidentale est née avec un effort pour employer droitement et complètement la perception comme instrument de connaissance, à la place des mythes et des croyances »1. Du reste la critique simondonienne est largement soumise à la volonté première d’un exposé historique qui fasse droit aux arguments de chacun des prédécesseurs. Mais la leçon qui s’en dégage est d’importance : la science n’a pu, avec Galilée, s’affranchir de la philosophie et devenir « positive » qu’en permettant à la raison de ne plus s’enfermer dans la fausse alternative entre une condamnation de la perception et une exploitation de ses données. Cette alternative était fausse car la condamnation de la perception se faisait encore au nom d’une « intuition intellectuelle », tandis que la science ne connaît le monde qu’en obligeant le sujet connaissant à se décentrer par le biais d’instruments mathématiques ou techniques. C’est pourquoi la philosophie, qui n’est pas perception mais pas non plus science, a autre chose à faire que connaître au sens propre du terme. Venons1en donc maintenant à la mobilisation par Simondon de la contemporaine Psychologie de la Forme. J’ai dit ailleurs les qualités mais aussi les limites qui sont les siennes aux yeux de Simondon, lorsqu’il la mobilise et tout à la fois la critique dans sa Thèse principale ou dans sa Conférence du 27 février 1960 à la Société Française de Philosophie2. Le Cours sur la Perception, lui, la valorise pour sa part presque sans réserves, pour la raison initiale qu’« entre l’usage global, spiritualiste, peut1être métaphysique, de la perception qui aboutit au bersgonisme, et l’analyse psycho1 physique ou psycho1physiologique, qui recherche les éléments ou les conditions de base, s’est développée selon une voie moyenne l’étude de la perception par la Psychologie de la Forme »3. Pour Simondon, ce qui possède la vertu de « voie moyenne » est toujours, nous le savons désormais, au moins potentiellement supérieur sur le plan de la compréhension du réel dans sa complexité. Ibid., p. 34. Sur ce point, voir mon Simondon ou l’Encyclopédisme génétique, op.cit., pp. 29 et 701 74. 3 Cours sur la Perception, op. cit., p. 88. 1 2 11 Le reproche que faisait Simondon à la Théorie de la Forme de ne pas penser un champ perceptif proprement métastable disparaît d’ailleurs dans le Cours sur la Perception, qui privilégie le mérite propre à cette théorie d’avoir introduit dans les sciences humaines la notion de « champ » issue de la physique. Le texte semble même prêter cette fois à la Théorie de la Forme l’intuition de ce type très particulier d’équilibre qu’est la métastabilité : « Un phénomène psychique est un phénomène de champ, c’est1à1dire un type très particulier d’équilibre dans lequel tous les sous1ensembles d’un système agissent sur l’ensemble, l’ensemble agissant lui aussi sur chacun des sous1ensembles, avec une interaction constante entre les différents ordres de grandeur de tout ce qui existe dans le système »1. Cette Première Partie du Cours, qui est proprement historique, s’achève ainsi sur le rappel des quelques « lois particulières » relatives aux « effets de champ » de la perception dégagés par la Psychologie de la Forme : tendance au regroupement des éléments perceptifs isolés en une forme (Gestalt) ; statut de signification des structures perçues, source de la « généralisation perceptive, qui existe chez les animaux »2 ; degrés de prégnance des formes, les figures symétriques étant privilégiées ; etc. La Deuxième Partie du Cours est consacrée aux « rôle et sens biologique de la fonction perceptive ». Sans pouvoir m’y arrêter, je dirai simplement qu’elle n’a d’autre ambition que de tirer un bilan, d’ailleurs très informé, des connaissances scientifiques de l’époque. Plus intéressante pour nous est la Troisième Partie, de loin la plus longue de l’ouvrage. Son Chapitre II s’ouvre sur la thèse suivante : « l’opposition stéréotypée entre le psychisme humain et le psychisme animal vient souvent d’une connaissance sommaire et mythique du psychisme animal ; pour être exact, il faudrait plutôt établir des comparaisons entre l’Homme et telle espèce animale définie, pour un type déterminé d’apprentissage ou de perception. Par contre, le caractère élevé de la perception des formes, son 1 2 Ibid., p. 90. Ibid., p. 95. 12 aspect non primaire, se manifeste intensément dans la différence très importante qu’introduit la perception des formes entre toutes les espèces animales et l’espèce humaine »1. Après avoir contesté la coupure anthropologique faite par les philosophes entre l’homme et le vivant2, Simondon propose de singulariser le simple degré humain par la capacité à l’abstraction et à la symbolisation : tel est l’unique sens à donner au privilège humain dans la perception des formes, cette dernière existant bien chez l’animal mais sans une telle « richesse sémantique »3. Ici encore, l’argumentation est étayée de nombreux exemples de perception animale, laquelle se révèle souvent conditionnée – et limitée 1 par les besoins. La suite de ce Chapitre II, ainsi que les Chapitres III et IV de cette même Troisième Partie de l’ouvrage, qui portent sur la perception de l’espace et celle de la durée, n’ont pas à être évoqués ici. Je me contenterai donc de signaler combien les études psychologiques de l’époque y sont mobilisées, au détriment de la phénoménologie de la perception ou de Bergson. Enfin, les Quatrième et Cinquième Parties de l’ouvrage, je l’ai annoncé, sont consacrées à la mise en relation de la perception avec ces autres dimensions du vivant que sont l’affectivité et l’activité. Simondon y passe en revue les « effets de contexte » de nature psychologique et biologique – « la perception dépend de l’action, est modulée par elle autant qu’elle la conditionne »4 1 mais aussi sociale : « Malinovski a indiqué comment les indigènes des îles Trobriand voient seulement la ressemblance d’un enfant avec son père, non avec sa mère ou ses frères et sœurs.[…] L’affectivité et les motivations peuvent aussi créer une sélectivité perceptive se manifestant par une sensibilisation ou une insensibilisation »5. Ici encore la diversité des études citées, que je signale sans pouvoir ni avoir à en rendre compte, impressionne le lecteur. Ibid., p. 203. Voir L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989 et 2007, ainsi que mes commentaires au Chap. IV de Simondon ou l’Encyclopédisme génétique, op. cit.. 3 Cours sur la Perception, op. cit., p. 204. 4 Ibid., p. 357. 5 Ibid., pp. 360 et 369. 1 2 13 2. L’imagination revisitée au nom de l’image Un an après avoir fait cours sur la perception, Simondon livrait un cours intitulé Imagination et invention. Récemment paru pour lui1 même et dans son intégralité après avoir fait l’objet de publications partielles et en contexte, ce cours est sans doute la plus importante des publications posthumes de Simondon. Il s’y agit en effet pour ce dernier de soutenir et développer une thèse en vue d’une réforme théorique dont l’ambition peut être cette fois comparée à celles de L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information et de Du mode d’existence des objets techniques. Dans ce nouveau cours les références au travaux des psychologues sont presque toujours inscrites à l’intérieur de cette visée théorique qui les dépasse, et qui se présente comme fil directeur pour la construction d’une « psychologie “générale” »1. La continuité entre les deux cours est évidente, et le second renvoie d’ailleurs au premier à l’occasion du traitement des « images intra1perceptives » 1 plus précisément celles présentes dans la « perception visuelle des formes »2. Mais cela ne doit pas cacher le fait que le cours Imagination et invention constitue un apport au cours précédent sur le thème même de la perception, puisque ce qui précède la perception, à savoir la motricité du vivant, y est désormais pensé comme naissance d’un « cycle de l’image » qui se prolonge dans la perception elle1même sous la forme des « images intra1 perceptives », puis au1delà de la perception à travers les « images1souvenirs » appelées à devenir « symboles », pour finalement « concrétiser » l’imagination en invention fondant un « nouveau cycle de rapport avec le réel »3. Telle est justement la thèse nouvelle dont il me faudra produire l’explication dans chacun de ses membres. Or, trois remarques préalables sont ici nécessaires : a/ d’abord, ainsi que le laisse deviner la thèse nouvelle ci1dessus énoncée, l’imagination ne sera pas seulement revisitée et élargie Simondon, Imagination et invention, Les Ed. de la Transparence, Chatou, 2008, p. 138. 2 Ibid., p. 82. 3 Ibid., p. 138 (je souligne). 1 14 par Simondon au nom de l’image – aspect qui justifie pour sa part le titre que j’ai donné au présent sous1chapitre 1, mais elle se verra également articulée d’ores1et1déjà à la thématique de l’invention présente dans Du mode d’existence des objets techniques comme dans le recueil de textes L’invention dans les techniques. De sorte que le cours Imagination et invention définit un carrefour à thématique psychologique au sein du corpus à la fois épistémo1ontologique et technologique de Simondon – comme la Critique de la faculté de juger, dans l’organisation des problématiques philosophiques propres à Kant, définissait le carrefour des Critique de la raison pure et Critique de la raison pratique 1, et le passage sur lequel j’ouvrirai mon exposé en donnera l’illustration parfaite ; b/ ensuite, contrairement au Cours sur la Perception, celui sur l’imagination et l’invention est précédé d’un Préambule et d’une Introduction qui visent à en donner à l’avance la trame théorique, en même temps qu’ils lui apportent une réflexivité et un positionnement – certes allusif – au sein des débats philosophiques et non plus seulement psychologiques sur l’imagination1. Mais cette trame et cette réflexivité peuvent parfois être en tension avec le sens des réflexions auxquelles elles introduisent, comme c’est le cas, par exemple, lorsque Simondon écrit en début de Préambule que la « psychologie des facultés » a trop séparé l’imagination, la perception et la mémoire en fonction des « tâches dominantes : anticiper, percevoir, se rappeler »2. En fait, la séparation des facultés n’est pas une conséquence directe et inéluctable de leur identification à ces « tâches dominantes » : Simondon lui aussi thématisera l’imagination comme anticipation3, et 1 Dans la Troisième Partie du cours, Simondon renverra à un autre cours qui pourrait être considéré comme un pré1requis du sien quant à la connaissance des autres conceptions philosophiques de l’imagination : le cours prononcé en 19621 63 par Juliette Favez1Boutonnier. 2 Imagination et invention, op. cit.., p. 4. 3 C’est même l’une des objections qu’il adressera implicitement à Sartre, qui en effet détachait l’imagination de sa fonction de réalisation par anticipation, c’est1à1dire pour Simondon d’invention au sens strict et positif de ce terme, qui désigne l’ajout d’une réalité objective : « L’imagination comme anticipation n’est plus ainsi une fonction qui détache de la réalité et se déploie dans l’irréel ou le fictif : elle amorce une activité effective de réalisation[…]. La modalité de l’imaginaire est 15 la vraie nouveauté sera qu’il fera de cette anticipation, d’une part ce qui précède et nourrit la perception elle1même – contre toute séparation des facultés 1, d’autre part ce qui prolonge les souvenirs1symboles en inventions 1 en tant qu’ils sont eux aussi des images mais « a posteriori » ; c/ enfin, le caractère allusif du positionnement philosophique initial du Cours empêche Simondon d’expliciter dans le détail en quoi sa théorie de l’image est le contrepied parfait de celle de Sartre sur l’imagination en même temps qu’une subversion de l’opposition entre Sartre et la tradition à laquelle ce dernier s’en prenait. On peut donc préciser ici que Sartre reprochait à cette tradition de faire de la différence entre perception et imagination une simple différence de degré plutôt que de nature, la perception et l’imagination étant pour Sartre deux modalités de la conscience exclusives l’une de l’autre si l’imagination est une fonction « irréalisante » tandis que la perception est donation de présence. Contre quoi Simondon va proposer ce qui constitue en fait une troisième voie, bien qu’explicitement anti1sartrienne : dans le vivant l’image prend forme dès la motricité et possède donc une modalité pré1perceptive puis intra1perceptive, c’est1à1dire a fortiori non1 consciente avant d’être consciente – chez Sartre il n’était à chaque fois question que du « sujet conscient ». Où l’on retrouve le souci non1anthropologique de la pensée simondonienne, qui à plusieurs reprises pensera l’homme lui1même comme susceptible par ailleurs de « régresser » à une « phase » purement instinctive du comportement1. celle du potentiel ; elle ne devient celle de l’irréel que si l’individu est privé de l’accès aux conditions de réalisation » (Ibid., p. 56). 1 Ainsi par exemple, « un rassemblement autour d’un accident, une émeute, la bousculade de gens qui fuient sont d’abord perçus de manière primitive, même par l’homme, quand le sujet est dans une situation où les données sensorielles arrivent de manière nouvelle et imprévue » (Imagination et invention, op. cit., p. 66). Plus loin Simondon théorise et radicalise : « l’idée que le domaine des réalités sociales est celui des apprentissages tandis que les catégories directement biologiques selon les instincts seraient spontanées est très théorique. Sur le plan des phénomènes, il y a des images intra1perceptives qui ont un sens pour les situations psycho1sociales ; elles ne sont pas moins spontanées et moins primaires que celles qui permettent l’adaptation primordiale aux situations de danger, de rapport aux parents ou aux jeunes ; le visage humain vu de face, en 16 Pour toutes les raisons fournies par ces trois remarques préalables, je produirai l’explicitation de la thèse nouvelle plus haut citée en partant d’un texte – la fin de la Troisième Partie du cours 1 qui thématise d’une part directement le passage de l’image1 symbole, troisième phase du « cycle de l’image », à l’invention, tout en faisant d’autre part le lien avec le propos de Du mode d’existence des objets techniques sur l’invention technique dans sa différence d’avec la magie et l’art. C’est la complémentarité entre la thèse générale et ce texte décisif qui produira l’intelligibilité des deux, et par là du sens profond de l’ouvrage. Voici donc ce texte : « Le monde des symboles est une espèce de pandémonium flottant entre la situation d’objet et celle de sujet, s’interposant entre le vivant et le milieu. Dans les maladies mentales, les symboles peuvent être pris pour du réel objectif, ou bien ils peuvent habiter le sujet qui se sent possédé et qui perd sa liberté et son pouvoir d’initiative dans l’action ; les arts pratiquent un certain exorcisme qui, au lieu de laisser flotter l’univers des symboles entre le monde des objets et le sujet, le fixe en le représentant, en le ritualisant, en l’insérant dans le monde objectif et dans la régularité sociale ; la magie puise dans l’imaginaire des moyens d’évocation ou d’influence en matérialisant des symboles qu’elle réindividualise, baptise d’un nom propre, façonne à la ressemblance d’un être vivant, pour l’employer comme mode d’accès dans l’opération d’invocation ou d’envoûtement ; le voult est un analogon de l’être à envoûter, mais il est pétri d’imaginaire, construit avec le plus grand nombre possible d’objets1symboles empruntés à l’être réel. Tous ces emplois de l’imaginaire symbolique sont naïfs en une certaine mesure, car ils reprennent un contenu formalisé, celui de symbole, en essayant de le rendre à nouveau concret sans continuer le cycle de l’image qui s’est formalisée en symbole en perdant les attaches du souvenir daté et personnel. Mais le cycle de l’image ne peut être inversé ; ce n’est pas de l’intérieur et sans tant que familier ou inconnu, est sans doute une des premières perceptions gestaltisées de l’enfant ; la valence de familiarité ou d’étrangeté est impliquée dans la saisie perceptive comme celle du prédateur ou de la proie. Ceci laisse prévoir l’importance du caractère perceptif et primaire des stéréotypes (clichés) culturels, avec les réactions qui leur correspondent. L’Homme est zoon politikon » (Ibid., p. 70). 17 opération constructive, productive, créatrice, modificatrice des structures, que l’insertion dans l’univers peut être retrouvée lorsque la formalisation s’est accomplie ; le symbole est un mixte de sujet et d’objet qui a valeur instrumentale pour l’invention ; dans la magie, le rêve, la fantaisie, il ne peut que se dégrader et construire illusoirement un faux concret, un monde artificiel d’apparences »1. Si, comme l’explique ce passage, les « emplois de l’imaginaire symbolique » par les arts ou la magie sont naïfs « en une certaine mesure » 1 qui n’est pas petite si le paroxysme de cette naïveté est la « maladie mentale » elle1même 1, c’est parce que le symbole est déjà le résultat d’un devenir de l’image que Simondon nomme ici « formalisation », et dont l’achèvement ne pourra consister qu’en une extériorisation à valeur universelle dont le symbole lui1même n’est que la préparation encore trop rattachée au sujet. Pour le comprendre, il convient de rappeler d’abord les phases premières de ce devenir de l’image dont résulte le symbole : 1 il y a d’abord, ainsi que le laissait entendre la thèse générale, l’image infra1perceptive liée à la motricité du vivant animal. La courte Première Partie du cours, intitulée « Contenu moteur des images. L’image avant l’expérience de l’objet », lui est consacrée. Cette image est une « anticipation endogène venue de l’organisme »2, mais parce qu’infra1perceptive, elle est a fortiori extérieure au « sujet conscient ». Par comparaison, on peut déjà 1 Imagination et invention, op. cit., pp. 1371138. Les dernières lignes, cela peut se laisser deviner, déboucheront sur une justification, originale en tant que telle mais restrictive et donc nuancée, de la condamnation platonicienne des arts : « la critique platonicienne des arts comme fauteurs d’illusion s’applique essentiellement aux arts qui cherchent à retrouver une existence à partir de symboles, en inversant un devenir dont l’achèvement ne peut être que dans l’invention » (Ibid., p. 138). 2 Ibid., p. 30. Simondon annonçait déjà en Introduction : « Le niveau primaire peut être nommé biologique, ou vital : c’est celui qui implique la participation de tout l’organisme comme moyen d’actualisation, et qui engage cet organisme dans les situations selon des catégories telles que la relation au prédateur, à la proie, au partenaire ; l’anticipation est en ce sens une préexistence des coordinations héréditaires d’actes instinctifs comme l’agression, la fuite, impliquant une participation de tout l’organisme » (Ibid., pp. 21122). 18 annoncer ici que l’invention qui clôt le cycle de l’image sera bien à nouveau une anticipation ainsi qu’une extériorité par rapport au sujet, mais l’anticipation sera cette fois celle du sujet conscient, et l’extériorité, une « concrétisation » ou existence objective de l’ « objet1image » ; 1 vient ensuite l’image intra1perceptive à laquelle est consacrée la Deuxième Partie du cours, intitulée « Contenu cognitif des images. Image et perception ». L’Introduction présentait déjà cette image intra1perceptive comme impliquant « une participation plus spécialisée du système nerveux ; au lieu d’engager directement l’organisme dans chaque situation de rapport au milieu, il développe un analogue mental de ce rapport primaire. L’anticipation, au lieu d’être l’éveil d’une activité instinctive, se manifeste sous forme de motivation et d’anticipation consciente, de désir, d’état de besoin éprouvé, de plan d’action, avec un enchaînement d’images qui préparent la rencontre de l’objet »1. Ces derniers mots ne doivent pas faire oublier que « l’image sert ici d’instrument d’adaptation à l’objet ; elle suppose qu’il existe un objet, et non pas seulement une situation »2. C’est pourquoi Simondon nomme ce niveau « expérience » ; 1 le troisième niveau, auquel est consacrée la Troisième Partie intitulée « Contenu affectivo1émotif des images. Image a posteriori, ou symbole », est celui dans lequel « c’est l’effet affectivo1émotif, la résonance, qui prend la place prépondérante ; l’image est alors le point remarquable qui se conserve quand la situation n’existe plus ; on pourrait dire qu’il s’agit ici, dans cette image a posteriori, d’un souvenir[…]. Mais on doit noter que tout souvenir n’est pas une image. Un souvenir est une véritable image a posteriori quand il se manifeste avec une prégnance et une intensité qui lui confèrent un pouvoir organisateur »3. Parvenus en ce point, nous retrouvons le stade où peut apparaître le « monde des symboles », décrit dans le passage décisif plus haut cité comme résultant d’une « formalisation ». En effet, les images1souvenirs peuvent, dans leur accumulation, faire Ibid., p. 22. Ibid. 3 Ibid., p. 20 (souligné par l’auteur). 1 2 19 naître des contradictions que seul le passage au symbole pourra redéfinir comme des aspects complémentaires et compatibles : « Ainsi, pour que l’image1souvenir puisse évoluer au point de devenir un symbole, il faut qu’elle condense une expérience intense, accentuée, liant énergiquement l’être vivant au milieu, et se développant à travers une série d’empreintes successives qualitativement différentes, irréductibles les une aux autres ; c’est l’hétérogénéité des empreintes rattachées à une même source qui donne au symbole sa tension interne, et qui le rend différent d’une totalisation comparable à celle du portrait composite.[…] L’image1souvenir est devenue un symbole quand l’orientation, la direction particulière de la manifestation a perdu son univocité originelle devant la dualité possible des orientations. Le souvenir de l’arme tenue en main par le sujet, tout comme celui de l’arme menaçante dans la main d’un autre, ne donnent que des images. Mais ces images forment un symbole quend l’arme est en même temps saisie comme pouvant menacer le sujet et être prise en main par lui pour menacer autrui »1. La « formalisation » dont résulte le symbole est donc ce par quoi ce dernier se détache de l’expérience contradictoire du sujet pour proposer une cohérence nouvelle et collectivement partageable. Voilà pourquoi le passage décisif initialement cité disait du « monde des symboles » qu’il n’était accessible qu’ « en perdant les attaches du souvenir daté et personnel ». La magie avait alors ce tort de vouloir « réindividualiser » le symbole, tandis que l’art visait à l’ « insérer dans le monde objectif » et présentait en ce sens davantage d’affinité avec l’invention proprement dite comme achèvement du cycle de l’image – ce qui explique le traitement de l’ « objet esthétique » à côté de l’invention technique dans la Quatrième Partie du cours. Mais ce n’est pas le symbole lui1même qui doit être objectivé, car l’invention ne peut qu’être une extériorisation qui prolonge la formalisation jusqu’à la dimension de l’universel. C’est pourquoi l’invention ouvre en fait un nouveau cycle de rapport au réel, et constitue un « changement de niveau » par sursaturation du monde des symboles : 1 Ibid., pp. 125 et 136. 20