« pénibles », « prise de tête » ? On a payé un objet pour qu’il marche, et l’on repaiera (de plus en
plus rapidement !) pour en racheter un autre – parce qu’il casse très tôt, ou bien parce que j’en
suis las très tôt. La perspective de devoir apprendre pour me servir d’un objet technique est vécue
comme rédhibitoire… S’est établie implicitement une règle de proportion inverse : la pénibilité
du travail (synonyme d’effort, de fatigue, de déplaisir) permet d’obtenir de l’argent ; cet argent
doit pouvoir permettre, en retour, d’acheter des biens synonymes de pur repos, de pur plaisir.
Depuis plusieurs décennies, la technicisation des conditions du divertissement s’est opérée dans
une ignorance technique voulue et réclamée des consommateurs. Par exemple, le réglage d’une
platine était valorisé et participait de l’éducation de l’oreille du mélomane en même temps qu’il
supposait une certaine connaissance technique ; et cette connaissance se perfectionnait justement
par le moment dit « de détente » qui était en même temps un moment d’apprentissage et de
labeur joyeux. Or, c’est ce rituel de préparation à l’écoute qui a sonné comme le glas de l’écoute
analogique.5 Pour des raisons complexes, la technique est associée dans l’imaginaire collectif à
quelque chose de froid, de difficultueux : bref elle signifie plus spontanément déplaisir que
jouissance. Or, la culture technique est une activité, elle se pratique ; tout le problème est qu’elle est
vécue de plus en plus comme un spectacle : on contemple passivement ses résultats et ses
(in)succès, on entend dire ses prouesses – dans tous les cas on lui demeure étranger.
(c) La technique est une pratique entière : elle est activité de l’esprit et du corps – qu’elle refuse
d’opposer. En ce sens, la technique est moniste : je ne peux penser que dans la mesure où mon
corps pense aussi loin que mon esprit. Cette idée, qui peut choquer certains, est pourtant un
acquis majeur de l’ethnologie (pensons aux « techniques du corps » analysées par Marcel Mauss)
et déjà Platon faisait ce parallèle strict qu’un certain usage scolaire de la pensée tend à nous faire
oublier :
Ne jamais mouvoir l’âme sans le corps, ni le corps sans l’âme, pour que, se défendant l’une contre l’autre,
ces deux parties préservent leur équilibre et restent en santé. Il faut donc que le mathématicien, ou
quiconque applique intensément son esprit à quelque étude, donne aussi en compensation des
mouvements à son corps, en pratiquant la gymnastique, et que, inversement, celui qui accorde le plus clair
de ses soins à façonner son corps fournisse à son âme des mouvements compensatoires, en pratiquant la
musique et à tout ce qui relève de la philosophie, s’il veut être qualifié à juste titre de beau et de bon.6
(d) Contrairement à une image courante, la culture technique fait de nous des généralistes. La
compétence technique ne signifie pas spécialisation : c’est la division du travail social qui accule
les techniciens à toujours plus de spécialisation, rendant les individus dépendants les uns des
autres pour des services payants. À l’inverse, l’esprit de la culture technique renvoie à l’idée
antique d’apprentissage mutuel en vue d’une autarcie : l’objectif est de se rendre plus forts les uns
les autres (s’apprendre des techniques en partageant ses compétences), et non pas plus faibles
(monnayer ses compétences d’autant plus cher qu’autrui est ignorant : on a alors intérêt à
préserver l’ignorance technique en général). C’est au quotidien que la « politesse de la technique »
s’apprend. La puissance positive de la technique se pense donc par son apprentissage permanent
au sein d’une éducation polytechnique, bref comme une perspective de libération (que peux-tu
faire grâce à la technique ?) et non de responsabilisation.
5 Pour filer cet exemple, le retour en force du vinyle aujourd’hui invite à l’optimisme quant au désir des
citoyens de se réapproprier les conditions techniques de la joie de vivre.
6 Je rappelle que l’art, chez les Grecs, se dit « technè ». Platon, Timée, 88b-c, Paris, GF, 1999, p.213 (trad.
modifiée) ; et dans le même état d’esprit : Les Lois, VII, 807c-d. Sur l’importance de la formation sportive dans
l’éducation philosophique chez Platon comme culture technique du corps, cf. le bel article de Robert Muller,
« Gymnastique et civilisation : l’exemple des Lois de Platon », dans Denis Moreau et Pascal Taranto (dir.),
Activité physique et exercices spirituels. Essais de philosophie du sport, Paris, Vrin, 2009, p.179-195.