INTRODUCTION
Ce second volume présente les œuvres de Bergson publiées après la Première Guerre mondiale,
autrement dit le second Bergson. Assurément, certains textes republiés dans les deux recueils
d’articles que sont L’Énergie spirituelle et La Pensée et le Mouvant étaient écrits bien avant la guerre,
en particulier le grand article intitulé « Introduction à la métaphysique », paru en 1903 à la Revue de
métaphysique et de morale, texte qui contribua grandement à la réputation du philosophe.
Le premier recueil d’articles publié par Bergson est L’Énergie spirituelle (1919). Bergson, élu à
l’Académie française en 1914, dut attendre 1919 pour y être officiellement reçu. La guerre franco-
allemande, devenue guerre mondiale, fut vécue douloureusement par Bergson, qui était très patriote et
pensait que la France défendait la civilisation spirituelle contre la puissance matérielle de
l’Allemagne. Il perdit dès les premiers jours de la guerre son ami Charles Péguy. Dès novembre 1914,
il prononçait un discours sur « La force qui s’use et celle qui ne s’use pas ». Il prédit la victoire de la
France, mais surtout la défaite de l’Allemagne, qui finira par manquer de la force matérielle et de la
force morale. Il n’avait pas conscience de la capacité allemande pour faire fonctionner sans relâche
une industrie de guerre démesurée. En revanche, il avait raison sur l’usure de la force morale
allemande. Georg Simmel, philosophe allemand converti au bergsonisme , mort d’un cancer à
Strasbourg en 1918, a très bien analysé, dans un bref article sur « L’idée de l’Europe » , l’isolement
de l’Allemagne, le sentiment d’avoir comme ennemi le monde entier.
Avant 1914, l’œuvre de Bergson est d’abord une philosophie des sciences spiritualiste et anti-
positiviste. Il fait la critique de la psychologie expérimentale dans l’Essai sur les données immédiates
de la conscience en 1889, la critique de la psychiatrie cérébrale matérialiste dans Matière et mémoire
en 1896, la critique de la biologie sans idée de la vie et sans concept d’évolution dans L’Évolution
créatrice en 1907. Ces trois critiques sonnent le glas du positivisme scientiste. Bergson démontre que
la science objective n’est pas en mesure de s’interpréter elle-même et de nous délivrer le sens de ses
découvertes. Pour lui la science objective ne parle pas d’elle-même ; elle appelle une philosophie
qu’elle n’est pas capable d’élaborer. Heidegger dira plus tard que « la science ne pense pas » ; Bergson
démontrait, après un examen approfondi et très respectueux de la connaissance scientifique, que la
science ne se pense pas. Le savoir scientifique progresse par construction et par révolution. Mais il ne
peut pas se réfléchir lui-même. Quand le savant retourne sur sa méthode, c’est d’une façon
hasardeuse, faute d’exigences conceptuelles hors de son domaine de compétence, ou d’une façon trop
générale : les exemples sont nombreux, mais Bergson connaissait en particulier les écrits d’Henri
Poincaré (mathématicien) et ceux d’Einstein (physicien).
Un autre changement est une modification d’attitude et d’ambition. Jusqu’en 1907-1908, Bergson
ne pense pas avoir triomphé de ses adversaires ; mais les trois grands livres, en particulier L’Évolution
créatrice, marquent une avancée décisive de la recherche philosophique. La victoire de la doctrine
bergsonienne se situe juste avant la guerre. Après celle-ci, Bergson profite de cet acquis et est
considéré comme le plus grand philosophe vivant. Comment va-t-il gérer cette situation privilégiée ?
L’hécatombe de la guerre de 1914 assombrit la vision bergsonienne du monde, en lui montrant la
réalité du mal, les limites du progrès des connaissances. Étant conscient que la philosophie n’avait
aucun pouvoir sur la folie meurtrière des hommes, Bergson se tourna vers l’action politique concrète.
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