Compte rendu d’ouvrage - Sociologie de l’ob´esit´e
Nicolas Larchet
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Nicolas Larchet. Compte rendu d’ouvrage - Sociologie de l’ob´esit´e. Revue d’Etudes en Agri-
culture et Environnement - Review of agricultural and environmental studies, INRA Editions,
2010, 91, pp.229-233. <hal-01201205>
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Comptes rendus de lecture-Revue d’Etudesen Agriculture etEnvironnement,91 (2),229-252
COMPTES RENDUS DE LECTURE
J EAN-P IERRE POULAIN ,Sociologie de l’obésité
Paris, Presses universitairesde France, collection Sciences socialeset socté,2009,360 p.
AvecSociologie de l’obésité, Jean-PierrePoulain,professeur de sociologie àl’université
ToulouseII-LeMirail,signe un ouvrage risqué etambitieux.Qualifié parl’auteur d’essai
scientifique,le livreseveut «une contribution des sciences socialesàla compréhension de l’obésité et
àlapréparation àl’action » (p. 300). Ilsarticule autour de troisparties,mettanten œuvre
troisdémarchesdistincteset troisconstructionsde l’objet.Serevendiquantde l’héritage de
lasociologie de lasantéanglo-saxonne, J.-P.Poulain reprend une distinction qu’il adéjà
opérée dans son précédentouvrage (2002) entresociologie « de » lamédecine et sociologie
«sur » lamédecine. La première partie dulivre,«La sociologie au service de lamédecine de
l’obésité »,viseàmettreaujour lesterminants sociaux de l’obésité danslaperspective de
l’objectivisme médical;le proposest centrésur lesinégalités socialesde santé etleseffets
de lastigmatisation desobèses.La seconde partie,«Médicalisation etcontroverses:le regard
critique de lasociologie sur l’obésité »,recourt davantage àune postureconstructivistesur
le modèle de lasociologie des sciences.J.-P.Poulain yprésenteune brève histoire de
l’objectivation médicale de l’obésité et s’intéresseaux conditionsde production du savoir
épidémiologique etnutritionnel. Enfin,le sociologue descend lui-même dansl’arène des
politiquespubliquesdanslatroisième partie,«Contribution àune politique de l’obésité »,
oùil émetplusieurs propositions visantàéclairerl’élaboration de politiquesde prévention,
plaidanten particulierpour l’adoption d’une méthodologie d’évaluation desobjectifsdu
programme national nutrition santé (PNNS).
Risqué,l’ouvrage l’est àplus d’untitre. J.-P.Poulain mène bataille sur plusieurs fronts,
faisantconstammentdialoguerles situationsfrançaisesetaricaines,proposantde concilier
lesapprochesobjectiviste etconstructiviste nous ne goûtonsguère l’hyperrelativisme en vogue
danscertainesfrangesde lasociologie des sciences»,p. 26),multipliantlespoints de vue,
sadressant tout àlafoisàsespairs, aux chercheurs en nutrition humaine eten épidémiologie,
aux scialistesde lamédecine de l’obésité, aux cideurs en charge despolitiquesde santé
publiquecomme àun lectoratplus étendu.Le livre est parcouru d’unsouci pédagogique et
d’une volonté de clarifierl’expression (même si l’ensemble manque parfoisde cohésion),en
accordaveclaligne éditoriale de la collection « Sciences socialeset soctés»,quiseveut
unespace de décryptage entre larecherche scialisée etlapublication pédagogique. Pour
l’ambition, J.-P.Poulain sesitue dansl’héritage de JeanTrémolières, appelantde ses vœux
un dialogue fructueux entre lanutrition etles scienceshumaineset sociales(p. 21). L’ouvrage
constitueà cetitreun exemple concretd’application desoutilsdes sciences socialesaux
problèmesposésparles sciencesmédicales– dans unsensquiseveut tour àtour critique et
collaboratif – etil est surtout un documentprécieux pour quiconques’intéresseaux relations
entre lesmondesde larecherche etde l’action, à cetespacestratégique quirelie le savantau
politique. Commentfaire entendresavoix sur un problème de santé publique quand on est
sociologue ? Commentconvaincre la communautéscientifique etlescideurs pour pouvoir
peser sur lespolitiquesde prévention ?
La première partie de l’ouvrage,sur lesterminants sociaux de l’obésité,s’ouvresur un étatde
laquestion :lalittérature épidémiologique existante est passée en revue depuislataanalyse
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classique de JeffreySobal etAlbert J.Stunkard jusquaux résultats de l’enquêteObEpi,où
est rappelée l’importance de lastratification sociale danslaprévalence de l’obésité,qui
demeure plus répandue danslesclassespopulaires.En partantdumodèle de latransition
démographique,J.-P.Poulain envisage ensuite l’obésitécomme une maladie de transition :
«si l’on metàlaplace des taux de mortalité lesbesoinsénertiquesquibaissent(grâceàl’adoption
de modesde vie moinscoûteux en énergie,grâceaux succèsde lamédecine),si l’on metàlaplace des
taux de natalité lesapports énertiquesalimentaires(eux-mêmescontrôléspar une série de facteurs
culturelsquivalorisentl’abondance,laquantité,quiassocientle « beaucoup manger»auprogrès social,
àlate,etc.), alors lapoussée d’obésité peut êtrevuecomme l’équivalentanalogique de lapoussée
démographique» (p. 59). Apartirdumomentoùl’on saccorde àreconnaîtreune
différenciation sociale danslaprévalence de l’obésité, commentexpliquerquecelle-cise
veloppe néanmoinsdans touteslesclasses sociales?Dansquelle mesure peut-on rattacher
ces résultats aux ventuelles)mutationscontemporainesdespratiquesalimentaires?Tout en
affirmantque « les repasfrançaisrestentfortement ritualiséset sont surtout socialisés» (p. 98), J.-P.
Poulain nous inviteàpenserlasimplification des structuresdes repascomme « une mutation
adaptative qui peut contribueràla baisse desapports énertiques» (p. 99),eten celapermettre
de retrouver un équilibre entreapports etdépensesénertiques.Largumentaire des tenants
de lathéorie de lastructuration de l’alimentation,selon laquelle lasimplification des
repas seraiten cause dansle développementdes troublesalimentairescontemporains,est
ainsirenversé. Lauteur sappuie sur desdonnéesclarativesqui indiqueraientque l’on
retrouve plus d’obèsesparmi lespersonnes respectantlanorme traditionnelle des repas
complets (entrée,platgarni,dessert) que parmi lesamateurs de repas simplifiés.S’inspirant
parlasuite des travaux de Serge Paugam,il rattache l’obésitéaux processus de précarisation.
C’est queJ.-P.Poulain émetl’hypotse de la coexistence de différents typesd’obésités,
reliésàdescausesdistinctes: à côté de l’obésité desclassespopulairesliée aux contraintes
économiques,on retrouverait une obésité de précarisation,définie comme « un processus
dynamique de dégradation de lasituation sociale »,et une troisième catégorie d’obésité de
dimension psychologique,«inscrite dansla configuration des troublesalimentairesen relation
aveclapression desmodèlesesttiquesde minceur ». La distinction entrecesdifférentescausalités
n’empêche pasl’auteur d’envisager ultimementl’obésitécomme «laconséquence d’un effet
retard dansle processus d’adaptation » (p. 134-135) d’aprèsle modèle de latransition
alimentaire–assertion forte quiauraitrité de plus largesveloppements.Ce faisant,il
rejointlatse duprofesseur ArnaudBasdevantetprend position dansle champ de la
médecine de l’obésité. J.-P.Poulain consacre,danscette même partie,unbref chapitresur
leseffets despolitiquespubliques sur le développementde l’obésité – sagissantdes
politiquesagricolesetdespolitiquesmicro etmacrconomiquesdansle casdesEtats-Unis
quivientcurieusementcontredire les raisonnements précédents :entre lesfacteurs politiques,
socio-économiques,psychologiquesouculturelsetlamain invisible duprocessus d’adaptation,
l’auteur n’est pasen mesure de choisir.Un dernierchapitre est l’occasion de dénoncer
lastigmatisation desobèses,exercicerituel de tout sociologue intervenant sur cesquestions,
à ceci prèsque lastigmatisation est icivuecomme une discrimination responsable d’un
classement social:«Le passage d’une distribution aatoire de l’obésité infantile dansl’échelle
sociale àune forte différenciation pour lesadultes s’expliqueraitparl’impactde l’obésitésur lamobilité
sociale » (p. 116). Autrementdit,lespositions socialesterminentl’obésitétout comme la
corpulence détermine en retour lesconditionsde lamobilitésociale,établissant une chaîne
de causalitécirculaire qualifiée de « cercle vicieux ».
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La seconde partie est indéniablementle pointfort de l’ouvrage. Il ne sagitplus ici de se
demanderquelspourraientêtre lesterminants sociaux duproblème de l’obésité,maisde
chercherà comprendrecommentl’obésité est devenueun problème de santé publique en
premierlieu.Danscetobjectif, J.-P.Poulain sattache àreconstituer«le long processus quia
permisde fairereconnaître l’obésitécomme un problème médical» (p. 152),médicalisation de l’obésité
qu’il repèreàpartirde différents indices:occurrencesdanslalittérature médicale,
institutionnalisation au sein de soctés savantes,mise en place de politiquesde prévention,
construction etdiffusion d’instruments de mesure duphénomène… Dans un deuxième temps,
il entreprend d’importerdesbats etcontroversesquisesontcristallisésaux Etats-Unisau
but desannées 2000, ayantfaitl’objetde plusieurs livresau retentissementimportantdans
le monde anglophone (Gaesser,2002 ; Campos,2004;Gard etWright,2005;Oliver,2006),
mais restéslargementinconnus dupublicfrançais.Aucours du récitde laréception de ces
livrescritiques sur lamédicalisation de l’obésité,on en apprend un peuplus sur lastratégie
éditoriale de l’auteur :«Onvoiticicommentcertainsarguments ontparfoisdumalàse faire entendre
au sein de l’appareil scientifique,etcommentle livre etlamédiatisation qui l’accompagne peuvent
constituer une démarche de détour » (p. 196). Ason tour, J.-P.Poulain propose de décrypterles
controverses scientifiquesen question tellesqu’elles sontapparuesaux Etats-Unisautour du
coût de l’obésité,dunombre de morts qui lui est imputable ouencore de son impact sur
l’esrance de vie, afin de « voirlascienceau travail » (p. 233), à l’encontre de toute lecture
apologétique de l’histoire de lamédecine. Revenant sur le casfrançais,il étudie lesenjeux de
l’agrégation descatégoriesd’obésité etde surpoidsetles« manipulationspaternalistes» dans
lamesure de l’obésité infantile. Lauteur dessine un paysage faitde rapports de force et
d’intérêts croisés,d’alliancesetde jeux de concurrence entreacteurs issus de différents
mondes:médecine etnutrition,industriesagro-alimentaire etpharmaceutique,médias,
politiquesPour donner unsensà cescontroverses,il faitappel comme grille de lectureà
lathéorie de lamisesur agenda, d’aprèsle modèle des«policy streams» qu’il emprunteau
politistearicain John Kingdon :«Il faut comprendresous le terme de “courantàlafoisdesflux
d’information etdeslogiquesd’intérêt» (p. 144) ;«le “courantdesproblèmes” doit rendrevisible
l’obésité,criresesconséquencesnégativesetdonnerdes raisonsde laprendre en considération. Le “courant
des solutions” doitmontrerqu’il existe des réponses techniquespour dépister,prendre en charge,traiteret
prévenirl’obésité. Un problème grave,des solutionspour le résoudre,telles sontlesconditionscessaires
pour que le “courantdupolitique” entre en action » (p. 218). Dufaitdes stratégiesdéployéespar
différents acteurs,signésàlasuite d’HowardBeckercomme « entrepreneurs » (politiques,
administrateurs,groupesd’intérêts,milieude larecherche,médias…),larencontre de ces trois
courants aboutitàlamisesur agendaduphénomène. Mais, J.-P.Poulain propose d’allerplus
loin :pour que l’obésité devienne une question de santé publique,il faut en plus que le
problème entre en résonanceavecles représentationsetlesaspirationsde nos soctés.C’est le
travail de « thématisation »,pour reprendreune notion développée parJean-Michel Berthelot,
qui est le faitdugrand publicviales relaismédiatiques.Il proposealors de s’intéresseràla
«place que l’obésité occupe dansl’imaginaire des soctésoccidentales, aux relationsqu’elle entretientavec
d’autresquestions sociales» (p. 147),qu’il identifie aunombre de trois:«lamalbouffe,les
séquilibresalimentairesdes rapports nord-sud etlaprégnance dusirde minceur » (p. 224). S’il est
bienvenuque l’auteur trouve ici matreàévoquerlesproblèmesde lafaim etde la
malnutrition,trop souventécartésdesdiscussions sur l’obésité,on aplus de malàle suivreà
lafin de cette partie,oùlesacteurs s’évanouissentdevantladescription de processus généraux :
politisation,judiciarisation,médicalisation,patrimonialisation.
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La troisième partie de l’ouvrage est aussi laplus concise. J.-P.Poulain ypropose deséléments
pour une stratégie de luttecontre l’obésité, centrée sur une prise en compte desfacteurs
sociaux comme principal levierdespolitiquesde prévention. Dans un premierchapitre,il
sattache àconstruire le « jeude chaisesmusicales»,selon lequel lesdifférents acteurs
concers serenvoientles responsabilitésdansle développementde l’obésité (politiques,
scientifiques,industriesagro-alimentaire etpharmaceutique, consommateurs). Dans un
second chapitretrèsdidactique, J.-P.Poulain présente lesoutilsetlesprincipaleslignes
stratégiquesque l’on peut articulerdans une politique de prévention, avantde proposer une
thodologie d’évaluation. Ilsagitde distinguerdifférents niveaux d’évaluation :«Par
exemple, commentlanotorté influence-t-elle la cognition ? Commentla cognition influence-t-elle le
niveaudespratiques?Commentle changementde pratique influence-t-il le niveaudesparatres
biologiques?» (p. 272). Le proposest ici précisémentorienté:l’auteur sadresse,de toute
évidence, aux experts travaillantàl’élaboration despolitiquesde prévention,plus
particulièrementaux collaborateurs duPNNS, parmi lesquelsArnaudBasdevantapparaît
comme unallié privilégié. L’ouvrage se poursuitpar un développement sur les systèmesde
valeurs assocsàl’obésité et seconclut par un dernierchapitre qui portesur laprise de
cision danslagestion des risques sanitaires.Pour J.-P.Poulain,larationalité en finalité
rencontre larationalité en valeur dansle processus d’expertise,qui échappe en partie àla
légitimité des scientifiques,lesquelsne peuventqu’éclairerlescisionsmaisnon les
construire:«l’ajustement stratégique desmoyensetdesobjectifsdemande deshiérarchisationsqui,
dansdesdémocraties,ne peuventqu’être l’œuvre d’acteurs jouissantd’une légitimité politique» (p. 293).
J.-P.Poulain a commencéàtravailler sur l’obésité, à partirde lafin desannées1990,en tant
que membre d’une commission d’expertise de l’INSERM sur laprévention de l’obésité
infantile,puisen tantquerapporteur auprèsduConseil national de l’alimentation etdu
PNNS, en menantdes recherchespour la Direction de lasanté du territoire de la Polysie
française et,plus récemment,en tantqueco-présidentd’un groupe de travail sur lanutrition
etl’image ducorpspour le ministère de la Santé. Le présentouvrage s’inscritdansla
continuation de ces recherches,impulséespar une demande d’expertise despouvoirs publics.
Alors quebien deschercheurs en sciences socialescultiventl’ambiguïté quantaulieud’où
ilsparlentetaux interlocuteurs auxquelsils sadressent, J.-P.Poulain ale mérite d’exposer
lesenjeux de saposition, autour de laquelle tout le livre est ti. Certes,il n’est pas sûr que
lesélaborations théoriquesetautres référenceséruditesdu sociologuesatisfassentles
chercheurs des sciencesde lanutrition etde l’obésité:dansle dernierchapitre parexemple,
nous croisons,sur moinsde dixpages, UlrichBeck, Jürgen Habermas, FrancisBacon et
Thomasd’Aquin. En outre,le lecteur non averti peut être déconcerté parleschangements
de rôlesde l’auteur,quise fait tour àtour savant,professeur etexpert.On pourraitici
reprendre les termesentendus duprocèsen sorcellerie de l’expertise: ceseraitoublierqu’il
n’existe pasde raison pure, à l’universitécomme dansd’autresespaces sociaux.Etceserait
surtout passerà côté de l’intérêtque présente le livre, à unautre niveaude lecture en tant
que document, comme témoin d’une configuration institutionnelle àla charnière du savoir
etde l’action,etcomme proclamation d’une stratégie.
La structure de l’ouvrage pèche parmoments par sa complexitélamesure de la
« multipositionnalité » de son auteur,quise livreàun exercice d’équilibriste permanent.
Certainschapitres sontplus convaincants que d’autres:on retiendraparticulièrementles
chapitres 2 et 3 de ladeuxième partie sur lamédicalisation etlamesure de l’obésité,pour
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