U
NIVERSITE
P
ARIS
-S
ORBONNE
(P
ARIS
IV)
E
COLE DOCTORALE V
C
ONCEPTS ET
L
ANGAGES
ABSTRACTION ET LIBERTE
LE TABLEAU COMME SOURCE DE QUESTIONNEMENT SUR LE
RAPPORT DE LETRE AU MONDE
POSITION DE THESE
Thèse pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L
UNIVERSITE
P
ARIS
-S
ORBONNE
(
PARIS
IV)
Discipline : Philosophie
Présentée et soutenue publiquement par
Camille Laura Régine V
ILLET
Le 12 février 2008
Directeur de thèse : Madame le Professeur Jacqueline L
ICHTENSTEIN
**************
Jury :
- Monsieur le Professeur Alain
B
ONFAND
,
Ecole nationale supérieure des Beaux-arts de Paris
- Madame le Professeur Jacqueline L
ICHTENSTEIN
,
Paris IV – Sorbonne
- Monsieur le Professeur Jean-Luc M
ARION
,
Paris IV – Sorbonne
- Monsieur Gérard W
AJEMAN
,
Paris VIII – Saint-Denis
2
La preuve de la coappartenance de l’abstraction et de la liberté nous est apparue à l’occasion
d’une première recherche sur le mode de visibilité du tableau. Le phénomène de présence
propre au tableau impliquait nécessairement qu’abstraction et liberté s’entr’appartiennent.
Emmanuel Martineau dans La provenance des espèces donne à comprendre la phénoménalité
du tableau comme reposant sur la libération de la liberté. C’est précisément ce processus que
nous nommons abstraction. L’abstraction n’est possible que parce qu’il y a liberté. La liberté
quant à elle n’accède à son effectivité, à sa libération, que par abstraction. Telle est la
structure que porte à stance le tableau en sa parousie. Le présent travail n’a donc pas pour
mission de faire la démonstration de ce dont atteste plastiquement le tableau mais d’expliciter
la possibilité pour nous, êtres humains, d’apercevoir le monde « ainsi qu’en un tableau ». Le
monde, si nous adoptons le positionnement qu’il convient d’avoir pour « voir » un tableau, ne
serait rien d’autre qu’une libération de la liberté, c’est-à-dire une adresse faite à notre pouvoir
de déterminer l’être et de donner l’humain. « Abstraction et liberté » n’est pas une thèse sur
l’art mais sur la possibilité du geste créateur, sur notre humaine capacité à nous laisser saisir
par la nécessité et à déployer l’ordre juste, ce qui doit être pour que resplendisse l’humain.
Michel-Ange déclarait : « le génie est patience éternelle. » Incontestablement, cette recherche
est une exhorte à la patience, une plongée en vue d’une appropriation dans les méandres
de l’histoire de la philosophie qu’accompagnent les œuvres d’art. Celles-ci ponctuent en effet
l’histoire de l’humanité dont elles laissent subrepticement éclore le mystère. Pierre Dunoyer
achève l’entretien du catalogue du Jeu de Paume en ces mots :
« En revanche, l’histoire de l’art a de beaux jours devant elle en tant qu’histoire
secrète de l’être humain si cette histoire est rapportée à la ponctualité du moment
où l’art n’est plus le statut de l’œuvre, où le tableau perdure comme parole. »
1
C’est à une approche de cette histoire secrète de l’être que nous nous sommes livrés, soucieux
de mettre à jour la dynamique verticale qui unit l’abstraction et la liberté, la métabolisation de
l’esprit que caractérise l’événement humain.
R
ENOUVELLEMENT DU CONCEPT D
OBJET
Pierre Dunoyer tire la formule « ainsi qu’en un tableau » du Discours de la méthode.
« Mais je serai bien aise de faire voir, en ce discours, quels sont les chemins que
j'ai suivis, et d'y représenter ma vie comme en un tableau, afin que chacun en
puisse juger, et qu'apprenant du bruit commun les opinions qu'on en aura, ce soit
un nouveau moyen de m'instruire, que j'ajouterai à ceux dont j'ai coutume de me
servir. »
2
1 Dunoyer Pierre, Tableaux, (propos recueillis par Alain Cueff), Catalogue du Jeu de Paume, Paris, 1991, p. 39.
2 Descartes, Discours de la méthode, 1ère partie, AT IV, 4. Nous soulignons.
3
Le projet véhiculé par l’expression « comme en un tableau » consiste à circonscrire un plan au
sein duquel puisse être présenté la totalité des « chemins » parcourus et de réduire, par ce
procédé, la longueur d’une vie à son schéma essentiel de sorte qu’il soit possible d’en juger en
vérité, c’est-à-dire en adéquation avec ce qu’elle est en son développement propre et non à
partir d’événements pris indépendamment les uns des autres. En reprenant la formule de
Descartes, Pierre Dunoyer s’inscrit dans le même projet de totalisation. Il s’agit, avec le
tableau, de conduire le regard à l’aperception phénoménale de l’étant en totalité. Toutefois,
nous remarquons qu’il le porte plus loin, en procédant à une complète subjectivation du
problème. Il ne s’agit plus désormais de représenter la totalité du sujet en ces multiples
aspects, de dessiner l’ensemble de ces « chemins » qui l’ont façonné mais de porter au visible
la condition de possibilité d’un tel parcours. Ce n’est d’ailleurs qu’en s’élevant à la condition
de possibilité que la totalité devient envisageable. L’objet, « ainsi qu’en un tableau », ne
réfléchit pas le sujet mais en réfracte la possibilité, mieux encore la structure :
« Le tableau n’est pas le produit d’une pensée mais la capacité de celle-ci à
produire un objet propre, précise Pierre Dunoyer. »
3
L’objet cristallise, par sa présence, le phénomène d’abstraction. La physicalité de l’objet ne
s’oppose pas à l’abstraction. Elle en est une propriété. L’abstraction génère de l’être. Loin de
s’opposer à la métabolisation, elle la rend possible, si l’on entend par métabolisation, celle de
l’esprit contre la matière chaotique du néant que réfracte pour nous la νβΦ4, en vue de
l’individuation (incarnation) de l’être dans le verbe. C’est en tant que verbe, comme parole et
orientation (sens) que l’être advient à l’humain, que la lumière se donne d’être effectivement
reçue.
Le tableau atteste d’une translation de la conscience de soi (du Moi) à la conscience d’être (au
Là). Il est fondamentalement une abstraction, c’est-à-dire un événement de la pensée se
rendant à elle-même comme pouvoir d’être, concentration de la liberté. Avec le tableau,
Pierre Dunoyer fait la démonstration d’une traversée du sensible. La matière, la forme et la
couleur ne sont que les éléments nécessaires à l’émancipation d’une structure qui en justifie la
conjonction. Ce qui fonde le mode de visibilité du tableau ne relève pas des apparences mais
de ce qui paraît. Le tableau porte à l’entente de l’être la lumière nouménale devenue
3 Dunoyer Pierre, Tableaux, catalogue du Jeu de Paume, Paris, 1991, p. 37.
4 La νβΦ4Η est ce qui advient depuis soi-même en se difractant dans son essence. C’est à proprement parler le
néantir du néant paraissant au 8(≅Η. Le néantir du néant n’est aperceptible qu’à la mesure de la déclosion de la
νβΦ4Η et du 8(≅Η. En élevant le Moi à son Là, Heidegger émancipe le Dasein lequel s’apparaît à lui-même
dans l’angoisse, c’est-à-dire face au néant comme le lieu de la déclosion de la νβΦ4Η et du 8(≅Η, de l’être et
de l’étant, ou encore plus prosaïquement de l’abstrait et du concret. C’est en portant l’instance pensante au lieu
de la conjonction des opposés et en lui permettant ainsi de se comprendre non plus comme instance d’intellection
ou encore de réflexion que Heidegger dépasse le dualisme métaphysique. Ce dépassement n’est pas un retour au
Un originaire mais un éclairage de la dualité à partir de la tension fondamentale qui la rend possible. Le tableau
témoigne d’une appropriation plastique de cette structure.
4
phénoménale. Sa phénoménalité est indissociable de la sensibilité parce qu’il lui appartient de
la traverser.
Au cours de l’entretien du Jeu de Paume, Alain Cueff demande à Pierre Dunoyer si son travail
n’aurait pas une qualité de transparence. Ce dernier lui répond alors :
« Oui ! On voit au travers, il n’y a rien de caché. Mais il n’en donne pas le désir,
parce que derrière le tableau on tombe sur le mur. Il n’y a pas l’opacité produite par
la substitution d’un lieu à un autre. »
5
Tandis qu’une chose, de par sa signification, relève de l’intentionnalité du sujet, l’objet atteste
de la secondarité de cette faculté par rapport à l’avènement de la conscience. Le tableau porte
à la connaissance l’événement fondateur (lui-même infondé) générateur d’apparences et de
croyances. Il suppose donc un dépassement du sensible, ce qui ne signifie nullement qu’il
l’abandonne. Dans l’ordre de la finitude qui est le nôtre, le sensible est premier. Toutefois,
celui-ci n’est plus à connaître et à porter à l’intelligible. Il n’est que l’occasion donnée à la
connaissance de s’enquérir d’elle-même en tant que pouvoir de liberté. Le tableau
phénoménalise ce qui, d’après Kant, résiste à toute phénoménalisation et par conséquent à
toute connaissance possible. La connaissance, chez Kant, ne se connaît pas elle-même. Elle
n’a pas accès à son essence mais seulement à des objets reçus par l’intuition sensible. En ceci,
l’avènement du tableau marque un transport du sujet épistémique au lieu de la coappartenance
de l’être et du penser et donc une sursumation de la dualité métaphysique à partir d’une
réappropriation de la fondation parménidienne.
Abstraire signifie étymologiquement « tirer hors » du visible ce qui le structure, non pas faire
monter l’invisible au visible mais éclaircir l’opacité du visible au point qu’il se dévoile et
laisse transparaître la structure qui le fonde. Frédéric Prat, dont le travail s’inscrit dans
l’héritage de celui de Pierre Dunoyer, compare la venue du tableau à un déshabillage. Montrer
l’être nu relève d’une prétention absurde. L’être ne paraît qu’à fleur d’un dévoilement de
l’étant. Au cours de ce processus d’éclaircissement, se divulgue le penser comme instance
génératrice d’être.
« Le tableau est le seul objet que l’on puisse indiquer sans risque de se tromper ou
de commettre une subjectivation, précise Pierre Dunoyer »
6
.
Et pour cause ! Il est cet étant qui dit l’être, qui adresse l’instance pensante laquelle s’aperçoit
alors comme instance déterminante, essence libre de l’être lui-même.
Le tableau n’est donc pas un objet de pensée, c’est-à-dire, en tant qu’objet direct, un objet à
penser et, en tant que génitif, le produit d’une pensée, mais bel et bien l’événement qui
5 Idem, p. 39.
6 Dunoyer Pierre, Tableaux, op.cit., p. 32.
5
témoigne de la possibilité du penser, de l’Autre donc l’action « schizante » est à l’origine de
la conscience.
« Nous ne pouvons nous suffire à peindre en fonction d’une histoire, d’un
imaginaire, nous devons poursuivre la question jusqu’à son historialité ; l’autre, le
logos, ajoute Pierre Dunoyer. »
7
C’est incontestablement parce que nous nous efforcions de comprendre cette phrase que nous
avons commencé notre recherche par une généalogie de l’être. Il s’agissait de mettre en
exergue la structure du sujet à partir de l’Autre, de dégager les strates qui souligne l’action de
ce dernier, et de prendre ainsi acte du positionnement de l’être-au-monde dès lors que
l’événement « tableau » s’était produit.
L
A STRUCTURE DU SUJET
Afin de nous rendre appréhensible la structure du sujet, nous avons tout d’abord fait appel à
Jacques Lacan. Pour ce dernier, le sujet est clivé par deux fois. Tout d’abord, l’Autre,
représenté par la mère, permet la suture primordiale Reél/Imaginaire. L’enfant, à ce stade,
prend conscience de lui-même comme différent de l’Autre qu’est sa mère mais n’a pas encore
accès au langage. Ce n’est qu’à l’issu de ce que Lacan nomme la « refente du sujet » que
l’être devient véritablement sujet et se met à parler. L’Autre, alors incarné par le Père qui
investit la fonction symbolique, introduit l’être à la voix du langage et le propulse sur la voie
du désir. L’objet a réfracte désormais au devant du regard l’Autre invariablement présent par
son absence. C’est le manque « manque à être » pour reprendre les termes de Lacan qui
crée le sujet historique.
Heidegger, soucieux de dévoiler le fondement de l’être, s’enquiert de la duplicité de l’être et
nous permet d’échapper au complexe lacanien. L’être humain est, nous dit Heidegger, un
Dasein, un être-le-là. En sa finitude, en son là, il métabolise la duplicité de l’être, autrement
dit la déclosion de l’être et de l’étant. L’être humain n’est pas engagé dans une histoire mais
porteur d’histoire. En tant qu’ouvert et ouvrant, il est historial. Il ouvre un monde qui fait
sens, non parce qu’il disposerait d’une quelconque signification déjà donnée mais parce qu’il
oriente l’être.
Nous n’avions pas besoin, pour comprendre la phénoménalité spécifique du tableau et le
positionnement ontologique qu’elle présuppose, d’autres outils que ceux d’une ontologie
radicale à même de mettre en exergue la structure du sujet en tant qu’être et d’éclairer le lieu à
partir duquel « voir » un tableau est effectivement possible. Avec le tableau, Pierre Dunoyer
objectalise le travail mené par Heidegger à l’encontre du poème comme lieu du déploiement
7 Dunoyer Pierre, Tableaux, op.cit., p. 37.
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