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Le projet véhiculé par l’expression « comme en un tableau » consiste à circonscrire un plan au
sein duquel puisse être présenté la totalité des « chemins » parcourus et de réduire, par ce
procédé, la longueur d’une vie à son schéma essentiel de sorte qu’il soit possible d’en juger en
vérité, c’est-à-dire en adéquation avec ce qu’elle est en son développement propre et non à
partir d’événements pris indépendamment les uns des autres. En reprenant la formule de
Descartes, Pierre Dunoyer s’inscrit dans le même projet de totalisation. Il s’agit, avec le
tableau, de conduire le regard à l’aperception phénoménale de l’étant en totalité. Toutefois,
nous remarquons qu’il le porte plus loin, en procédant à une complète désubjectivation du
problème. Il ne s’agit plus désormais de représenter la totalité du sujet en ces multiples
aspects, de dessiner l’ensemble de ces « chemins » qui l’ont façonné mais de porter au visible
la condition de possibilité d’un tel parcours. Ce n’est d’ailleurs qu’en s’élevant à la condition
de possibilité que la totalité devient envisageable. L’objet, « ainsi qu’en un tableau », ne
réfléchit pas le sujet mais en réfracte la possibilité, mieux encore la structure :
« Le tableau n’est pas le produit d’une pensée mais la capacité de celle-ci à
produire un objet propre, précise Pierre Dunoyer. »
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L’objet cristallise, par sa présence, le phénomène d’abstraction. La physicalité de l’objet ne
s’oppose pas à l’abstraction. Elle en est une propriété. L’abstraction génère de l’être. Loin de
s’opposer à la métabolisation, elle la rend possible, si l’on entend par métabolisation, celle de
l’esprit contre la matière chaotique du néant que réfracte pour nous la νβΦ4Η4, en vue de
l’individuation (incarnation) de l’être dans le verbe. C’est en tant que verbe, comme parole et
orientation (sens) que l’être advient à l’humain, que la lumière se donne d’être effectivement
reçue.
Le tableau atteste d’une translation de la conscience de soi (du Moi) à la conscience d’être (au
Là). Il est fondamentalement une abstraction, c’est-à-dire un événement de la pensée se
rendant à elle-même comme pouvoir d’être, concentration de la liberté. Avec le tableau,
Pierre Dunoyer fait la démonstration d’une traversée du sensible. La matière, la forme et la
couleur ne sont que les éléments nécessaires à l’émancipation d’une structure qui en justifie la
conjonction. Ce qui fonde le mode de visibilité du tableau ne relève pas des apparences mais
de ce qui paraît. Le tableau porte à l’entente de l’être la lumière nouménale devenue
3 Dunoyer Pierre, Tableaux, catalogue du Jeu de Paume, Paris, 1991, p. 37.
4 La νβΦ4Η est ce qui advient depuis soi-même en se difractant dans son essence. C’est à proprement parler le
néantir du néant paraissant au 8(≅Η. Le néantir du néant n’est aperceptible qu’à la mesure de la déclosion de la
νβΦ4Η et du 8(≅Η. En élevant le Moi à son Là, Heidegger émancipe le Dasein lequel s’apparaît à lui-même
dans l’angoisse, c’est-à-dire face au néant comme le lieu de la déclosion de la νβΦ4Η et du 8(≅Η, de l’être et
de l’étant, ou encore plus prosaïquement de l’abstrait et du concret. C’est en portant l’instance pensante au lieu
de la conjonction des opposés et en lui permettant ainsi de se comprendre non plus comme instance d’intellection
ou encore de réflexion que Heidegger dépasse le dualisme métaphysique. Ce dépassement n’est pas un retour au
Un originaire mais un éclairage de la dualité à partir de la tension fondamentale qui la rend possible. Le tableau
témoigne d’une appropriation plastique de cette structure.