LES BATISSEURS D’EMPIRE OU LE SCHMURZ
NOTES DE PAULINE RINGEADE, METTEUR EN SCÈNE
« Cette pièce me fait penser à une banquise, à un glacier. Sur lequel on avance doucement,
car on pourrait tomber au fond du gouffre à chaque instant. Les crevasses sont là tout
autour mais on ne les voit pas avant d’être dessus. On entend le son sourd de l’eau sous la
surface qui pourrait ouvrir une nouvelle brèche à tout moment. La surface est mince, fragile,
c’est creux dessous et à la fois il y a là tout un monde - les conversations sont pour la plupart
superficielles, on fait toujours bonne figure mais surtout on ne va pas trop avant dans la
réflexion, l’introspection.
C’est dans le creux que résonnent les non-dits, le refoulé, le refus de considérer les
problèmes. La pièce parle d’une absence à soi-même. L’art de tourner autour du pot, autour
de sa propre existence.
Pour découvrir des mondes aussi splendides que les mondes souterrains ou sous-marins, il
faut oser affronter la peur, la sensation de claustrophobie que ce genre d’expérience peut
déclencher.
Je parlerais d’abord de la dimension privée, intime, celle du cercle familial. On y tient des
conversations fausses, sans écoute réelle. On y est dans des codes de comportements établis
par la société, censés permettre la cohabitation des êtres - la politesse - et qui ne font que
créer un isolement de chacun par rapport aux autres, comme s’il fallait s’en protéger.
Ainsi, tout ce dont on ne se parle pas, dont on ne peut pas se parler, est refoulé.
Face à ces codes-là, très « sociaux », apparaît dans la pièce la possibilité de l’expression
d’une extrême violence : le Schmürz.
Père (n’écoute pas). - C’est tout de même en famille qu’on est le mieux.
(Il cherche dans les paquets et trouve une cravache. Il retire son veston et commence à
cravacher le schmürz avec une sauvagerie incroyable.)
Le Schmürz est un personnage muet sur lequel on se défoule, que l’on roue de coups, lacère
avec des ciseaux dès que l’on est gêné, en colère, mal à l’aise ou contraint par les autres. Il
est finalement l’expression de ce qu’on refoule.
Ces deux pôles comportementaux si opposés nous font dériver entre cocasserie et noirceur,
toutes deux plus féroces l’une que l’autre, et si chères à Boris Vian. Elles proposent ainsi un
évènement théâtral formidable de contradictions, et absolument pas manichéen.
C’est une matière à penser qui, je crois, met le spectateur en position très active tout au
long du spectacle car on ne nous dit pas quoi penser de chacun de ces personnages, les
pistes sont brouillées. On s’attache à cette famille à la fois tout à fait banale et tout à fait
monstrueuse. Et c’est déroutant. On ne sait jamais précisément qui ils sont, quel « type » de
gens ils pourraient être, car chez Vian on ne rentre pas dans des cases. Même aux moments
où il s’amuse le plus avec les clichés et les codes sociaux.
Sait-on bien qui l’on est soi-même pour écrire ou jouer des personnages « cernables » ?
Cette espèce d’exagération des comportements appelle la dimension théâtrale, qui est très
revendiquée par le texte.
Père, à la mère. – Qu’est-ce je dis, maintenant, en principe ?