vers un nouveau paradigme philosophique de la douleur

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VERS UN NOUVEAU PARADIGME
PHILOSOPHIQUE
DE LA DOULEUR
HENRI K. KOTOBI
VERS UN NOUVEAU PARADIGME
PHILOSOPHIQUE
DE LA DOULEUR
QU'EST-CE
QUE LA DOULEUR ?
~
TOME III
PREFACE
PROFESSEUR HAROLD BERNAT
L'Harmattan
@
L'Harmattan,
2009
5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
75005
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-08111-6
EAN : 9782296081116
Paris
Remerciements,'
A mon épouse Virianne,
mon (( compagnon de route )) !
A Madame Françoise Barrès-Kotobi, pour son aide
irremplaçable dans les recherchesbibliographiques que l'ensemble de ce
travail aura nécessité.
A Faustin, Philippe, Mahmoud,
Rémy, Joseph, Laurence,
Arman, ainsi que celles et ceux, parmi mes proches et amis, qui m'ont
fait confiance et soutenu en toutes circonstances sans jamais douter, qu'ils
reçoivent avec cet ouvrage le témoignage de ma plus profonde gratitude.
Avertissement
Vers un nouveau paradigme philosophique de la douleur correspond au
troisième et dernier tome de l'ouvrage intitulé Qu'est-ce que la douleur? Dans
ce tome, il s'agit clairement de proposer une alternative au modèle dualiste
du corps et de l'esprit auquel la médecine moderne continue de se référer
pour appréhender l'homme et sa douleur. Le lecteur est donc averti de
l'utilité de prendre d'abord connaissance de la problématique traitée tout au
long des deux premiers tomes. En effet, la démarche adoptée dans l'ouvrage
Qu'est-ce que la douleur? consiste d'abord en une identification du présupposé
dualiste inclus dans l'approche médicale moderne de la douleur (tome I),
suivit d'une mise de ce modèle dualiste à l'épreuve de nombreux faits
cliniques (tome II), destinée à préparer le lecteur à l'évocation d'une
alternative au mode actuel de penser la douleur (tome III). Or,
l'enracinement du dualisme du corps et de l'esprit dans notre culture
médicale, et au-delà, dans tous les pans de notre civilisation, que sont le
langage, la religion, la philosophie, etc... est tel, qu'il parait aléatoire d'aller à
la découverte d'un modèle alternatif quel qu'il soit sans avoir préalablement
pris le temps d'entrevoir l'omniprésence comme les insuffisances de ce
paradigme dominant.
Préface
A
constitue
l'origine
le nqyau
et ample, plus
d'une
initial,
réflexion
l'intuition
cette intuition
peut
théorique,
première.
échapper
il est tOlfjours possible
Paradoxalement,
plus
à la lecture. Ce qui faisait
de repérer ce qui en
un travail
est profond
fonction
de centre de
gravité pour le chercheur risque, une fois l'étude constituée, d'être recouvert par des
discussions plus techniques sur des points précis de l'analYse. Ainsi les chirUt;giens
discuteront d'une pratique, possible ou souhaitable. Les philosophes de formation se
questionneront, textes à l'appui, sur l'inteprétation qui peut être faite du concept de
douleur chez un auteur ou chez un autre. Quant au lecteur, il pourra mobiliser ses
expériences vécues, son épreuve sul?jectivede la douleur. Ces différentesperspectives sur le
texte de Henri Kotobi ne doivent pas nous faire perdre de vue l'intuition qui anime, du
début à la fin, son travaiL Cette intuition est à la fois existentielle et politique.
Existentielle, dans la mesure où le travail théorique sur le problème de la douleur et sa
généalogiephilosophique et médicale,fait écho à son expérience de clinicien. Politique, au
sens où cette expérience, réfléchie et mise à distance d'elle-même, questionne le (}pe de
sociétédans laquelle la problématique de la douleur sepose à chacun et à tous. Derrière la
prise en charge mécanique et chimique de la douleur, dans des sociétés qui refoulent
totijours plus l'intrusion et leface-àface avec le négatif, c'est explicitement la question de
l'homme qui se trouve posée avec celle de la douleur. Peut-on envisager la douleur
indépendamment de la sul?jectivitéde celui qui la ressent? Peut-on dissocier le cops et
l'esprit, pour faire, en toute indépendance vis-à-vis de l'esprit, de la douleur une simple
manifestation du cops? Cette tendance lourde du traitement de la douleur est pourtant
cotiforme au projet d'une technicisation des rapports au malade. Elle se déploie sous
couvert d'un discours qui annonce et promet totg'oursplus d'iflicacité dans la prise en
charge de la douleur. Moins d'espnt et totg'oursplus de matière. C'est cette dissociation de
principe que rf!jetteHenn' Kotobi. Mqyennant quelques déplacements conceptuels,son étude
retrouve la tentative de Henri Bergson de faire se rg'oindre science de la matière et
métapf?ysique de l'esprit. Bergson, dans La pensée et le mouvant, écrit en effet :
« comme l'esprit et la matière se touchent, métaphysique et science vont pouvoir,
tout le long de leur surface commune, s'éprouver l'une et l'autre, en attendant que
le contact devienne fécondation.» Etant entendu qu'il ny a pas, dans l'épreuve de la
douleur, d'un côté un cops et de l'autre un esprit, mais que les deux tiennent tout le long
d'une suiface commune, la dissociation dualiste appauvrit aussi bien la science de la
matière que la métapf?ysique de l'esprit. Henri Kotobi repenseainsi cette distinction autour
d'une réalité unique qui est celle de la douleur. Médecine et philosophie approchent une
même réalité, indissociablement ol?jectiveet sul?jective,exactement comme la science et la
métapf?ysique, chez Bergson, cherchent à saisir, dans le mouvement même de la vie, une
expérience unique. La sciencede la matière neparviendra pas à reconstituer seule la réalité
sul?jectivede la douleur. L'illusion consisterait à croirequ'il estpossible de dominer, depuis
9
une prétendue
oqjectivité du corps, ce qui se donne comme unité du corps et de l'esprit. La
réalité de la douleur est une expérience qui nécessite, pour être appréhendée, le concours
d'un champ de connaissances élargi qui se donne l'homme comme réalité intégrale. Il va de
soi que cette conception intégraliste de l'homme, que Henri Kotobi qualijie de moniste
vitaliste, s'inscrit en faux dans une société qui découpe des secteurs de l'humain q/in de
mieux administrer une division des tâches et une parcellarisation des savoirs. Ce va-etvient entre philosophie, médecine et politique nous montrera à quel point la question de la
douleur est sensible dans une telle société. A l'heure où le terme est galvaudé (qu'est-ce qui
dans nos sociétés n'est pas (( sensible )) ?), c'est à un retour vers le sensible de la douleur
que nous invite Henri Kotobi, à travers une expérience vécue et pensée, autour d'une
intuition
vive.
Harold Bernat,
Professeur de Philosophie
10
Introduction
« Entre la glorification religieuse de la souffrance d'hier et la
peur de sotiffrir d'alfjourd'hui, il nous faut trouver autre chose».
Bertrand V ergelyl
Dans le troisièmeet dernier tome de l'ouvrage intitulé Qu'est-ce que la
douleur?, il ne s'agit plus, stricto sensu, de poursuivre l'affrontement avec le
paradigme dualiste de la douleur, mais bien de quitter le terrain de cette
confrontation pour permettre au lecteur d'apprécier, à l'occasion d'une trêve,
la nouvelle perspective qu'offre le recul imperceptiblement pris sur le
modèle dualiste au cours des deux premiers tomes. En effet, le lecteur est
maintenant invité à apprécier une approchemoniste et vitaliste originale de la
douleur, ne s'opposant plus, cette fois-ci, ni au dualisme médical classique, ni
à ses variantes modernes scientifiques que nous avons précédemment
qualifié de « pseudo-monistes ».
Certes, plusieurs ordres de difficultés sont de mise dans ce type
d'entreprise, avec, notamment pour certaines, l'obligation de s'y arrêter si
l'on ne veut pas tout bonnement y terminer sa course.
Tel est le cas, pour commencer, de la méfiance que chacun est en
droit d'avoir devant une démarche visant à rendre caduque toute approche
dualiste de l'homme. Aussi est-il proposé au lecteur, en première partie de ce
tome III, un détour à travers différents courants philosophiques qui se sont
opposés au dualisme, parmi les plus pertinents de notre histoire, afin de
baliser quelque peu le terrain de cette approche moniste et vitalis te de la
douleur dont il sera question à la suite. Gageons que ce rappel des positions
philosophiques ayant contribué à fissurer le socle de certitudes sur lequel
repose aujourd'hui encore le dualisme du corps et de l'esprit puisse rendre le
lecteur plus sensible à notre conception alternative de la douleur.
Ensuite, une fois ce tour d'horizon historique effectué, c'est à un
deuxième ordre de difficultés que nous nous trouverons confrontés, à savoir,
l'épineuse question du langage avec son cortège de formules dualistes qui,
depuis maintenant trois siècles accompagne comme son ombre le thème de
la douleur. Par conséquent, un certain nombre de termes ou concepts usuels,
littéralement imprégnés du présupposé dualiste, devrons nécessairement être
revisités à l'occasion de l'exposé de notre alternative, à commencer par ceux
1 VERGELY
(Folio
/
Bertrand. La sotiffrance: Recherchedu sensperdu. Paris: Gallimard, 1997, 342 p.
essais, 311). p. 329.
11
de « corps », d'« esprit », de « douleur» et de « souffrance ». Car, pour qu'une
hypothèse puisse révéler pleinement son originalité, les termes mêmes
choisis pour la formuler nécessitent le plus souvent d'être redéfmit.
Enftn, ajoutons que les difftcultés prévisibles à convaincre le lecteur
de la pertinence de ce modèle moniste et vitalis te de la douleur à la seule
lecture de son exposé, nous ont également conduit à imaginer un certain
nombre de conséquences qui découleraient de son adoption par la
communauté médicale (simple hypothèse de travail). En effet, il nous a
semblé que si l'exposé théorique d'un modèle, dans ce qu'il a de plus occulte
et présomptueux, ne parvient que rarement à rallier le lecteur à sa cause, la
perspective de son application à des situations concrètes, de même que la
mise en lumière des modiftcations qu'il entrainerait dans la compréhension
d'une problématique ancienne, pourraient, en revanche, retenir toute son
attention. Dans cette idée, l'exposé de cette nouvelle approche moniste et
vitalis te de la douleur sera donc suivi d'une discussion sur certaines
conséquences possibles, tant théoriques que pratiques, que son application
nous laisserait entrevoir. Telle est la démarche, entièrement spéculative, que
nous avons adopté dans ce tome III et dont la ftnalité n'est autre que de
nourrir la réflexion du lecteur à l'aide d'une alternative qui, faute de pouvoir
convaincre à coup sÛt, n'en a pas moins le mérite d'appeler à une profonde
mutation de la place occupée par la douleur aujourd'hui en médecine.
Mais avant de passer à l'acte, un ultime préparatif (et non des
moindres!) est proposé au lecteur. Il s'agit d'introduire ici une notion
nouvelle destinée à l'accompagner jusqu'à la ftn de notre exposé: la notion
de vases communicants.
« On ne peut être mal sans avoir mal, ni avoir mal sans être maL.. Tous
les humains le savent bien »1 nous rappellent Michel et Gazaix. Mais alors,
pourquoi ne pas se laisser tenter par une inversion de la problématique
de la
douleur? En effet, il sufftrait simplement, pour cela, de considérer que ses
composantes
dites « physique»
et « psychique»
ne sont dénommées
ainsi
qu'en référence aux cadres dans lesquels la douleur est authentiftée:
tantôt
dans un bac, dénommé ((p!yché)) et tantôt dans celui dénommé (( soma )), tous deux
communicant à plein canal, de telle sorte que la douleur, tel un fluide, pourrait circuler
d'un bac à l'autre en changeant d'appellation, sans changer de nature. V oyons à
présent
comment
cette
métaphore
des vases communicants semble
1
GAZAIX Pierre, MICHEL François-Bernard. Frères humains. So1iffrances: C01pS et âme,
épreuvespartagées dir. par Jean-Marie von KAENEL. Paris: Autrement, 1994, 222 p. (Série
Mutations, 142, Février 1994). p. 174.
12
étonnamment s'accorder avec les points de vue de nombreux auteurs
sensibles à la problématique de la douleur.
Du point de vue de l'anthropologue, d'abord, où l'on retrouve quelques
similitudes dans les propos de Le Breton: « Il n'y a pas de douleur sans
souffrance, c'est-à-dire sans signification affective traduisant le glissement
d'un phénomène physiologique au cœur de la conscience morale de
l'individu. [...] La douleur ressentie n'est donc pas un flux sensoriel, mais
une perception qui soulève d'abord la question du rapport au monde de
l'individu et l'expérience accumulée à son égard. [...] Elle est simultanément
éprouvée et évaluée, intégrée en termes de signification et de valeur. Jamais
purement physiologique, elle relève d'une symbolique »1.
Du point de vue du psychologue, ensuite, pour lequel l'expérience
accumulée depuis les travaux sur l'hystérie de la fm du XIXe siècle jusqu'aux
acquis récents dans le domaine des soins palliatifs, semble déboucher sur un
même constat. Puisqu'il faut bien reconnaître que la douleur physique ou la
souffrance psychique ne manquent pas de ressurgir à la première occasion
dès lors que l'on néglige trop l'une pour ne se concentrer que sur l'autre...
« Douleur anti-souffrance »2 ose même écrire le médecin psychothérapeute
Patrice Guex, parlant de la douleur chronique3. Ou encore, dans le cas des
névroses post-traumatiques, dont le va-et-vient somato-psychique semble
maintenant clairement établi et à propos desquelles A. Aubert écrit: « La
douleur physique limite les effets d'un traumatisme et le développement
d'une névrose du même nom »4. Tel est également le sens du propos de
Jacques Sarano lorsque celui-ci afftrme: « Eliminer la douleur, c'est en un
sens éliminer l'humanité de l'homme »5.
Enfm, du point de vue du philosophe, où la similitude avec notre
métaphore paraît cette fois-ci saisissante, lorsque Jean-Marie Domenach écrit
à propos de la lutte contre la douleur: « Ici, il faut penser non seulement à la
souffrance physique mais à la souffrance psychique « morale ». Il semble
bien que l'élimination de la première conduise à l'extension de la seconde.
J'ai conscience de toucher un point délicat: y a-t-il corrélation entre
réduction de la douleur organique et l'accroissement de la souffrance morale,
1 LE
BRETON David. Anthropologiedela douleur.Paris, Métailié, 1995, 238 p. (Traversées). p.
13-14.
2 GUEX Patrice. La douleur prétexte. Le mal et la douleur / ed. par Jacques BAINARD et
Roland KAEHR. Neuchâtel: Musée d'ethnographie, 1986, (205 p.) p. 182.
3 Rejoignant par là le point de vue de l'approche économique freudienne de la douleur déjà
évoquée dans le tome II au chapitre consacré à La psychanalYseet qui sert encore aujourd'hui
de référentiel à l'approche médicale de l'ensemble des pathologies dites psychiques.
4 AUBERT Annie. La douleur: Originalité d'une théoriefreudienne. Paris: PUF, 1996, 246 p.
(Voix nouvelles en psychanalyse). p. 179.
5 SARANO Jacques. Ivan Illich: Fuir la douleur? Esprit, 1975, 3, p. 385-386.
13
c'est-à-dire des psychopathies de tous ordres? L'accroissement
de la
consommation des soins en ce domaine (psychothérapies, psychanalyses,
antidépresseurs, somnifères...) semblent le prouver. L'anxiété, la dépression,
les névroses sont devenues des maladies de civilisation. [...] Il faudrait donc
conclure que la lutte admirable menée pour faire reculer les douleurs
individuelles entraîne par contrecoup une pathologie sociale qui s'exprime
par une multiplicité croissante de souffrances psychiques individuelles. A la
limite, la distribution généreuse des antalgiques conduit, par un détour social,
à l'abus de psychotropes. Et l'apaisement des douleurs se traduit, à l'autre
bout de la chaîne, par la nécessité d'assoupir les consciences »1.
Cette hypothèse
d'une « communication
souterraine », vers lequel
tendent
aujourd'hui
bon nombre
d'auteurs
d'horizons
pourtant
très
différents, nous servira donc de base pour comprendre
la notion de vases
communicants: douleur tantôt vue à travers le prisme de ce que l'on appelle
communément
le « psychisme»
et tantôt vue à travers le prisme de
1'« organique»
dans ce qu'elle paraît être, mais douleur singulière puisqu'il
suffit de jouer sur le niveau d'un bac pour voir s'agiter le niveau de l'autre!
Telle est cette règle du jeu que l'ensemble
du monde de la douleur
aujourd'hui et au-delà, l'ensemble de notre société moderne découvre peu à
peu, à mesure que la lutte contre la douleur progresse
en Occident.
D'ailleurs, Jünger ne nous avait-il pas mis en garde contre cette redoutable
plasticité du phénomène
douloureux, en écrivant dès 1934: « Là où l'on fait
l'économie de la douleur, l'équilibre se rétablit selon les lois d'une économie
bien précise et, parodiant une formule célèbre, on peut parler d'une « ruse de
la douleur» qui atteint son but par n'importe quelle voie »2 ?
1 DOMENACH jean-Marie. La douleur et le philosophe. Le médecin, lepatient et sa douleur.
QUENEAU Patrice, OSTERMANN
Gérard Paris: Masson, 1993, 408 p. (APNET:
Association Pédagogique Nationale pour l'Enseignement de la Thérapeutique). p. 293-294.
2 JUNGER Ernst. Sur la douleur. Trad. de l'allemand par julien HERVIER. Nantes: Le
Passeur- Cecofop, 1994,79 p. 31.
14
Première partie - une nécessité philosophique
«fA propos du] problème central et philosophique de l'union de
l'âme et du corps. Comme il n'a reçu aucune solution satiifaisante,
au cours des siècles, il faut en conclure qu'il a été mal posé ».
François Dagognee
Face aux différents courants dualistes qui ont jalonné l'histoire de la
pensée occidentale et dont la filiation a été évoquée au tome II, s'est dressé
dès l'origine de notre civilisation un courant de pensée alternatif faisant de la
matière l'origine de toute chose. Toutefois, l'histoire de cette opposition
entre dualisme et matérialisme ne peut résumer à elle seule la grande variété
des points de vue sur 1'«âme» et le «corps », pas plus qu'elle ne peut
recouvrir l'originalité de certaines positions qui, rapportées à notre
problématique actuelle de la douleur, s'avèrent in fine fort instructive. Des
Grecs anciens aux physiciens modernes, un certain nombre de points de vue
originaux quant aux notions de corps,de douleur,de vie et de mort vont ainsi
être passés en revue dans cette première partie, avec, entre autre objectif,
celui de légitimer quelque peu l'exposé du paradigme moniste et vitalis te de
la douleur qui suivra, ou du moins, d'en rendre sa lecture moins incongrue...
1) Antiques
intuitions
L'Antiquité a-t-elle produit des idées susceptibles d'apporter un
éclaircissement quelconque à la problématique de la douleur telle qu'on peut
la concevoir de nos jours avec les acquisitions récentes de la science? Il
n'aura échappé à personne que l'homme antique entretenait un rapport avec
la douleur bien différent que ne le fait l'homme moderne aujourd'hui2. Nous
avons vu également combien fut profonde et durable l'influence de certains
courants de pensée issus de l'Antiquité (platonisme, stoïcisme3) sur les
comportements humains face à la douleur, que l'on peut d'ailleurs qualifier
d'authentique héritage (via le dualisme chrétien et le dualisme cartésien4)
lorsque l'on analyse aujourd'hui les présupposés de notre médecine moderne
1 DAGOGNET
François. Le cerveaucitadelle.Paris: Centre Georges Pompidou,
empêcheurs de penser en rond). p. 186-187.
2 Cf: tome I, chapitres intitulés La Grèceantique et à La médecineantique.
3 Cf: tome II, chapitres intitulés Le platonisme et Le stoïcisme
4 Cf: tome II, chapitres intitulés Le christianismeet Le cartésianisme
15
203 p. (Les
dans sa conception de l'humain. Il n'est donc nullement question ici de
revenir sur ces courants de pensée majeurs, mais plutôt d'évoquer une autre
conception antique de l'homme - l'épicurisme - que le courant dualiste
dominant de notre civilisation (platonicien - stoïcien - chrétien - cartésien)
aura réussi à mettre entre parenthèses sans pour autant la réduire à néant. En
effet, ce n'est sans doute pas un hasard si l'on voit, parmi toutes les écoles
antiques oubliées ou dénaturées, cette école revenir en force sur la scène
philosophique
contemporaine.
Courant de pensée longtemps décrié,
l'épicurisme, est-il en mesure de contribuer à réviser notre approche dualiste
moderne de la douleur? Assurément, cette question mérite d'être posée, car,
à peine a-t-on commencé à confronter l'approche épicurienne de la douleur
à l'approche dualiste moderne, que toute l'originalité de l'épicurisme refait
surface, comme pour nous indiquer une nouvelle fois (comme il y a 2S
siècles !) que d'autres voies sont possibles.
EpÙ'Ure : quelle filiation parmi
les présocratiques
L'épicurisme est une philosophie d'essence matérialiste, comme l'attestent la
nature de sa physique et sa filiation avec Démocrite, lui-même à l'origine de « la
première conception matérialiste cohérente)}1 de notre histoire. Ainsi, Diogène
Laërce nous rapporte que selon Démocrite: « les principes des choses dans leur
ensemble sont les atomes et le vide; tout le reste n'est qu'objet de croyance. Les
mondes sont en nombres illimités, ils naissent et ils périssent. Rien ne se crée de ce
qui n'est pas, rien ne se perd de ce qui n'est pas. Les atomes sont infinis en
grandeur et en nombre; ils se déplacent en tourbillon dans le tout. Ainsi naissent
tous les composés, le feu, l'eau, l'air, la terre; ces choses sont en effet, elles-mêmes,
des agrégats de certains atomes; ce sont précisément les atomes qui sont
impassibles et inaltérables, à cause de leur solidité )}2. Toutefois, certains auteurs
ont insisté sur les différences sensibles entre l'atomisme de Démocrite et d'Epicure,
notamment depuis que Marx dans ses travaux de jeunesse se pencha avec
perspicacité sur cette question3. D'autre part, toujours selon Diogène Laërce, on
retrouve également une filiation avec Empédocle dans certains domaines
d'application de la physique, tel que celui des sens et de la perception par exemple:
« Le modèle du contact est appliqué à tous les sens: la sensation revient en dernier
lieu à un mouvement d'atomes provoqué par le contact d'un corps sentant avec un
autre corps qui l'atteint.
[...] L'hypothèse que reprend Epicure à la tradition
1 MEYER Philippe. Philosophie de la médecine.Paris: Grasset, 2000, 460 p. (Le Collège de
Philosophie). p. 78.
2 DIOGENE LAËRCE. Vies et doctrinesdesphilosophes illustres. Trad. du grec / dir. MarieOdile GOULET-CAZE.
2e ed. rev. et cor. Paris: La pochothèque, 1999, 1398 p. (poche /
Classiques modernes) livre IX, ~ 44, p. 1080.
3 MARX Karl. Différencede la philosophie de la nature chez Démocriteet Epicure. Trad. intr. notes
par Jacques PONNIER. Bordeaux: Ducros, 1977, p. 213-284.
16
présocratique (Démocrite et, au-delà, Empédocle) est celle d'émanations (aporrhoiat),
et plus spécialement pour la vue, d'effluves s'écoulant du corps perçu. Comme
Démocrite, il parle à propos de la vision d'un flux d'eidola, de simulacres. Mais à la
différence de Démocrite, ces simulacres pénètrent dans les organes de la vision
(comme pour Empédocle) »1.
Du point de vue de la morale, Epicure se serait inspiré d'Aristippe et à
travers lui, du courant cyrénaïque, bien que d'importantes nuances aient été très tôt
soulignées. Ainsi, pour Diogène Laërce : « Ceux qui restèrent fidèles au mode de vie
d'Aristippe et furent appelés cyrénaïques professaient les doctrines suivantes. Ils
postulaient à la base deux affections: souffrance et plaisir; l'une, le plaisir, est un
mouvement lisse; l'autre, la souffrance, un mouvement rugueux. [...] Par plaisir
toutefois
ils entendaient
le plaisir du corps
-
qui est aussi pour
eux la fin
[...]
et
non le plaisir au repos qui dépend de la suppression des douleurs et se veut une
espèce d'absence de trouble, plaisir admis par Epicure et que celui-ci donne comme
fin >Y';tandis que: « la suppression de la douleur, telle qu'elle est envisagée par
Epicure, n'est pas un plaisir à leurs yeux, pas plus que l'absence de plaisir n'est une
souffrance. Douleur et plaisir sont en effet tous deux dans le mouvement, alors que
ni l'absence de souffrance ni l'absence de plaisir ne relève du mouvement, puisque
l'absence de souffrance, c'est en quelque sorte la condition d'un homme qui dort.
[...]
Mais ils nient que le plaisir, s'il est fonction
du souvenir
ou de l'attente
des
choses bonnes, parvienne à son achèvement - comme le pensait Epicure -, car le
mouvement de l'âme s'épuise avec le temps »3.
En quoi la vision épicurienne de l'être humain diffère-t-elle de la
conception platonicienne dominante de l'époque au point de pouvoir
éclairer aujourd'hui une problématique de la douleur toujours prisonnière de
sa logique médicale dualiste? Disons d'emblée qu'il ne s'agit pas là de mettre
en avant le monisme de principe contenu dans toute approche matérielle de
l'homme, épicurisme compris, et dont nous avons vu combien il était
aléatoire d'attendre que celle-ci puisse sonner un jour le glas du dualisme4.
Ce, d'autant qu'Epicure ne rechigne pas le moins du monde à employer un
vocable dualiste qui rend caduque toute tentative de voir en lui le précurseur
d'une approche moniste épurée de l'être humain. Son originalité est donc à
chercher ailleurs, nous y venons.
Sans doute est-ce dans les notions de vie et de mort, donc dans les
rapports à la vie comme à la mort que l'on retrouve l'un des traits épicuriens
1
DIOGENE
2
Ibid.,livre II,
LAËRCE. Op. cit. livre X,
~86-87, p. 292-293.
~II, 2, p. 1178.
Ibid. Livre II, ~ 89, p. 295.
4 Cf: tome II, chapitre consacré aux Neurosciences,où a été évoquée cette fuite en avant de
3
toute approche matérielle en direction de l'infiniment petit, qui ne cesse de recroiser le
dualisme en chemin et dont nous verrons, dans le chapitre du tome III consacré à lapf?ysique
moderne,jusqu'à quelles paradoxales incertitudes une telle quête peut nous mener...J
17
les plus pertinents pour notre problématique actuelle de la douleur. En effet,
en dépit d'une vision atomiste, donc matérialiste, de l'homme, la doctrine
épicurienne recèle une formidable intuition vitalis te dans sa conception de
l'être humain qui semble avoir été quelque peu oubliée. Remarquons au
passage que cette intuition vitalis te dépasse largement le « principe vital»
platonicien qui lui, se situe très en deçà de l'âme platonicienne (décrétée
immortelle, donc hiérarchiquement bien supérieure à la vie puisqu'elle peut
même vivre plusieurs vies!!) Aussi, pour mieux saisir l'intuition vitalis te
d'Epicure, sans doute est-il utile de partir de sa conception de la mort, car là
se creuse d'emblée le fossé. En effet, l'ensemble de la tradition platonicienne
ne perçoit dans la mort que l'acte de séparation d'une âme immortelle avec la
partie chamelle, donc mortelle, de l'homme, avec, en retour, une conception
de la vie qui ne consiste plus que dans l'union temporelle et terrestre de ces
deux entités si dissemblables. Tandis qu'en plus de son caractère matérid,
l'épicurisme postule de façon diamétralement opposée le caractère mortel de
l'âme3, avec une nuée de conséquences quant à la conception de la vie et de
la mort qui, précisément, nous intéresse ici. « La mort n'est rien par rapport
à nous; car ce qui est dissous ne sent pas, et ce qui ne sent pas n'est rien par
rapport à nous »4. De cette première assertion, l'on peut déduire l'idée
suivante: la dissolution de l'assemblage créant l'insensibilité (la mort), c'est donc sur les
modalités d'assemblage que la sensibilité se crée et, par conséquent, sur les modalités de
désassemblage que la douleur apparaît! Principe, non encore totalement original
puisque l'on retrouve chez Empédocle le germe de cette idée, lorsque celuici énonce que l'amitié se produit par la réunion des semblables et la haine se
! Cf: tome I, chapitre intitulé Le platonisme.
2 «Ceux qui disent que l'âme est un incorporel parlent pour ne rien dire» [EPICURE.
Lettre à Hérodote, Lettres et Maximes. Texte trad. intr. notes par Marcel CaNCHE. 4e ed.
Paris: PUF, 1995,328 p. (Epiméthée: essais philosophiques) ~ 67, p. 115].
3 «Enfin souvent, nous voyons un homme s'en aller peu à peu, et membre à membre,
perdre la sensibilité vitale. [...] Puisque l'âme se trouve alors, elle aussi, entamée, et qu'elle
ne s'échappe pas tout entière d'un seul coup, nous devons la tenir pour mortelle. [...] Il
n'importe qu'elle périsse en se dissipant dans les airs ou qu'en contractant ses parties elle
s'engourdisse, puisque toute la personne perd de tous côtés de plus en plus le sentiment, et
que de tous côtés, il lui reste de moins en moins de vie.» [LUCRECE. De la nature. I. Texte
établi et traduit par Alfred ERNOUL. 6e ed. Paris: Belles Lettres, 2002, livre III, p. 105106].
4 EPICURE. Maximes capitales. Lettres et Maximes. Ibid. 139, II, p. 231. On retrouve
également cette idée-force dans ce conseil qu'Epicure écrit à Ménécée: «Habitues-toi à
penser que la mort n'est rien par rapport à nous; car tout bien - et tout mal- est dans la
sensation: or la mort est privation de sensation. Par suite la droite connaissance que la mort
n'est rien par rapport à nous, rend joyeuse la condition mortelle de la vie, non en ajoutant
un temps infini, mais en ôtant le désir d'immortalité» [Ibid Lettre à Ménécée, ~ 124, p. 219].
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produit par l'éloignement des contraires1. Toutefois, il revient à Epicure de
pousser le raisonnement jusqu'à son terme à propos de la douleur, lorsque
celui-ci afftnne péremptoirement dans la IVe Maxime capitale: « La douleur
ne dure pas de façon ininterrompue dans la chair, mais celle qui est extrême
n'est là que le temps le plus court, et celle qui surpasse à peine le plaisir
corporel ne dure pas de nombreux jours; quant aux maladies de longue
durée, elles s'accompagnent pour la chair de plus de plaisir que de
douleur»2; d'où cette déduction que l'on peut lire dans la IVe Sentence
vaticane: « Toute douleur peut facilement être méprisée: celle qui a la
souffrance intense a la durée brève, celle qui dure dans la chair a la
souffrance faible»3 et qui fait dire à Canche: « La douleur est en effet le
signe d'une destruction de la nature; si cette destruction est trop radicale, les
mouvements des atomes de l'âme qui se traduisent par la sensibilité algique
ne peuvent même plus se produire. Ainsi, ou l'on meurt, ou, si l'on ne meurt
pas, la douleur s'atténue nécessairement »4. Notons que l'on retrouve une
conception similaire chez Lucrèce, à travers ses propos sur les dieux,
d'abord: « Les dieux, par leur nature même, jouissent de l'immortalité au
milieu de la paix la plus profonde, étrangers à nos affaires, dont ils sont tout
à fait détachés - Exempte ~eur nature] de toute douleur, exempte de tout
danger, forte d'elle-même et de ses propres ressources»5; puis à travers ses
propos sur les êtres vivants, ensuite: « J'ai enseigné que de tout le corps, il
émane en effet et se détache une multitude d'éléments divers, comme je l'ai
montré; mais c'est des animaux qu'il doit s'en échapper le plus. Toujours
agités et remuants [...] quand ils halètent à bout de forces; aussi leur
substance se raréfie-t-elle, et tout leur être est prêt à succomber: état qui
s'accompagne de souffrance »6; propos interprétés par Canche comme
suit: « Les dieux sont exempts de toute douleur car leur pertes atomiques,
inévitables sont toujours aussitôt exactement compensées. Mais, chez les
vivants mortels, la perte peut entraîner une destruction de la nature,
destruction qui se manifeste à nous par une sensation de douleur »7.
1 LES ECOLE PRESOCRATIQUES
/ ed. par Jean-Paul DUMONT. Paris: Gallimard,
1991, lxvii-951p. (Folio/essais):
pour Pseudo-Plutarque,
p. 146-xxx: « Empédocle
d'Agrigente pose quatre éléments: le feu, l'eau, l'éther et la terre. Cause de ceux-ci: Amitié
et Haine»; tandis que pour Aétius, p. 147-xx (III) : « Empédocle d'Agrigente, ftis de Méton,
pense qu'il existe quatre éléments: le feu, l'air, l'eau et la terre, et deux puissances
« archaïques », l'Amitié et la Haine, dont la première est unifiante et la seconde séparatrice ».
2 EPICURE. Maximes capitales. Lettre et Maximes. Op. cit. 140, IV, p.231 et 233.
3 Ibid. Sentences vaticanes, 4, p. 249.
4 Ibid. p. 78.
5LUCRECE. De la nature. II. 5e ed. Paris: Belles Lettres, 1985, livre II, ~646-653, p. 65.
6
Ibid.livre IV, ~858-867,p. 36.
7
Ibid. livre II,
~ 649, p. 65.
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A partir de cette approche de la mort, l'épicurisme propose une
perception de la douleur et, au-delà, de la vie, qui s'oppose donc
radicalement à l'approche dualiste platonicienne, bien plus obnubilée par la
question de l'immortalité de l'âme et de ses improbables conséquences.
Vitalisme épicurien aux antipodes de cette vie que le Socrate de Platon s'est
employé à asservir au logos, que l'Eglise s'est acharnée à racheter par la chair
et qui fit dire à Descartes qu'il fallait préalablement « penser» pour
« être ». . .! Or, c'est cette perception de la vie chez Epicure, cette vitalité à la
source de l'être humain, qui nous interpelle aujourd'hui, puisque - rapporté à
la vie - la douleur prend chez ce dernier un sens qui prête à d'importantes
conséquences. Nous allons à présent tenter d'en mettre certaines en lumière.
Pour commencer, reconnaissons la place particulière accordée par
Epicure à la sensation1. « Le sensualisme d'Epicure [...] repose tout entier
sur cette idée que la sensation est la grande messagère du réel» écrit Brun,
avant d'ajouter: « Il importe de ne pas perdre de vue que ce que se propose
Epicure, c'est d'enseigner à l'homme à garder un contact permanent avec le
réel »2. D'ailleurs, selon Diogène Laërce, Epicure aurait placé dans son
Canon3 la sensation comme étant le premier des trois critères de la vérité4.
Ainsi, pour Epicure: « Tout ce qui est perçu est vrai et réel, car il n'y a pas
de différence entre dire que quelque chose est vrai et dire que cette chose
existe »5. Rappelons, au passage, que la douleur est pour Epicure une
sensation au même titre que les autres6. Par conséquent, selon ce principe
épicurien, lorsqu'elle est douloureuse, une sensation n'est donc pas à rejeter
de principe car elle est avant tout signifiante, ni même à craindre car elle est
un gage de vitalité! Aussi est-ce bien de l'opinion que l'on s'en fait et non de
la sensation par elle-même, dont il faut se méfier. Tel est précisément le sens
1
Qui n'est pas sans nous rappeler la place accordée à la sensation dans la philosophie
empirique de penseurs tels que Hume ou Condillac.
2 BRUN Jean. L'Epicurisme. ge éd. Paris: PUF, 1991, p. 31-32 (Que sais-je? 210).
3 dont il ne reste aujourd'hui aucun fragment. . .
4 DIOGENE LAERCE. Op. cit. Epicure, livre X, 31, p. 1260.
5 SEXTUS EMPIRICUS. Œuvres complètes.(grec-anglais). 4 vol/Cambridge:
Havard Univ.
Press / London: Heinemann, 1976-1987. Vol III, Contre les mathématiques, p 2-38. Idée
qui fut reprise par Lucrèce en ces termes: « Tu trouveras que ce sont les sens qui les
premiers nous ont donné la notion de la vérité, et que leur témoignage est irréfutable. Car
on doit accorder plus de créance à ce qui est capable par soi-même de faire triompher le
vrai du faux. Or, quel témoignage est plus digne de foi que celui des sens?» LUCRECE. De
la nature. 1985, Op. cit. II, livre IV, ~477-483, p. 22.
6 « Que les impressions sensibles existent accrédite la vérité des sensations; car pour nous le
fait de voir et d'entendre existe de la même manière que le fait de souffrir» : DIa GENE
LAERCE, ibid, livre X, 32, p. 1261.
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