FORMATION CIRAD : « ELEVAGE ET RISQUE »
Mardi 6 et Mercredi 7 septembre 2005
Gîte rural « Le Hameau de l’Etoile » (Saint-Martin de Londres)
L’incertitude dans la pensée économique contemporaine
Nicolas POSTEL*
Problématique
La question de l’incertitude en économie fait l’objet d’une double analyse. Une analyse
quantitative qui, au prix d’hypothèses lourdes, ramène l’incertitude au statut d’entité
calculable et cherche à analyser mathématiquement la décision optimale dans un contexte
risqué. Cette première forme d’analyse est mathématique, proche de « l’aide à la décision »
chère aux gestionnaires, et se veut « opérationnelle ». Une seconde branche de l’analyse
économique cherche à mesurer la nature de l’incertitude en économie, à en assumer le
caractère indépassable et à étudier les dispositifs institutionnels permettant de la réduire. Nous
ne traiterons ici que de cette seconde branche d’analyse économique de l’incertitude qui à trait
autant à la philosophie qu’aux sciences économiques et débouche, au fond, sur une
interrogation importante quant à l’articulation de l’impératif d’efficacité et de liberté lorsqu’il
s’agit d’agir « économiquement » .
Pour en traiter nous développerons la problématique suivante : les économistes, lorsqu’ils
découvrent l’incertitude découvrent presque immédiatement la nécessité de l’institution, mais
parviennent bien plus difficilement à mettre clairement en lumière le « risque » qui existe,
lorsque l’on combat l’incertitude, de réduire la liberté et de produire de la coercition. Si une
certaine efficacité productive semble avoir partie liée avec la coercition, il faut cependant
s’interroger sur l’intérêt d’une efficacité productive qui serait obtenue au prix de la liberté, et
donc même (dans une optique évolutionniste) au prix de l’innovation…
Je propose, dans les 20 minutes qui me sont imparties, une présentation en 4 temps : dans un
premier temps je précise la distinction conceptuelle entre risque et incertitude. Dans un
second temps je définis ce que peut être un comportement rationnel dans l’incertain. Dans un
troisième temps je précise la connexion étroite qui existe entre agir dans l’incertain et
« produire des institutions ». Dans un dernier temps je mets en débat la difficile question de la
genèse des institutions, entre les impératifs complémentaires et parfois contraires d’efficacité
et de liberté.
* Maître de conférences en Sciences économiques
USTL / CLERSE (UMR 8019)
Faculté des sciences économiques et sociales
59655 Villeneuve d’Ascq Cedex
03-20-43-45-94
I- La distinction entre risque et incertitude
11- Les prémisses : fréquentistes et laplacien
Il existe deux manières de mesurer les probabilités d’occurrence d’un évènement futur :
soit en se fondant sur les régularités passées, soit en se fondant sur la règle de
l’équiprobabilité, après avoir utilisé les informations disponibles.
Ces deux manières de faire sont une manière d’éliminer le problème de l’incertitude, pas
de le régler.
12- L’approche Ramsey-Savage dite de « l’utilité espérée ».
Bentham a proposé le concept d’utilité espérée mais ce concept pose deux problème :
l’utilité n’est pas « cardinale » et l’on ne dispose pas toujours d’une série de probabilité
objective (parce que l’on ne dispose pas toujours, en particulier d’une série complète des
états du monde possible).
Ramsey et Savage proposent en deux temps de régler le problème , par le concept de
probabilité subjective (Ramsey) puis de maximisation de l’utilité espérée entendue de
manière ordinale (Savage).
Cette méthode « supprime » toute référence audible à l’objectivité de l’incertitude, de sa
mesure, de son évaluation. La prise de risque, qui inclut sa mesure, est renvoyée dans le
domaine de la pure « subjectivité » au même titre que les préférences des agents. On y
perd toute compréhension pratique de ce que signifie agir dans l’incertain.
13- La notion d’incertitude (Keynes/Knight)
Pour assumer le problème de l’incertitude il faut se référer à Keynes : « we simply do not
no ». Ce qui est pédagogiquement traduit par Knight et sa distinction restée célèbre entre
incertitude probabilisable et incertitude radicale.
Keynes développe une théorie de l’action en incertitude fondée sur le principe d’une
relation de probabilité établit logiquement entre un ensemble de prémisse (connus avec
certitude) et les conséquences logiques que l’on peut en tirer. Cette relation logique est
vraie, mais elle n’est pas exclusive d’autres enchaînements logiques possibles, parce que
l’ensemble des prémisses est incomplet ou que certaines autres relations logiques entre ces
prémisses n’ont pas été correctement perçues. La relation de probabilité est donc fondée,
mais incertaine…
Peut-on « mesurer » à quel point elle est incertaine, bien sûr que non, sauf à connaître les
éléments qui manquent pour que l’ensemble des prémisses soient complets ou encore à
être capable de percevoir toutes les relations logiques possibles. Cognitivement c’est
impossible, mais plus généralement, en matière économique et humaine, connaître les
prémisses de nos actions cela impliquerait de connaître d’avance toutes nos motivations,
consciente ou inconsciente, notre potentiel créatif, et plus encore nos réactions aux
possibles actions des autres. En fait il faudrait être dans un monde sans acteur.
En revanche on peut connaître le poids de la probabilité, ou de l’argument, c'est-à-dire,
d’une certaine manière la taille relative de l’ensemble des prémisses connues, et, plus on
est informé, moins on est incertain.
II- La question de la rationalité dans l’incertain
21-Rationalité substantielle ou procédurale ?
Agir rationnellement cela peut signifier, dans l’acception économique de base, maximiser
son utilité sous contrainte (de revenu). Cela implique donc une activité essentiellement
calculatoire. Pour supposer que l’on puisse maximiser, il faut en effet se ramener à un
problème simple, dont l’archétype est l’échange marchand en concurrence pure et parfaite.
C'est-à-dire disposer de toutes les informations disponibles à un calcul des différents
apports en terme d’utilité espérée des différentes actions envisageables. Connaître donc
l’ensemble des conséquences des actions à entreprendre, et savoir associer à ces
conséquences un paiement en terme d’utilité. Il n’est pas prévu, dans ce cadre, de réfléchir
à l’origine de cette connaissance parfaite, sinon en terme d’organisation marchande des
échanges, qui permet à moindre coût une diffusion parfaite de l’information sous forme de
prix. (C’est par exemple le fondement du développement récent d’une économie
financiarisé, sous couvert de la théorie de la valeur fondamentale.). Sortie du cadre de
marché, cette représentation ne semble pas très opérationnelle.
Agir rationnellement dans un environnement incertain cela peut-être définie différemment
comme une manière de prendre une décision délibérative sur la base d’un recueil
d’information jugé correct. C’est ce que l’on peut qualifier de rationalité keynésienne, ou,
après Herbert Simon de rationalité procédurale (par rapport à la forme précédente
qualifiée de substantielle). Cette fois la rationalité de l’action n’est pas jugé en fonction
des résultats de cette action, mais des moyens mis en œuvre. L’attention portée aux
moyens va considérablement modifier le regard porté sur le comportement rationnel,
puisque l’on va prêter attention non plus seulement aux capacités computationnelles de
calcul, mais aux compétences pratiques des acteurs.
22- Le contenu de la rationalité procédurale
Etre rationnel c’est d’abord être capable d’accéder au mieux aux informations
pertinentes : il faut alors être capable de trouver dans la situation d’action toutes les infos
utiles, et ce au moindre coût.
Etre rationnel c’est évidemment demeurer logique dans le raisonnement produit à partir
des infos.
Etre rationnel c’est avoir de l’intuition (qui s’acquiert) en étant capable de percevoir les
infos utiles pour notre problème, et être capable de percevoir les conséquence slogiques
que l’on peut en inférer.
Ce qui est important c’est que cette manière de considérer la rationalité va mettre plutôt
l’accent sur l’ancrage « empirique » « situationnel » de l’acteur : ses compétences sont
d’abord pratiques avant d’être calculatoires.
Un agent rationnel est d’abord un agent capable d’utiliser les bonnes sources
d’informations, et d’en tirer le maximum.
III- Rationalité et Institution
31- Le contexte cognitif de l’action est institutionnel
Prêter attention à la situation d’action cela conduit immédiatement à repérer que dans l’action,
les individus rationnels s’appuient non seulement sur les connaissances collectives déposées
dans des institutions (type : histoire, manuels, journaux…) mais savent aussi utiliser les
institutions existantes ( type : loi, habitudes, coutumes…). L’action économique se déploie
dans un environnement humain qui est balisé, organisé par des institutions collectives.
32- A quoi sert l’institution ?
Le rôle central de l’institution est en définitive de déterminer largement le comportement de
ces membres.
La composante centrale de l’incertitude en économie est en effet la question de l’action des
autres acteurs. Prévoir le cours d’une matière première dépend évidemment largement de
notre capacité à prévoir le comportement des autres acteurs, qui n’est pas encore écrit et qui
n’est nullement déterminé par des composantes naturelles Ce qu’il nous faut comprendre c’est
l’autre.
L’autre est plus facile à comprendre et à prévoir s’il suit une règle d’action
institutionnellement déterminée (que l’on pense au code de la route par exemple).
Agir dans l’incertain c’est donc largement saisir les institutions qui encadrent et guident les
autres acteurs.
33- Comment évolue l’institution
Le problème de l’incertain est donc connecté à l’institution. Les institutions sont d’une
certaine manière des remparts hissés contre l’incertitude. Elles « ordonnent » les interactions.
Cet ordonnancement est le fait des acteurs eux-mêmes qui nourrissent l’institution, en y
déposant leurs savoirs, ce qui fait des institutions des « Dispositifs Cognitifs Collectifs »
(Favereau). Mais les acteurs y déposent aussi leurs valeurs…
On peut distinguer deux formes d’institution : l’institution coercitive (type dilemme du
prisonnier) et l’institution conventionnelle. La première règle un conflit d’intérêt alors qu
l’autre repose sur un intérêt parfaitement convergent. Bien sûr les institutions réelles sont des
hybrides entre ces deux formes pures.
On doit distinguer des niveaux d’institutions. L’institution fondamentale qui ordonne notre
société est le capitalisme, qui se subdivise en institutions structurelles que sont le marché, la
propriété privé, l’Etat, l’entreprise. Elles mêmes donnent lieux à des institutions
« interprétatives » (souvent conventionnelles) qui leur donne une forme opératoire et,
finalement, fixe leur contenu.
Enfin institutions ne sont pas naturelles, elles sont crées et recréées en permanence par les
acteurs. L’action agit dans mais aussi sur les règles.
La question de l’incertitude nous renvoie donc, forcément, à la question de la construction des
institutions collectives.
IV- Institution et coercition ; efficacité et liberté
41- L’approche néoinstitutionnaliste
Simon ou Williamson se retrouvent assez largement dans l’idée selon laquelle
l’organisation productive capitaliste permet de «promouvoir la rationalité ».
L’organisation productive permet en effet une gestion rationnelle des informations (par
division du travail mais plus encore elle assigne à chacun un but précis et contribue à
« former » les membres de l’organisation qui du coup deviennent plus aisément
coordonnables. Les organisations sont conçues pour améliorer l’efficacité humaine.
C’est faire l’impasse sur la recherche permanente du profit qui guide ces organisations
sans être véritablement ni rationnelle ni juste…
42- L’approche keynésienne
Selon Keynes, le gage de rationalité sociale est apporté par l’Etat qui veille à un plein
emploi des forces productives gage de stabilité sociale et de bien être économique. L’Etat,
aidé par le savant bénéficie d’une largesse de vue qui lui permet de contrôler et guider
adroitement le corps social.
C’est l’Etat qui réduit l’incertitude par le plan, le contrôle du crédit, et la prise en charge
des dépenses les plus onéreuses et ou de plus long terme.
C’est faire l’impasse sur le fait que L’Etat lui-même, sauf à devenir totalitaire, ne contrôle
que très imparfaitement les réactions des agents n’a pas d’existence conceptuelle…
43- L’approche autrichienne
Pour Hayek, en particulier, l’institution est d’abord et avant tout le marché, conçu comme
un processus naturel. L’approche évolutionniste reprend en partie ce flambeau en
supposant que l’institution émerge naturellement au fil des interactions des agents.
C’est faire abstraction de l’histoire…
Finalement, le problème de ces trois approches est de ne pas faire le lien entre l’acteur et
l’institution.
Le caractère incertain, ou contingent, de l’action humaine, pousse l’acteur à choisir des
règles d’action qui rendent son action non seulement efficace mais aussi légitime. Dés lors
que nous sommes incertain des conséquences de notre action, nous ne pouvons affirmer
que la « fin justifie les moyens », et sommes amenés à agir selon des principes moraux ou
collectifs. C’est d’une certaine manière la fin du conséquentialisme.
L’institution est alors ce qui ré-unit les individus et leur permet d’identifier des buts et des
manières de faire en commun. Mais l’institution n’est pas première par rapport aux agent,
elle en est l’émanation. Elle est la trace des règles d’actions qu’ils s’étaient fixés. Elle
évolue en même temps que leur vision du monde.
Ce qu’il faut alors comprendre pour analyser le comportement économique dans
l’incertain c’est que les acteurs n’agissent pas seulement en fonction de leurs intérêts
propres mais aussi en fonction de valeurs et de règles éthiques qui déterminent largement
les institutions. En ce sens les valeurs, en économie sont aussi importantes que les
intérêts…et ceci précisément parce que l’on agit dans l’incertitude.
C’est le message central d’un courant émergent : l’économie des conventions.
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