Michel-Louis Rouquette LA PSYCHOLOGIE POLITIQUE: UNE DISCIPLINE INTROUVABLE Aucune discipline ne va de soi. C'est une question de regard et d'occasion. Certes, nous ne sommes pas maîtres de l'occasion et il n'est pas certain que nous le soyons vraiment du regard. Mais lorsque l'occasion se répète, seul l'aveuglement pourrait excuser de ne pas la saisir. Le reste n'est qu'affaire de travail. Il ne suffit pas de reconnaître que la politique constitue pour les individus un objet cognitif parmi d'autres (comme l'économie, par exemple, ou la vie, la morale, la santé, le cosmos) ; il faut aussi constater que certains fonctionnements cognitifs sont politiquement investis et marqués : ainsi, ce n'est pas librement ni aléatoirement que l'on a la représentation que l'on a de telle réalité sociale. Jusque dans le discours le plus intime, parfois, la Cité affleure. Et voilà pourquoi la psychologie politique semble devoir être une discipline introuvable : car, ou bien on la tient pour un simple secteur d'application, somme toute anecdotique, des sciences cognitives ; ou bien on la considère comme le reflet ou le sous-produit, tout aussi anecdotiques, des régulations qu'étudient les sciences politiques. En termes plus simples, en tout cas plus tranchés : la psychologie politique, diront les uns, c'est de la psychologie (parlant dans ce cas, significativement, d'une «psychologie de la politique»), alors que les autres soutiendront que c'est en définitive de la politique. Mais on ne peut alors manquer de s'interroger sur cette double ignorance, si constante et finalement si irritante, de la psychologie pour la politique et de la politique pour la psychologie. HERMES 5-6, 1989 219 MICHEL-LOUIS ROUQUETTE Si l'une méconnaît, ou peu s'en faut, l'existence du citoyen, l'autre semble ne concevoir l'individu qu'à la manière d'une abstraction formelle : d'une part, la postulation d'universaux ahistoriques et la négligence à peu près totale de secteurs entiers de la pratique humaine ; de l'autre, l'idéalisation d'une figure réduite à quelques traits juridiques ou pauvrement sociologiques. Nous nous doutons bien que les deux se trompent, de cette erreur par réduction et enfermement qui sacrifie la complexité à la commodité. Il y a plus. D'égale façon, toutes les deux privilégient la rationalité ou, ce qui revient au même, la fonctionnalité comme dynamiques normales du devenir et, pour ainsi dire, lignes directrices de progrès. C'est un parti pris dont on voit les racines et une illusion dont on perçoit les effets. Toute l'histoire moderne montre que les mentalités sont plus têtues que les « faits », les passions plus récurrentes que la raison, les émotions plus puissantes que la réflexion. D'un autre côté, de très nombreux travaux ont enfin rendu manifeste que le sujet social se définissait mieux par l'idéologie que par la biologie, mais aussi qu'il était éventuellement un peu plus que cette cire déjà modelée, toujours remodelable, que les totalitarismes postulent pour se justifier. Ces résultats et ces constats suscitent à leur tour de nouvelles questions, ébranlent peu à peu des préjugés tenaces, suggèrent des hypothèses ; ils conduisent même à restituer dans une place de précurseurs des auteurs que l'on croyait oubliés, comme Tarde et Le Bon. Bref, un espace de savoir ou du moins de questionnement s'est ouvert, avec de plus en plus, semble-t-il, la force de l'exigence. Il ne s'agit pas de mettre un peu de politique dans la psychologie ou un peu de psychologie dans la politique. Il s'agit d'étudier des phénomènes dont les journaux, les conversations et les mémoires sont pleins, pour ne rien dire des places publiques ; il s'agit, en bref, de considérer tous les rôles de l'homme dans la Cité lorsque la Cité est en cause, sans négliger tout ce qui, en l'homme, procède du gouvernement et des affrontements de la Cité. Un tel programme risque d'être jugé trop vaste, et donc impraticable, ou redondant, et donc inutile. Mais on doit examiner de plus près les conditions de sa possibilité avant de se prononcer. Il est indispensable pour cela de tenter de définir la psychologie politique en tant que domaine d'études correspondant à une problématique relativement autonome. Ce domaine, on en conviendra facilement, n'est même pas encore un chantier : il offre seulement à la spéculation un territoire mal borné dont on n'a pas tracé le plan ni apprécié les caractéristiques fondamentales (je pense notamment à la «résistance du sol»). Beaucoup de matériaux, dispersés, multiformes, mal aboutés y trouvent place, au moins provisoirement, en attente de l'organisation qui leur donnerait sens et fonction. La pensée n'en est que plus libre pour risquer des perspectives. Cette tentative de définition, à l'instar de bien d'autres, peut vraisemblablement s'organiser autour de trois points: Xenjeu de la discipline, son objet et son sujet. 220 La psychologie politique I. L'enjeu Que peut-on espérer de cet ordre de connaissance, que doit-on en attendre? Les désinences habituelles qui servent en principe à différencier les types de propos ne sont pas ici d'un grand secours. Logie, graphie, nomie, urgie, doxie même : toutes ces possibilités ou ces inspirations se nouent en effet dans le projet de constituer un savoir théorique et pratique des rapports entre l'individu, la société et le pouvoir. Quelle peut être l'ambition épistémique de cette discipline? Telle est la question de l'enjeu. En termes de visées scientifiques, celui-ci peut trouver à se distribuer selon trois modalités : • Décrire: tout d'abord. On emprunterait alors à la démarche du naturaliste pour observer, enregistrer, catégoriser un ensemble phénoménal. L'enquête, l'étude de cas, l'analyse historique fournirait dans ce cadre des méthodes privilégiées. • Expliquer: on se donnerait pour tâche l'établissement d'une science expérimentale lato sensu, permettant le contrôle, la généralisation et peut-être la prévision, sinon la reproduction. Par excellence, cette perspective implique un effort de théorisation important. • Prescrire: le but déclaré serait de constituer une technologie d'intervention. On retrouverait ainsi la définition inaugurale de G. Le Bon (1913) qui faisait de la psychologie politique une praxéologie : « l'art de gouverner les peuples efficacement ». Pour l'épistémologie positiviste, ces trois modalités de connaissance sont articulées selon une hiérarchie stricte : décrire, puis expliquer, d'où prescrire. Mais une foule d'exemples vient aussitôt nous rappeler que cette succession bien ordonnée est fort loin d'être la règle, La prescription précède très souvent l'explication, celle-ci n'a pas forcément d'incidence pratique et la description ne se conçoit guère sans modèle, fût-il implicite. C'est pourquoi on ne doit pas lire ces trois aspects à la manière d'une typologie qui distinguerait des genres d'études et les situerait sur le chemin de la maturité. Il ne s'agit pas en fait d'une tripartition, mais des axes de référence définissant, si l'on peut dire, l'espace de définition de l'enjeu: rendre compte, construire l'intelligibilité, orienter l'action. Toute entreprise de connaissance, théorique ou pratique, renvoie immanquablement à ces divers aspects et en procède selon son économie propre. Tout propos de psychologie politique réfère ainsi (bien ou mal, c'est un autre problème) à ces trois dimensions. Π. L'objet Entre l'affirmation assez dépourvue de sens que « tout est politique » et l'apparente « asepsie » politique de nos laboratoires, il y a place pour une reconnaissance raisonnée du sujet-citoyen et de ses champs d'existence: le citoyen acteur, le citoyen penseur, le citoyen pensé. 221 MICHEL-LOUIS ROUQUETTE • Le citoyen acteur : pratiquement réduit à ce rôle dans les descriptions courantes, il est caractérisable par des conduites, comme par exemple le vote, le militantisme, le prosélytisme, l'association, la manifestation, etc. • Le citoyen penseur: lieu d'élaboration et d'emprise de représentations, de formations idéologiques, de biais cognitifs, c'est le citoyen en tant que producteur ou relais de processus et de contenus de pensée. • Le citoyen pensé : il s'agit du membre de la Cité tel qu'il est visé, génériquement ou spécifiquement, par les discours du pouvoir et du contre-pouvoir, le discours juridique, les théories politiques, les communications de masse. Le citoyen penseur, le citoyen pensé et le citoyen acteur ne se superposent pas exactement : on peut par exemple penser sans voter aussi bien que voter sans penser, n'avoir guère de cohérence entre ses conceptions et ses pratiques, réagir autrement à une propagande que ses auteurs ne l'avaient prévu, etc. Ainsi, chacun de ces trois champs ne procède pas directement (et à plus forte raison logiquement) des deux autres. C'est, en particulier, ce qui rend la prescription tellement difficile. A l'évidence, cet objet complexe est ancré dans la psychologie sociale, à l'articulation de l'individuel et du collectif, à l'intersection des déterminations singulières et des régulations globales. On ne doit pas oublier à cet égard que ce qui définit fondamentalement le citoyen, c'est la citoyenneté, c'est-à-dire le réseau des droits qui lui sont consentis et des devoirs qui lui sont imposés par le système politique en vigueur. Autrement dit, le citoyen n'est pas défini « naturellement », comme peut l'être le spécimen biologique par exemple, mais historiquement et socialement. Cette citoyenneté formelle s'accompagne d'une citoyenneté informelle ou pragmatique : le citoyen tel qu'il est pensé, notamment par les propagandes (et la manière dont il est pensé n'est évidemment pas sans rapport avec la façon dont il est perçu ou conçu en tant que « penseur »). Mais l'individu peut être également un novateur qui infléchit les déterminismes généraux, les interprète à sa manière ou en fait surgir d'autres : il est porteur de projets, il résout des problèmes, il invente aussi ses modes d'existence. La psychologie politique est ainsi, nécessairement, une psychologie sociale. Toutefois, il n'y a pas identité entre les deux parce que l'individu socialisé ne se réduit pas au citoyen ou, si l'on préfère, parce que la socialite ne s'identifie pas strictement à la politique. III. Le sujet Ce terme peut s'entendre en deux sens : soit comme le « foyer » des phénomènes étudiés (par convention on utilisera alors une majuscule), soit comme le thème de la discipline. Dans le premier sens, le Sujet de la psychologie politique ne se distingue pas du citoyen en 222 La psychologie politique tant que celui-ci est à la fois acteur, penseur et « pensé ». Sauf à se maintenir dans une pure extériorité descriptive qui lui interdirait à terme toute véritable possibilité d'intégration de ses savoirs, la psychologie politique présuppose ainsi une théorie spécifique du citoyen : l'être qui porte dans sa définition même l'individualité et la socialite, complémentaires, concomitantes ou concurrentes au sein d'une situation historique particulière (1). Ce « Sujet » n'a donc que partiellement le gouvernement de lui-même, puisque son hétéronomie lui est constitutive. A cet égard, il y a toujours quelque vérité à le considérer d'abord comme un « assujetti ». Par contraste, il n'est pas inintéressant d'évoquer ici cette figure significative et irréductible de notre culture que présente depuis près de cent cinquante ans l'œuvre de Max Stirner. Précisément, la position radicale du Sujet que revendiquait sans concession l'auteur de L'Unique et sa propriété n'a pu être assimilée, on le sait, ni par la psychologie, ni par la morale, ni par la politique. On peut en tirer pour notre propos un enseignement si l'on s'avise de ce que le subjectif, en son sens fort, s'oppose au sériel (l'objectivité est d'ailleurs définie dans les sciences comme une sérialité: la fidélité de l'observation ou de la mesure, donc l'équivalence fonctionnelle entre les « juges » observateurs). Dès lors, si la psychologie s'est largement posée comme la théorie de la sérialité du Sujet psychologique, on peut admettre que la psychologie politique s'identifie à la théorie de la sérialité du Sujet politique tel qu'il a été défini plus haut. L'Unique stirnérien apparaît alors bien comme une frontière « résiduelle » à jamais repoussée. D'un point de vue cette fois plus technique, le cognitivisme aujourd'hui dominant peut inciter à tenir le Sujet de la psychologie politique pour un « Système de Traitement de l'Information ». Il est incontestable, de fait, que le Sujet-citoyen gère, combine et transforme des informations qui lui viennent notamment de l'interaction sociale et de l'exposition aux médias : il mémorise, compare, reconnaît, classe, raisonne, infère, etc. L'analyse de cet aspect est indispensable à la compréhension du citoyen « penseur » et de ses productions. Le citoyen, toutefois, n'est pas complètement réductible à un STI (ou alors cette notion deviendrait tellement large qu'elle équivaudrait à un truisme) : car d'une part le citoyen ne peut être caractérisé comme une instance autonome de cognition dans la mesure où il est pensé, à la fois discursivement et institutionnellement ; d'autre part, on ne doit pas oublier qu'il agit, c'est-à-dire qu'il est aussi le créateur de l'événement, donc de l'information. Dans l'ordre sociopolitique, disons dans l'histoire, l'émergence, l'innovation et la rupture ne découlent pas directement de la réorganisation du symbolique, mais d'un véritable « travail du réel ». Doit-on rappeler que les révolutions, par exemple, ne sont pas des traitements de l'information? Le problème, c'est l'origine, considérée dans ses marques proprement sociales, de l'information que le citoyen reçoit, et l'origine (entendue comme genèse) des schémas divers selon lesquels il la traite. Symétriquement, le problème tient aussi aux effets sociaux de ce traitement et à leurs conséquences en retour. En d'autres termes et puisqu'il est question de « machines », encore convient-il de situer rigoureusement celles-ci dans un procès global de production, avec un amont et un aval. Si elle est appliquée indistinctement ou si, à plus forte 223 MICHEL-LOUIS ROUQUETTE raison, elle est tenue pour fondatrice, la conception STI dissout le politique et le collectif dans la gestion « monadologique » de symboles physiques qui sont sans genèse historique, sans identité sociale et sans effet d'irruption sur la marche des sociétés. En tant que thème, à présent, le sujet de la psychologie politique correspond au croisement de l'objet et de l'enjeu. Soit, schématiquement (cette représentation n'ayant d'autre fonction qu'illustrative) : vr-^ Décrire Expliquer Prescrire penseur Les flèches veulent marquer une détermination réciproque entre les « facettes » du Sujet-citoyen prises deux à deux. Ainsi, pour la 1, le citoyen est pensé en tant que penseur, et sa pensée-même procède du mode selon lequel il est pensé; la 2 note les rapports de la représentation et de la conduite; la 3, les relations entre emprises idéologiques et activités pratiques. Dans les trois cas, les liens de causalité envisageables sont tout sauf linéaires. C'est dire qu'un tel thème d'étude implique pour ses approches la notion fondamentale d'interdépendance ou, si l'on préfère, d'interaction. Ne pas prendre en compte cette dernière ne serait pas ici une simplification, mais une dénaturation. Au cœur de cette interaction, enfin, la question de l'articulation de l'individuel et du collectif reste posée depuis Tarde et Durkheim comme la question centrale de l'anthropologie. 224 La psychologie politique Une première fois, au début de ce siècle, la psychologie politique a raté son rendez-vous avec Thistoire des sciences. L'histoire tout court s'est chargée bien vite d'illustrer sa nécessité de fait. Cette contradiction apparente démontre d'une certaine façon la pertinence de ses thèses et la prégnance des illusions de la rationalité généralisée. Au fond, totalitarismes et démocraties ont fait sur ce point le même calcul : si l'homme est perfectible, le gouvernement de l'homme l'est aussi, et réciproquement ; dès lors, l'objet de cette psychologie peut être soit nié au nom d'une conception morale, soit considéré comme voué à une péremption plus ou moins rapide, soit enfin réduit aux entreprises d'une psychagogie. Ainsi l'idéologie même, dans ses formes scientiste, économiste et étatique, a empêché l'étude spécifique des effets de l'idéologie, les instaurant en évidence naturelle ou en nécessité pratique. Il s'en faut que cet obstacle soit aujourd'hui levé: la double et feinte réduction de l'art du politique à une technologie de la communication et du citoyen à un consommateur d'images n'en représente que le plus récent avatar. Si, comme j'ai essayé de le montrer, la psychologie politique n'est pas une simple discipline d'application, elle doit, pour partie au moins, élaborer ses concepts propres. Cette tâche est liée à une indispensable activité de théorisation dont il faut rappeler le primat sur l'empirisme descriptif. Ici plus qu'ailleurs sans doute, l'accumulation de prétendues «données» ne cristallise jamais d'elle-même en savoir: les innombrables analyses postélectorales ou les minutieux comptages lexicométriques, par exemple, illustrent cette impuissance jusqu'à la caricature. L'hypothèse doit précéder l'investigation, en commander le dispositif et les ressources. Or, l'hypothèse, entendue non point comme une divination surgie tout armée ou comme la reformulation ad hoc de truismes, mais comme une proposition renvoyant à un corps de connaissances et de résultats, combine par définition des variables, qu'il convient de définir aux plans théorique (c'est la condition de la généralisation) et opérationnel (c'est la condition de la mise à l'épreuve empirique). La tâche qui me semble prioritaire serait en conséquence une réflexion sur le statut des variables en psychologie politique afin de constituer celles-ci en concepts ayant à la fois une assiette théorique et une traduction opérationnelle. J'ai essayé de caractériser ailleurs {Bulletin de Psychologie, t. XXXVIII, 1985, 929-932) les conditions générales de la conceptualisation dans les sciences humaines et sociales. En matière de psychologie politique, l'évaluation de la qualité de cette conceptualisation paraît devoir se régler sur deux traits fondamentaux: — l'intégration de la complexité intrinsèque de l'objet, saisi dans la triple interdépendance décrite ci-dessus; — la prise en compte de l'historicité comme raison génétique. Ces deux conditions sont minimales, mais elles engagent l'existence minimale de la psychologie politique en tant que discipline spécifique. 225 MICHEL-LOUIS ROUQUETTE NOTE 1. Précisons en prenant un exemple. Pour que le Sujet existe en tant que tel, il ne lui suffit pas de parler; il faut aussi que lui soit reconnu par autrui le droit à la parole et que cette parole prenne une forme recevable. C'est ainsi que se fonde le Sujet politique. De même que le Sujet psychologique est-il celui qui « se » parle dès lors que la collectivité tient cette parole pour digne d'écoute (voir notamment le cas de la psychanalyse). La pratique de la biographie comme genre n'est évidemment pas sans rapport: méritent biographie, précisément, les « sujets d'exception ». La notion toute contemporaine de « récit de vie », applicable à tout le monde, coïncide avec la généralisation politico-médiatique du Sujet et son absorption paradoxale dans la trivialité commune. 226