Iliade
Institut pour la longue mémoire européenne
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Qu’est-ce qu’un événement ?
Date : 18 janvier 2015
Les attaques islamistes de ce début janvier 2015 à Paris constituent à l’évidence un
événement. Tant au sens historique que politique et métapolitique – c’est-à-dire total,
culturel, civilisationnel. Il provoque une césure, un basculement vers un monde nouveau,
pour partie inconnu : il y aura un « avant » et un « après » les 7-9 janvier 2015. Au-delà
des faits eux-mêmes, de leur « écume », ce sont leurs conséquences, leur « effet de
souffle », qui importent. Pour la France et avec elle l’Europe, les semaines et mois à
venir seront décisifs : ce sera la Soumission ou le Sursaut.
Dans la masse grouillante des « informations » actuelles et surtout à venir, la sidération politico-
médiatique et les manipulations de toute sorte, être capable de déceler les « faits porteurs
d’avenir » va devenir crucial. Une approche par l’Histoire s’impose. La critique historique, la
philosophie de l’histoire et la philosophie tout court permettent en effet chacune à leur niveau
de mieux reconnaître ou qualifier un événement. « Pour ce que, brusquement, il éclaire »
(George Duby).
C’est donc en essayant de croiser ces différents apports qu’il devient possible de mesurer et
« pré-voir » les moments potentiels de bifurcation, l’avènement de l’imprévu qui toujours
bouscule l’ordre – ou en l’espèce le désordre – établi. Et c’est dans notre plus longue
mémoire, les plis les plus enfouis de notre civilisation – de notre « manière d’être au monde » –
que se trouvent plus que jamais les sources et ressorts de notre capacité à discerner et
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affronter le Retour du Tragique.
Tout commence avec les Grecs…
Ce sont les Grecs qui, les premiers, vont « penser l’histoire » – y compris la plus immédiate.
Thucydide ouvre ainsi son Histoire de la guerre du Péloponnèse : « Thucydide d’Athènes a
raconté comment se déroula la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens. Il s’était mis
au travail dès les premiers symptômes de cette guerre, car il avait prévu qu’elle prendrait de
grandes proportions et une portée dépassant celle des précédentes. (…) Ce fut bien la plus
grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna pour ainsi dire la
majeure partie de l’humanité. » (1)
Tout est dit.
Et il n’est pas anodin que, engagé dans le premier conflit mondial, Albert Thibaudet ait
fait « campagne avec Thucydide » (2)
Le Centre d’Etude en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées (www.cerphi.net) analyse
comme suit ce court mais très éclairant extrait :
1) Thucydide s’est mis à l’œuvre dès le début de la guerre : c’est la guerre qui fait événement,
mais la guerre serait tombée dans l’oubli sans la chronique de Thucydide. La notion
d’événement est donc duale : s’il provient de l’action (accident de l’histoire), il doit être
rapporté, faire mémoire, pour devenir proprement « historique » (c’est-à-dire mémorable pour
les hommes). C’est-à-dire qu’un événement peut-être méconnu, mais en aucun cas inconnu.
2) Il n’y a pas d’événement en général, ni d’événement tout seul : il n’y a d’événement que
par le croisement entre un fait et un observateur qui lui prête une signification ou qui répond à
l’appel de l’événement. Ainsi, il y avait déjà eu des guerres entre Sparte et Athènes. Mais celle-
ci se détache des autres guerres – de même que la guerre se détache du cours ordinaire des
choses.
3) Etant mémorable, l’événement fait date. Il inaugure une série temporelle, il ouvre une
époque, il se fait destin. Irréversible, « l’événement porte à son point culminant le caractère
transitoire du temporel ». L’événement, s’il est fugace, n’est pas transitoire : c’est comme une
rupture qui ouvre un nouvel âge, qui inaugure une nouvelle durée.
4) L’événement ouvre une époque en ébranlant le passé – d’où son caractère de catastrophe,
de crise qu’il faudra commenter (et accessoirement surmonter). Ce qu’est un événement, ce
dont l’histoire conserve l’écho et reflète les occurrences, ce sont donc des crises, des ruptures
de continuité, des remises en cause du sens au moment où il se produit. L’événement est,
fondamentalement, altérité.
5) Thucydide, enfin, qui est à la fois l’acteur, le témoin et le chroniqueur de la guerre entre
Sparte et Athènes, se sent convoqué par l’importance de l’événement lui-même. Celui-ci ne
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concerne absolument pas les seuls Athéniens ou Spartiates, ni même le peuple grec, mais se
propage progressivement aux Barbares et de là pour ainsi dire à presque tout le genre humain :
l’événement est singulier mais a une vocation universalisante. Ses effets dépassent de
beaucoup le cadre initial de sa production – de son « avènement ».
Repérer l’événement nécessite donc d’évacuer immédiatement l’anecdote (le quelconque
remarqué) comme l’actualité (le quelconque hic et nunc). Le « fait divers » n’est pas un
événement. Un discours de François Hollande non plus…
Il s’agit plus fondamentalement de se demander « ce que l’on appelle événement » au sens
propre, c’est-à-dire à quelles conditions se produit un changement remarquable, dont la
singularité atteste qu’il est irréductible à la série causale – ou au contexte – des événements
précédents.
Histoire des différentes approches historiques de « l’événement »
La recherche historique a contribué à défricher utilement les contours de cette problématique.
L’histoire « positiviste », exclusive jusqu’à la fin du XIX
e siècle, a fait de l’événement un jalon,
au moins symbolique, dans le récit du passé. Pendant longtemps, les naissances, les mariages
et les morts illustres, mais aussi les règnes, les batailles, les journées mémorables et autres
« jours qui ont ébranlé le monde » ont dominé la mémoire historique. Chronos s’imposait
naturellement en majesté.
Cette histoire « événementielle », qui a fait un retour en force académique à partir des années
1980 (3), conserve des vertus indéniables. Par sa recherche du fait historique concret,
« objectif » parce qu’avéré, elle rejette toute généralisation, toute explication théorique et donc
tout jugement de valeur. A l’image de la vie humaine (naissance, mariage, mort…), elle est un
récit : celui du temps qui s’écoule, dont l’issue est certes connue, mais qui laisse place à
l’imprévu. L’événement n’est pas seulement une « butte témoin » de la profondeur historique :
il est un révélateur et un catalyseur des forces qui font l’histoire.
Mais, reflet sans doute de notre volonté normative, cartésienne et quelque peu « ethno-
centrée », elle a tendu à scander les périodes historiques autour de ruptures nettes, et donc
artificielles : le transfert de l’Empire de Rome à Constantinople marquant la fin de l’Antiquité et
les débuts du Moyen Age, l’expédition américaine de Christophe Colomb inaugurant l’époque
moderne, la Révolution de 1789 ouvrant l’époque dite « contemporaine »… C’est l’âge d’or
des « 40 rois qui ont fait la France » et de l’espèce de continuum historique qui aurait relié
Vercingétorix à Gambetta.
Cette vision purement narrative est sévèrement remise en cause au sortir du XIXe siècle par
une série d’historiens, parmi lesquels Paul Lacombe (De l’histoire considérée comme une
science, Paris, 1894), François Simiand (« Méthode historique et science sociale », Revue de
Synthèse historique, 1903) et Henri Berr (L’Histoire traditionnelle et la Synthèse historique,
Paris, 1921).
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Ces nouveaux historiens contribuent à trois avancées majeures dans notre approche de
l’événement (4) :
1) Pour eux, le fait n’est pas un atome irréductible de réalité, mais un « objet construit » dont il
importe de connaître les règles de production. Ils ouvrent ainsi la voie à la critique des sources
qui va permettre une révision permanente de notre rapport au passé, et partant de là aux faits
eux-mêmes.
2) Autre avancée : l’unique, l’individuel, l’exceptionnel ne détient pas en soi un privilège de
réalité. Au contraire, seul le fait qui se répète, qui peut être mis en série et comparé peut faire
l’objet d’une analyse scientifique. Même si ce n’est pas le but de cette première « histoire
sérielle », c’est la porte ouverte à une vision « cyclique » de l’histoire dont vont notamment
s’emparer Spengler et Toynbee.
3) Enfin, ces historiens dénoncent l’emprise de la chronologie dans la mesure où elle conduit à
juxtaposer sans les expliquer, sans les hiérarchiser vraiment, les éléments d’un récit déroulé
de façon linéaire, causale, « biblique » – bref, sans épaisseur ni rythme propre. D’où le rejet de
l’histoire événementielle, c’est-à-dire fondamentalement de l’histoire politique (Simiand
dénonçant dès son article de 1903 « l’idole politique » aux côtés des idoles individuelle et
chronologique), qui ouvre la voie à une « nouvelle histoire » incarnée par l’Ecole des Annales.
Les Annales, donc, du nom de la célèbre revue fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc
Bloch, vont contribuer à renouveler en profondeur notre vision de l’histoire, notre rapport au
temps, et donc à l’événement.
Fondée sur le rejet parfois agressif de l’histoire politique, et promouvant une approche de
nature interdisciplinaire, cette école va mettre en valeur les autres événements qui sont autant
de clés de compréhension du passé. Elle s’attache autant à l’événementiel social,
l’événementiel économique et l’événementiel culturel. C’est une histoire à la fois « totale »,
parce que la totalité des faits constitutifs d’une civilisation doivent être abordés, et
anthropologique. Elle stipule que « le pouvoir n’est jamais tout à fait là où il s’annonce » (c’est-à-
dire exclusivement dans la sphère politique) et s’intéresse aux groupes et rapports sociaux,
aux structures économiques, aux gestes et aux mentalités. L’analyse de l’événement (sa
structure, ses mécanismes, ce qu’il intègre de signification sociale et symbolique) n’aurait
donc d’intérêt qu’en permettant d’approcher le fonctionnement d’une société au travers des
représentations partielles et déformées qu’elle produit d’elle-même.
Par croisement de l’histoire avec les autres sciences sociales (la sociologie, l’ethnographie,
l’anthropologie en particulier), qui privilégient généralement le quotidien et la répétition rituelle
plutôt que les fêlures ou les ruptures, l’événement se définit ainsi, aussi, par les séries au sein
desquelles il s’inscrit. Le constat de l’irruption spectaculaire de l’événement ne suffit pas: il
faut en construire le sens, lui apporter une « valeur ajoutée » d’intelligibilité
(5).
L’influence marxiste est évidemment dominante dans cette mouvance, surtout à partir de
1946 : c’est la seconde génération des Annales, avec Fernand Braudel comme figure de
proue, auteur en 1967 du très révélateur Vie matérielle et capitalisme.
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Déjà, la thèse de Braudel publiée en 1949 (La Méditerranée et le monde méditerranéen à
l’époque de Philippe II) introduisait la notion des « trois temps de l’histoire », à savoir :
1) Un temps quasi structural, c’est-à-dire presque « hors du temps », qui est celui où
s’organisent les rapports de l’homme et du milieu ;
2) Un temps animé de longs mouvements rythmés, qui est celui des économies et des
sociétés ;
3) Le temps de l’événement enfin, ce temps court qui ne constituerait qu’« une agitation de
surface » dans la mesure où il ne fait sens que par rapport à la dialectique des temps profonds.
Dans son article fondateur sur la « longue durée », publié en 1958, Braudel explique le double
avantage de raisonner à l’aune du temps long :
l’avantage du point de vue, de l’analyse (il permet une meilleure observation des
phénomènes massifs, donc significatifs) ;
l’avantage de la méthode (il permet le nécessaire dialogue – la « fertilisation croisée » –
entre les différentes sciences humaines).
Malgré ses avancées fécondes, ce qui deviendra la « nouvelle histoire » (l’histoire des
mentalités et donc des représentations collectives, avec une troisième génération animée par
Jacques Le Goff et Pierre Nora en particulier) a finalement achoppé :
par sa rigidité idéologique (la construction de modèles, l’identification de continuités
prévalant sur l’analyse du changement – y compris social) ;
et sur la pensée du contemporain, de l’histoire contemporaine (par rejet initial,
dogmatique, de l’histoire politique).
Pierre Nora est pourtant obligé de reconnaître, au milieu des années 1970, « le retour de
l’événement », qu’il analyse de façon défensive comme suit : « L’histoire contemporaine a vu
mourir l’événement ‘naturel’ où l’on pouvait idéalement troquer une information contre un fait
de réalité ; nous sommes entrés dans le règne de l’inflation événementielle et il nous faut, tant
bien que mal, intégrer cette inflation dans le tissu de nos existences quotidiennes. » (« Faire de
l’histoire », 1974).
Nous y sommes.
L’approche morphologique : Spengler et Toynbee
Parallèlement à la « nouvelle histoire », une autre approche a tendu à réhabiliter, au XXe siècle,
la valeur « articulatoire » de l’événement – et donc les hommes qui le font. Ce sont les auteurs
de ce qu’il est convenu d’appeler les « morphologies historiques » : Toynbee et bien sûr
Spengler.
L’idée générale est de déduire les lois historiques de la comparaison de phénomènes
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