Ces nouveaux historiens contribuent à trois avancées majeures dans notre approche de
l’événement (4) :
1) Pour eux, le fait n’est pas un atome irréductible de réalité, mais un « objet construit » dont il
importe de connaître les règles de production. Ils ouvrent ainsi la voie à la critique des sources
qui va permettre une révision permanente de notre rapport au passé, et partant de là aux faits
eux-mêmes.
2) Autre avancée : l’unique, l’individuel, l’exceptionnel ne détient pas en soi un privilège de
réalité. Au contraire, seul le fait qui se répète, qui peut être mis en série et comparé peut faire
l’objet d’une analyse scientifique. Même si ce n’est pas le but de cette première « histoire
sérielle », c’est la porte ouverte à une vision « cyclique » de l’histoire dont vont notamment
s’emparer Spengler et Toynbee.
3) Enfin, ces historiens dénoncent l’emprise de la chronologie dans la mesure où elle conduit à
juxtaposer sans les expliquer, sans les hiérarchiser vraiment, les éléments d’un récit déroulé
de façon linéaire, causale, « biblique » – bref, sans épaisseur ni rythme propre. D’où le rejet de
l’histoire événementielle, c’est-à-dire fondamentalement de l’histoire politique (Simiand
dénonçant dès son article de 1903 « l’idole politique » aux côtés des idoles individuelle et
chronologique), qui ouvre la voie à une « nouvelle histoire » incarnée par l’Ecole des Annales.
Les Annales, donc, du nom de la célèbre revue fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc
Bloch, vont contribuer à renouveler en profondeur notre vision de l’histoire, notre rapport au
temps, et donc à l’événement.
Fondée sur le rejet parfois agressif de l’histoire politique, et promouvant une approche de
nature interdisciplinaire, cette école va mettre en valeur les autres événements qui sont autant
de clés de compréhension du passé. Elle s’attache autant à l’événementiel social,
l’événementiel économique et l’événementiel culturel. C’est une histoire à la fois « totale »,
parce que la totalité des faits constitutifs d’une civilisation doivent être abordés, et
anthropologique. Elle stipule que « le pouvoir n’est jamais tout à fait là où il s’annonce » (c’est-à-
dire exclusivement dans la sphère politique) et s’intéresse aux groupes et rapports sociaux,
aux structures économiques, aux gestes et aux mentalités. L’analyse de l’événement (sa
structure, ses mécanismes, ce qu’il intègre de signification sociale et symbolique) n’aurait
donc d’intérêt qu’en permettant d’approcher le fonctionnement d’une société au travers des
représentations partielles et déformées qu’elle produit d’elle-même.
Par croisement de l’histoire avec les autres sciences sociales (la sociologie, l’ethnographie,
l’anthropologie en particulier), qui privilégient généralement le quotidien et la répétition rituelle
plutôt que les fêlures ou les ruptures, l’événement se définit ainsi, aussi, par les séries au sein
desquelles il s’inscrit. Le constat de l’irruption spectaculaire de l’événement ne suffit pas: il
faut en construire le sens, lui apporter une « valeur ajoutée » d’intelligibilité
(5).
L’influence marxiste est évidemment dominante dans cette mouvance, surtout à partir de
1946 : c’est la seconde génération des Annales, avec Fernand Braudel comme figure de
proue, auteur en 1967 du très révélateur Vie matérielle et capitalisme.
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