Document de travail de
l’IIEDH N° 20
Les droits, libertés et responsabilités
économiques : une place encore à
définir dans l’équilibre des libertés
fondamentales
Série : « Economie et droits humains »
Complémentarité ou
concurrence entre les
libertés économiques ?
version du 19 novembre 2011
Patrice Meyer-Bisch
DT20. Série éthique économique…………… ……………………………………………… ……Les droits, libertés et responsabilités économiques 2
Thématique et argument .......................................................................................................................................................... 3
1.Quelques raisons à l’oubli des droits économiques ............................................................................................................. 5
1.1.L’esquive des personnes et de leurs interdépendances par des mécanismes ............................................................. 5
1.2.L’approche basée sur les droits de l'homme en développement (ABDH) n’est pas encore déployée ......................... 6
1.3.Le rapport entre droits, libertés et responsabilités ......................................................................................................... 7
1.4.Sujets individuels et responsabilités collectives ............................................................................................................ 8
1.5.Les « droits à » et les « droits du » ................................................................................................................................ 8
2.Situation des libertés économiques dans les droits humains ............................................................................................... 9
2.1.Les libertés économiques actuellement reconnues ....................................................................................................... 9
2.2.Qu’en est-il des autres droits « économiques et sociaux » ? ...................................................................................... 10
2.3.Les dimensions économiques des autres droits de l'homme ...................................................................................... 10
3.Les droits au travail et à la propriété: lieux de rencontre des libertés ................................................................................ 11
3.1.Le droit au travail au principe des libertés de coopérer et d’entreprendre .................................................................. 12
3.2.La propriété : rencontre ou exclusion ? ........................................................................................................................ 15
3.3.Situation particulière du droit au crédit et à l’assurance .............................................................................................. 18
3.4.Trois conditions à l’exercice de toute liberté économique : formation, information et non discrimination .................. 19
4.Comment les libertés se développent : la valorisation mutuelle ........................................................................................ 22
4.1.La factorisation des libertés .......................................................................................................................................... 22
4.2.La boucle des capacités entre liberté et capital ........................................................................................................... 22
4.3.Chaque droit humain est conducteur de capacités ..................................................................................................... 24
4.4.L’investissement socialement responsable .................................................................................................................. 25
4.5.La corruption ou la destruction des libertés ................................................................................................................. 26
5.Concurrence et coopération, ou l’éthique de la réciprocité ................................................................................................ 28
Libertés économiques et pauvretés ....................................................................................................................................... 31
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DT
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Thématiqueetargument
Le programme de ce séminaire d’éthique économique a permis de continuer à explorer les liens entre capacités et libertés, notamment
l’importance des combinaisons de capacités pour le développement des libertés réelles.1 Il s’agit à présent d’élucider la nature et les
conditions d’exercice des libertés économiques, comprises en tant que libertés fondamentales en interdépendance entre elles et avec
les autres libertés : civiles, culturelles, sociales, politiques, dans l’ensemble du système des libertés et droits fondamentaux. Comment
se conjuguent concurrence et complémentarité entre les personnes et entre les diverses formes de libertés ?
Objectif. Pourquoi, en droits de l'homme, les libertés économiques sont encore fondues dans le groupe indistinct des « droits
économiques, sociaux et culturels » au lieu d’apparaître avec des spécificités définies ? Pourquoi sont-elles le plus souvent invoquées
pour défendre des privilèges et moins pour protéger celles et ceux qui, précisément, en manquent et sont pratiquement exclus des
relations économiques ?
Angle d’approche. La question de la concurrence entre les libertés des uns et des autres – les limites aux libertés de chacun – est
classique et concerne toutes les libertés ; mais elle revêt pour les libertés économiques un sens plus crucial, car il s’agit du fondement
même de l’éthique de la concurrence et de la coopération. Isolé, le principe de concurrence tord les logiques de marché dans le sens
exclusif de la lutte économique, avec les gaspillages qui y sont associés. Le principe de concurrence a donc besoin d’être complété par
l’autre principe fondateur du marché, moins bien thématisé aujourd’hui, sans lequel il n’y a pas d’échange libre : le principe de
coopération. Ce dernier peut se lire classiquement dans la division des tâches et des métiers ainsi que dans la collaboration nécessaire
à la réalisation des biens collectifs. Mais de façon générale, toute activité économique implique collaboration et complémentarité dans
l’échange, qu’il s’agisse de production ou de commercialisation.
De façon plus générale, il s’agit de faire l’analyse de l’équilibre des libertés.
L’argument consiste à considérer les libertés comme des capacités qui ne peuvent être comprises que dans un « système de libertés ».
Cela signifie qu’une liberté ne s’analyse pas toute seule, mais dans une relation d’équilibre ou de valorisation avec d’autres libertés, qui
implique opposition de concurrence et /ou de coopération. Ainsi pour toute activité humaine on devrait pouvoir, en principe, faire un
« bilan » (bilancio = balance) des libertés. Deux types de balances sont nécessaires :
1 Voir les deux Documents de Travail précédents en ligne sur notre site : L’économie politique des services financiers (DT17, février 2010) ; Activité
bancaire et territorialité (DT18, octobre 2010). La synthèse présente est élaborée à partir d’une note d’introduction enrichie par les interventions des
invités lors des différentes séances, ainsi que par les questionnements des étudiants et le support de David Vetterli, assistant. Qu’ils soient tous
remerciés. Les apports spécifiques sont mentionnés dans le cours du document.
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Entre toutes les libertés, d’une personne ou d’une collectivité
Entre les libertés de tous.
Le propre d’une « approche basée sur les droits de l'homme » (ABDH) est d’évaluer la légitimité de toute situation à la lumière crue de
l’effectivité de chacun des droits humains incluant libertés et responsabilités correspondantes, dans les domaines civil, culturel,
écologique, économique, politique et social.
Les libertés économiques, quant à elles, ne sauraient être prétextes à toute déréglementation : ce sont des droits, libertés et
responsabilités qui impliquent la meilleure connaissance possible des interdépendances. On peut alors parler d’une « bonne économie
des libertés » ou d’une optimisation de leur cohérence.
Mon hypothèse est que si l’économie est bien une discipline des interdépendances et de la réciprocité, la clarification de la
nature des libertés économiques et des dimensions économiques des autres libertés, permet d’améliorer de façon décisive
notre compréhension de l’indivisibilité et de l’interdépendance de toutes les libertés et droits fondamentaux. Entre
concurrence et coopération, nous chercherons si le lien, l’objectif commun, n’est pas la réciprocité dans l’exercice des
libertés.
Mais, accepter que les libertés puissent être patiemment développées pour tous dans un système démocratique, qu’une économie
libérale n’ait de cohérence que dans une mocratie (une démocratie est forcément libérale, puisque c’est le régime qui se fonde sur les
libertés comme moyens et comme buts), c’est reconnaître que peuvent et doivent exister des valeurs objectives très exigeantes
constituant un seuil d’objectivité avant le débat partisan.
Déroulement
Quelles sont les raisons de ce manque d’analyse des libertés économiques ? Les décideurs, mais parfois aussi les théoriciens ne
développent-ils pas des stratégies d’esquive pour éviter ce progrès dans le lien exigeant entre économie libérale et démocratie ? Il
convient de clarifier quelques obstacles généraux qui font un écran entre le milieu de l’économie et celui des droits humains (1). Du côté
des droits humains, il est assez aisé de faire un point rapide sur la situation des libertés économiques (2), avant de focaliser l’analyse
sur les deux droits spécifiques, travail et propriété, en posant la question du droit au crédit et à l’assurance (3). L’investissement
socialement responsable peut alors être défini comme une des pratiques de valorisation des libertés, à l’inverse des dévalorisations que
la corruption entraîne (4). L’hypothèse peut alors être posée (5) : concurrence et coopération trouvent leur équilibre dans une économie
de réciprocité, son principe éthique fondamental.
En point d’orgue, pourquoi a-t-on tant de mal de penser les libertés économiques des plus pauvres au cœur de leur dignité et de leur
développement ?
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1. Quelques raisons à l’oubli des droits économiques
1.1. L’esquive des personnes et de leurs interdépendances par des mécanismes
La définition de ces droits est politiquement très sensible et entachée d’a priori idéologiques. Pourquoi l’oubli des droits économiques
dans les « droits économiques, sociaux et culturels » (DESC) ? Pourquoi le manque de définition de ces droits en termes de libertés
dans le système des droits de l'homme ? Pourquoi, en particulier, le droit à la propriété n’arrive-t-il pas encore à émerger dans sa
complexité économique et politique liant les dimensions privées et publiques, individuelles et collectives ?
L’hypothèse est que ce serait trop efficace. Nous constatons en effet des stratégies d’esquive face à des droits, des libertés et des
responsabilités qui obligent à :
considérer toute personne humaine, y compris si elle est pauvre, en tant que sujet de droit capable, ce qui a contrario revient à
considérer à quel point la gestion des institutions a tendance à effacer les personnes ;
réévaluer les cloisonnements institutionnels et à considérer à quel point la gestion des institutions a tendance à minimiser les
gaspillages provoqués par la segmentation des ressources.
Le politique tend à fuir une perspective qui l’amènerait à penser que :
l’homme pauvre n’est pas simplement celui qui n’a rien ou pas grand chose, mais celui qu’on empêche d’être libre et de
développer ce qu’il est et ce qu’il a ;
que les libertés des uns dépendent des libertés des autres, de sorte que celles et ceux qui abusent de leurs libertés nuisent à
celles des autres.
Pour une « économie libérale », ce constat ressemble plutôt à une révolution. Pourtant les liens entre économie libérale et démocratie
obligent à penser les liens de cohérence entre libertés et bien commun.
Beaucoup de concepts sont forgés comme des stratégies d’esquive et sont utilisables comme autant de slogans:
la croissance qui oublie les limites de ses milieux (impliquant décroissances et destructions) et se présente comme univoque
au lieu de s’intégrer dans des équilibres ;
la transparence qui oublie ses limites de légitimité (secret professionnel et obligations de réserve) et se présente comme
univoque au lieu de s’intégrer dans un droit à une information adéquate ;
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