Avant-propos

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Sommaire
Avant propos ............................................................ 13
I.
Eden ................................................................... 23
II.
Moïse .................................................................. 37
III. Je serai ................................................................ 49
IV. Faces et intérieurs ............................................ 61
V.
Sanctuaire .......................................................... 73
VI. En, pas avec ...................................................... 85
VII. Parole 1, Parole 2 .............................................. 95
VIII. Tu aimeras ....................................................... 109
IX. Parole 5 ............................................................ 123
X.
Singulier mais pluriel .................................... 133
XI. Unité, pas unicité ........................................... 143
XII. Quatre lettres .................................................. 149
De l’intériorité ......................................................... 159
Remerciements ....................................................... 165
À Victor Gérakov
Qu’est-ce que le confort ?
C’est s’installer dans une réponse.
Edmond Jabès
Un Juif s’étant déclaré athée, des amis lui
conseillent de s’en entretenir avec un certain rabbin
Cohen, lui aussi dans le même cas, du moins à ce qui
se dit. Les deux hommes se rencontrent. La conversation ne démarre pas facilement.
– Il paraît, Monsieur le rabbin, que vous êtes athée…
– Oui, et alors ?
– Eh bien, ce n’est pas banal…
– Certes… De quoi voulez-vous que nous nous
parlions ?
L’homme ne sait que répondre.
– Des cinq livres de Moïse, la Torah, encore appelée
Pentateuque ?
– Impossible, je connais à peine ce texte… Je l’ai
vaguement parcouru mais mon athéisme ne m’a
jamais incité à lire la Bible.
– Peut-être alors pourrions-nous échanger sur le
Talmud et sur ses enseignements ?
– Je n’y connais rien !
– Bien, bien, mais vous possédez au moins les
rudiments de la Kabbale ?
– Ce n’est pas possible, vous le faites exprès !
– Cher ami, conclut le rabbin sans malveillance,
vous n’êtes pas athée. Vous êtes ignorant.
Avant-propos
La Bible hébraïque n’est pas seulement le texte
fondateur des plus grandes religions monothéistes,
pen­
c’est aussi un ouvrage qui se laisse lire indé­
damment de toute croyance et de toute piété. Telle
est l’approche développée ici : elle discerne, dans ce
chef-d’œuvre, l’exposé d’un débat propre à chaque
femme et à chaque homme plutôt qu’un modèle
d’organisation sociale requérant une divinité transcendante et régulatrice ; elle s’appuie sur une lecture
fidèle du texte, non sur un rejet a priori de sa dimension religieuse ; elle exprime une vision positive,
confiante avant tout en l’être humain, où celui-ci
entre en combat avec lui-même pour se libérer. En un
mot, elle propose de mettre en évidence, dans ce qu’il
est convenu d’appeler l’Ancien Testament, la construction d’une éthique de l’intériorité. D’où son titre.
Suivant cette logique, l’homme se retrouve seul
face à lui-même. S’il refuse cette confrontation, il
renonce à la liberté qu’il aurait pu conquérir en
s’explo­rant. S’il l’accepte, il plonge au cœur de sa
propre diversité pour y rencontrer immédiatement
non seulement un étranger mais aussi l’étrangéité qui
réside en lui. C’est ce face-à-face – pluriel – avec soi
qu’à mon sens le texte biblique invite à promouvoir.
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la loi intérieure
Si la Bible hébraïque est donnée pour origine du
judaïsme, du christianisme et de l’islam, par ordre
respectif d’apparition sur la scène universelle, il est
admis que l’invention du monothéisme ressortit, sans
équivoque possible, à la religion juive. Celle-ci d’ailleurs la revendique, même si les érudits estiment que
cette position ne s’est affirmée que progressivement,
après une période initiale d’hénothéisme, c’est-à-dire
d’adoration d’une idole unique. Le christianisme et
l’islam ne le nient pas, en dépit des distances qu’ils
se sont efforcés d’établir avec leur matrice commune.
Cependant, au sein du judaïsme existe une tradition
où s’affirme une pensée qui s’éloigne de la religion1.
Héritiers du xviiie siècle et de ses Lumières, mais aussi
du mouvement intellectuel qu’enclencha au xiie siècle
le talmudiste, philosophe, savant et médecin Maïmonide,
nous pouvons aborder le texte biblique comme un livre
de philosophie, avant même de l’envisager sous l’angle
de sa variante religieuse. C’est dans cette perspective
que je m’exprime ici en étudiant quelques passages
clés du Pentateuque – les cinq livres de Moïse.
Celui qui veut pénétrer dans le monde biblique
rencontre immédiatement une difficulté majeure : il
lui faut accéder à la version hébraïque du texte. Certes,
on dispose aujourd’hui de nombreuses traductions,
certaines de bonne qualité, d’autres moins convaincantes. Quelle que soit cependant la langue d’arrivée­,
1. Peut-être cela permet-il d’admettre plus aisément qu’un
juif se déclare athée, ce qui dans toute autre religion serait
contradictoire.
Avant-propos
elles opèrent des choix plus ou moins heureux dès
que surviennent des passages délicats, plus ou
moins obscurs, plus ou moins denses, plus ou moins
ambigus. Cela conduit d’aucuns à estimer que toute
traduction étant trahison, suivant le dicton italien
bien connu, il n’est ni nécessaire ni utile de se livrer
à une entreprise vouée à l’échec. Je pense pour ma
part qu’il faut aller au plus près du texte, non pour
en offrir une bonne traduction, mais pour creuser le
questionnement auquel il introduit.
Ceux qui ne connaissent pas l’hébreu me sauront
gré d’apporter certaines précisions. Ils ne m’en
voudront pas, j’espère, des quelques parenthèses
grammaticales indispensables auxquelles je me livre
de temps à autre, assez brièvement d’ailleurs. Quant
aux hébraïsants, ils pourront ainsi vérifier mes dires.
Eux savent que l’hébreu biblique ne rend pas les
choses faciles. Pour au moins trois raisons.
D’abord, nombreux sont les cas où le sens d’une
phrase comme d’un terme dépend d’infimes détails
grammaticaux. Ce genre de difficulté n’est pas rare.
Je ne manquerai pas de le signaler chaque fois. La
plupart du temps, certes, les versets de la Torah sont
traduits d’une façon qui ne soulève guère de difficultés, notamment ceux – ils abondent – qui sont principalement d’ordre narratif. Il reste que, dans certains
cas, ces détails, ignorés ou inaperçus, engendrent des
variations importantes du sens attribué à un verset. De
telles fluctuations, à des moments cruciaux, peuvent
changer du tout au tout la vision – ce que l’allemand
désigne par le terme plus ample de weltanschauung –
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la loi intérieure
qui leur est attachée. Il y a là une sorte d’effet papillon
sémantique, par lequel un faible décalage dans
la formulation initiale entraîne des conséquences
éthiques ou philosophiques parfois considérables.
Ensuite, l’hébreu biblique est une langue fort
ancienne, ramassée, compacte, essentiellement
construite avec des consonnes, qui n’a pas utilisé de
voyelles pendant des milliers d’années. C’est l’usage
qui détermine la vocalisation. D’ailleurs, même redevenue langue vivante parlée dans l’État d’Israël­
,
l’hébreu au quotidien se passe parfaitement de
voyelles. Un coup d’œil à un journal israélien vous
en convaincra aisément. Je précise néanmoins qu’il
existe de treize à quinze voyelles en hébreu, selon
les grammairiens, à partir des sons a, é, è, i, o et ou,
avec des variétés d’accents pour chacune d’entre
elles, plus ou moins longues suivant la prononciation
– trois formes de « a », par exemple. Celles-ci sont
généralement disposées sous les consonnes pour les
vocaliser2. Pendant des millénaires, la prononciation
était fixée oralement. Il fallut attendre les viie-xe siècles
de l’ère chrétienne pour que les signes écrits figurant
les voyelles soient arrêtés par des érudits connus sous
le nom de Massorètes. Fut ainsi réalisée en Palestine
et en Babylonie la stabilisation définitive des livres
bibliques. Dans l’examen de quelques passages
essentiels du Pentateuque, nous verrons à quel point
2. Ainsi deux points verticaux sous une lettre donnent é, trois
points disposés en triangle l’e muet, un point sous la lettre
indique le son i, un point au dessus le son o, etc.
Avant-propos
ces choix, marqués au sceau du religieux, méritent
d’être explorés dans un sens plus large. L’idée ne sera
pas de militer pour une juste signification, de toute
manière illusoire, mais d’ouvrir l’inter­
pré­
ta­
tion à
partir d’une lecture attentive. Trouver, au cœur même
du texte, ce qui permet de ne pas se laisser enfermer
dans une seule conception. Montrer que la vision religieuse n’est pas la seule possible.
Comme les formulations bibliques véhiculent
fréquemment plusieurs sens, il faudra s’interroger
sur cette diversité plutôt que de se cantonner à une
lecture reçue, le plus souvent réductrice. D’ailleurs,
la langue hébraïque, par sa construction même, par
les parentés qu’elle établit entre des mots d’apparence éloignés, par la symbolique attachée à tel ou
tel terme impose pour ainsi dire naturellement le
commentaire. Pas uniquement celui qui s’inscrit à
l’intérieur d’un cadre déterminé mais également
celui qui interroge le cadre lui-même.
Enfin, comme dans d’autres langues sémitiques,
des racines verbales de trois consonnes constituent
les éléments de base de l’hébreu. Ces trios forment les
branches mères d’un arbre sur lequel viennent pousser
nombre de termes apparentés. Cela entraîne des similitudes, des rapprochements ou des ambivalences qui
créent des confusions. Mais cela induit pour la même
raison des exégèses passionnantes, des interprétations
ou midrachîm3 souvent splendides, subtils, poétiques.
3. Le îm final est le signe du masculin pluriel en hébreu. L’accent­
circonflexe sur le i de midrachîm indique un i long.
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la loi intérieure
Un peu comme si en français on écrivait le mot
« après » seulement avec ses consonnes. Cela donnerait prs. Ces trois lettres ouvriraient sur beaucoup de
mots fort différents, susceptibles de rapprochements,
symboliques ou non : épars, paris, épris, après, épures,
prise, pures, épurés, épurées, apeurés, apeurées, purées,
aporie, pairs, paires, parias, pires, etc. Considérez
encore, autre exemple, le mot « désert ». Enlevez-lui
ses voyelles, vous obtenez dsrt. On pourra lire aussi
« disert », mot employé pour désigner un orateur
qui s’exprime facilement, ou encore « désirât », troisième personne de l’imparfait du subjonctif du verbe
« désirer ». Impossible cependant de se tromper : qui
soutiendra que l’on peut conduire un troupeau dans
le « disert » ou au-delà du « désirât » ! Cela n’aurait
aucun sens. Le mot « désert » s’imposerait, comme
cela semble être le cas dans le texte biblique, au
moment où Moïse découvre le buisson-ardent. Tout
change si le mot « désert » et la conjugaison du verbe
« parler » sont construits avec les mêmes lettres exactement, comme c’est le cas en hébreu. J’y reviendrai.
Cela dit, ce genre d’analyse ne doit pas prêter à
confusion. Il ne suffit pas que deux mots possèdent en
commun une ou deux consonnes pour qu’ils appartiennent automatiquement à la même famille. Certains
exégètes développent leur pensée à partir d’homophonies certes parfois étonnantes mais peu convaincantes.
Prenons l’exemple de Sinaï et de Sin’ah. Le premier
est la fameuse montagne, le second signifie « haine ».
Des commentateurs vont jusqu’à penser que le nom
Avant-propos
même de « Sinaï » porte en lui le germe de la haine4,
ce qui pourrait être à l’origine de l’antisémitisme,
le premier inspirant la seconde. Ce rapprochement
est pour le moins surprenant. Hormis la proximité
phonique, les deux mots n’ont rien de commun, sauf
une lettre : Sinaï s’écrit samer, noun, hé (s, n, h) et Sin’ah
shin, noun, aleph (s, n, aleph). De notre point de vue,
n’ayant pas de racine commune, ils n’ont rien à voir
l’un avec l’autre. Plus généralement, il faut toujours
faire le départ entre le travail d’interprétation proche
du texte et la divagation poétique, même splendide
ou empreinte d’humour, fut-il noir. La psychanalyse
nous apprend à ne pas rejeter ce genre de cheminement
mais aussi à ne pas le transformer en vérité. Là comme
souvent, l’hypothèse doit rester hypothèse. Pour ma
part, et sans aucune condamnation d’une position différente, je m’en tiendrai, dans chacune de mes analyses, à
la règle stricte des trois consonnes.
En ce qui concerne les oscillations sémantiques,
elles peuvent donc provenir d’un terme qui fluctue
en fonction de ses occurrences dans l’ensemble des
livres ou du contexte dans lequel il baigne. Une troisième cause est également possible : les dispositions
mentales de celui qui les lit. Il n’est pas exclu, comme
je m’efforcerai de le montrer, que certaines interprétations proviennent d’un a priori ancré dans la tête
d’un lecteur qui se fait interprète en même temps que
4. C’est notamment le cas d’Elie Munk, dans La Voix de la Torah,
où il signale que le Talmud lui-même accrédite cette idée dans le
Traité Chabbate (89b), 1992, p. 201.
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traducteur, plus ou moins consciemment. Cela n’est
pas neutre dans la manière de rendre tel ou tel verset,
d’infléchir son sens dans une direction plutôt que dans
une autre. Celui que la religion a pétri et celui qui au
contraire veut se libérer de cette emprise ne liront pas la
même phrase de façon identique, pour peu qu’il existe
un minimum de jeu, si j’ose dire, dans la formulation.
Cette situation se présente pour un certain nombre
de points délicats du Pentateuque, lesquels offrent
par conséquent un intérêt de première importance.
Ce sont eux qui sont explorés au cours de ce livre. Je
ne les examine pas tous, seulement certains parmi les
plus significatifs. Ceux qui, en tout cas, contribuent
largement à dessiner les contours du socle plus ou moins
visible de l’éthique occidentale. Une grande partie
de celui-ci se trouve dans le judaïsme comme philosophie, ce qu’on pourrait appeler « l’hébraïsme »5.
5. Écartons immédiatement un malentendu. La Genèse (14/13)
souligne que l’appellation « Hébreu » est attribuée pour la
première fois à Abram, avant que celui-ci ne devienne Abraham.
À l’époque du roi Saül, mort en 1007 avant notre ère, « Hébreux »
et « Israël » étaient des termes équivalents. Il est facile de s’en
convaincre en consultant Samuel (13/3-7). Jérémie quant à lui, au
viie siècle avant J.-C., révèle que le terme « Hébreu » était alors
équivalent à « Juif » (34/8-9, 13, 14). Plus tard, les auteurs grecs
et romains laissèrent tomber le mot « Israélites » pour utiliser
tantôt « Hébreux » tantôt « Juifs ». À la mort de Salomon, en
931 avant J.-C., un schisme éclate : dix tribus forment au nord le
nouveau royaume d’Israël, tandis que les deux tribus de Juda et
de Benjamin donnent naissance au royaume de Juda. Jérusalem
devient leur capitale. Après la victoire sur Israël du roi babylonien Nabuchodonosor, lequel détruit la ville en 586, puis l’exil à
Babylone de l’immense majorité des habitants, l’habitude s’installa de désigner par « Israël » le royaume survivant de Juda.
Avant-propos
Cela me conduit à étudier la façon dont s’affirme
dans la Bible la conscience de soi, couplée au principe de la responsabilité individuelle (chapitres i à v)
avant d’aborder la relation avec autrui et les déterminants de la reconnaissance mutuelle (chapitres vi
à ix). La question plus difficile du tétragramme,
YHWH, décisif pour donner pleinement son sens à la
notion de personne dans son rapport avec les autres,
clôt la réflexion (chapitres x à xii).
Je n’ai pas opté pour une présentation purement
démonstrative, qui ne correspondait pas à mon souci
de conserver la pluralité des sens que comporte le
texte biblique. Mon livre emprunte plutôt à une
forme musicale, le thème à variations. La règle en la
matière est d’exposer un air dont la structure harmonique conditionne celle des pièces qui le suivent. Une
cellule rythmique est déclinée, modulée, diversifiée.
Pour ainsi dire commentée. Les chapitres de ce livre
sont conçus comme un ensemble de douze variations
sur le thème de l’intériorité.
Dans chacun d’entre eux, je me préoccupe des
enjeux liés à des énoncés, non d’une hypothétique
vérité. Il n’est donc nullement question de fonder
mon point de vue à partir d’une critique de la religion. Je propose une lecture dépourvue de toute référence religieuse, mais je ne prétends pas qu’elle est
la seule possible. Aussi paradoxal que cela puisse
paraître, athéisme et monothéisme se présentent
Ses ressortissants furent dénommés « Israélites » – d’Israël – ou
« Juifs » – de Yéhoudah.
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à moi comme les deux faces d’une même pensée.
D’une certaine manière, c’est réjouissant : si se tenir à
distance de toute religion devait entraîner le rejet de
la Bible hébraïque, il faudrait se résigner à l’ignorance
d’un des plus grands chef-d’œuvre de la littérature.
Ce serait d’autant plus désolant qu’il n’est pas nécessaire de croire en quoi que ce soit pour le fréquenter.
Avec la conviction qu’interpréter ne consiste pas à
répondre mais à poursuivre le questionnement, mon
projet consiste en ceci : inviter le lecteur à découvrir autrement la Bible. Il pourra ainsi décider si lui
convient ma position d’y voir un ouvrage de philosophie morale.
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