In t r o d u c t I o n
La m a t u r a t I o n du n e h I s t o r I o g r a p h I e
Quelques pistes de réexion seront ici suivies pour « situer » cet
ouvrage collectif dans son contexte historiographique. Aujourd’hui appa-
remment banale, létude de lempire pendant la Seconde Guerre mondiale a
constitué un réel enjeu historique, et quelques ls dAriane seront démêlés
pour nous guider ensuite à travers les deux parties de ce livre.
L’e m p I r e p e n d a n t L a se c o n d e gu e r r e m o n d I a L e , u n s u j e t m é c o n n u 1 ?
Si la thèse de Marc Michel avait permis dès 1982 de mesurer le rôle
des Africains pendant la Grande Guerre2, l’histoire de lempire pendant la
Seconde Guerre mondiale constitue un sujet important et pourtant jusquà
présent peu traité. Il est remarquable de noter que les études en histoire
économique aussi bien quen histoire générale de la France au x x e siècle, en
ce qui concernait loutre-mer, avaient lhabitude de sauter allègrement par-
dessus la période ; elles allaient jusquen 1939, puis reprenaient leur cit en
1945 comme si de rien nétait. La phase de l’État français vichyssois était
comme effacée, dla réexion de lhistorien américain Robert Paxton en
1972 : il signalait en conclusion de son ouvrage pionnier que les colonies
constituaient encore « un thème négligé dans l’histoire de Vichy3 ». Les
ouvrages récents de synthèse sur l’histoire coloniale4 ont souvent sauté,
1. Cette section doit beaucoup à la contribution de Catherine Coquery-Vidrovitch.
2. Mi c h e l Marc, Les Africains et la Grande Guerre. Lappel à l’Afrique (1914-1918), Paris,
Karthala, 2003 (rééd.).
3. Pa x t o n Robert, La France de Vichy. 1940-1944, Paris, Le Seuil, 1999 (éd. originale 1972),
p. 365.
4. Par exemple Ru s c i o Alain, Le Credo de l’Homme blanc, Bruxelles, Complexe, 2002 ;
Ma n c e R o n Gilles, Marianne et les colonies, Paris, La Découverte, 2003.
12 Les entreprises et l’outre-mer français pendant la Seconde Guerre mondiale
sans crier gare, de lexposition coloniale de 1931 et du Front populaire
(1936) à la conférence de Brazzaville en 1944. Naguère, Raoul Girardet5 et
Jacques Marseille6 ne rent quefeurer la période ; dans lHistoire colo-
niale de la France en deux volumes, Charles-Robert Ageron7 consacre
seulement une trentaine de pages au régime de Vichy sur les deux cent
cinquante relatives aux années 1939-1956 ; seul André Nouschi aborde de
front sa politique coloniale8. Un silence identique peut être constaté dans la
plupart des manuels concernant l’histoire de lAfrique francophone ; dans
Afrique noire. Histoire et civilisations9, seulement six à sept pages (sur
plus de quatre cents) évoquent la période. La Seconde Guerre mondiale fut
certes introduite dans LAfrique au x x e siècle d’Hélène d’Almeida-Topor10,
mais elle demeure escamotée pour les thèmes économiques dans louvrage
pourtant consacà la question, LEurope et l’Afrique, un siècle d’échan-
ges économiques11 ; le même constat peut être établi à propos des histoi-
res franco-françaises de limmigration : ainsi, Gérard Noiriel12 sarrête en
1939 et reprend en 1944.
La raison d’une telle abstention dans ces syntses a longtemps
été labsence d’études spéciques sur la question. Les anes 1990-1996
semblent constituer un tournant signicatif, et font l’objet de chapitres
d’ouvrages13 et de deux articles14, et surtout du premier livre français
sur la période, publié en 1996, de Catherine Akpo-Vaché sur l’histoire
politique de lAfrique occidentale française (AOF) dans la Seconde
5. Gi R a R d e t Raoul, L’Idée coloniale en France, de 1871 à 1962, Paris, La Table ronde,
1972, p. 195-199.
6. Ma R s e i l l e Jacques, Empire colonial et capitalisme fraais, histoire d’un divorce,
Paris, Albin Michel, 1984 (rééd. 2005).
7. aG e R o n Charles-Robert, Histoire coloniale de la France, Paris, Armand Colin, 1990.
8. no u s c h i And, Les Armes retoures, colonisation et colonisation françaises, Paris,
Belin, 2005.
9. Mb o k o l o Elikia, Afrique noire. Histoire et civilisations, Paris, Hatier, 1992.
10. d’a l M e i d a -to P o R Hélène, LAfrique au x x e siècle, Paris, Armand Colin, 1993.
11. d’a l M e i d a -to P o R Hélène et la k R o u M Monique, L’Europe et l’Afrique, un siècle
d’échanges économiques, Paris, Armand Colin, 1994.
12. no i R i e l rard, Immigration, antisémitisme et racisme en France, x i x e-x x e siècles :
discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007.
13. aG e R o n Charles-Robert, « La Deuxième Guerre mondiale et ses conséquences pour
lempire », in th o b i e Jacques et alii, Histoire de la France coloniale, t. II, 1914-1990,
Paris, Armand Colin, 1990, p. 311-334 ; aG e R o n Charles-Robert, « Vichy, les Français
et lempire », in az é M a Jean-Pierre et bé d a R i d a François (dir.), Le régime de Vichy et les
Français, Paris, Fayard, 1992, p. 122-134.
14. bl a n c h a R d Pascal et bo ë t s c h Gilles, « La France de Pétain et l’Afrique : images
et propagande coloniale, 1940-1944 », Revue canadienne des études africaines, vol. 28,
n° 1, 1994, p. 1-31 ; bl a n c h a R d Pascal, « Races et propagande coloniale sous le régime de
Vichy, 1940-1944 », Africa (Rome), vol. 49, n° 4, 1994, p. 531-561.
Introduction – La maturation d’une historiographie 13
Guerre mondiale15. Il faut ensuite attendre les toutes dernières années
pour que les historiens, surtout de langue anglaise, s’interrogent sur la
place de l’empire dans la vie économique et politique française sous
Vichy16. Finalement, l’ensemble des sultats a é récemment rassemblé
en français dans un ouvrage collectif dirigé par Jacques Cantier et Eric
Jennings17, tandis que J. Cantier a livré une tse magistrale sur lAlgérie
elle-même18.
L’e m p I r e é c o n o m I q u e d e p a r t e t da u t r e d e L a g u e r r e : Lé m e r g e n c e
du n c h a m p d e r e c h e r c h e
De cet ensemble, on retient que la vie des entreprises coloniales sous
Vichy na guère été étudiée jusquà présent, sauf exceptions. Pourtant, de
part et dautre de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire économique de
lempire colonial français19 et du capitalisme ultramarin20 s’est bien struc-
turée depuis un quart de siècle, en tant que spécialité propre ou au sein
douvrages de vulgarisation synthétique21. Un vaste colloque organisé
par le laboratoire Connaissance du tiers-monde (Université de Paris 7) et
consacré aux effets de la crise économique sur l’Afrique impériale avait
montré dès 1976 la convergence de lhistoire ultramarine et de l’histoire
économique, voire de l’histoire d’entreprise sous légide de chercheurs
15. ak P o -Va c h é Catherine, LAOF pendant la Deuxième Guerre mondiale, Paris, Karthala,
1996.
16. Gi b l i n James, « A colonial state in crisis: Vichy administration in French West
Africa », Africana Journal, 16, 1994, p. 326-340 ; Je n n i n G s Eric, Vichy sous les
tropiques : la volution nationale, Madagascar, Guadeloupe, Indochine, 1940-1944,
Paris, Grasset, 2004 (éd. originale anglaise, 2001) ; Gi n i o Ruth, French Colonialism
Unmasked. The Vichy Years in French West Africa, Lincoln, University of Nebraska
Press, 2006.
17. ca n t i e R Jacques et Je n n i n G s Eric (dir.), L’Empire colonial sous Vichy, Paris, Odile
Jacob, 2004.
18. ca n t i e R Jacques, LAlgérie sous le régime de Vichy, Paris, Karthala, 2002.
19. Ma R s e i l l e Jacques (dir.), La France et l’outre-mer, Paris, Publications du Comité pour
l’histoire économique et financière de la France, 1998.
20. Du même, « Capitalisme et colonisation : une histoire à écrire », in FR i d e n s o n Patrick
et st R a u s André (dir.), Le Capitalisme français (x i x e-x x e siècles). Blocages et dynamismes
d’une croissance, Paris, Fayard, 1987 (rééd. Ma R s e i l l e Jacques, Empire colonial et capi-
talisme fraais, op. cit., p. 563-578) ; ho P k i n s Anthony G., « Big business in African
studies. Academic enterprise and business history », Journal of African Studies, n° 28,
1987, p. 119-140 ; co q u e R y -Vi d R o V i t c h Catherine (dir.), Entreprises et entrepreneurs en
Afrique, x i x e-x x e siècles, Actes du colloque international organisé par l’Université Paris 7,
Paris, L’Harmattan, 1983, 2 vol.
21. Ri o u x Jean-Pierre (dir.), Dictionnaire de la France coloniale, Paris, Flammarion,
2007 ; Ve R d è s -le R o u x Jeannine (dir.), LAlgérie et la France, Paris, Robert Laffont,
2009 ; li a u z u Claude (dir.), Dictionnaire de la colonisation fraaise, Paris, Larousse,
2007.
14 Les entreprises et l’outre-mer français pendant la Seconde Guerre mondiale
pionniers, entre autres Catherine Coquery-Vidrovitch22, et la publication
des actes dans sa revue avait également marqué louverture thématique
de la Société française dhistoire doutre-mer (sFhoM)23. La grande
thèse de Jacques Marseille24 avait déjà ouvert la voie à une interrogation
clé : devant une telle pression économique25, quelle stratégie devaient
concevoir les responsables de lempire ? Ils étaient placés à la croisée des
chemins entre le maintien d’une tutelle « impérialiste » favorable aux
seuls intérêts industriels26 et commerciaux métropolitains « la chasse
gardée impériale » au nom du protectionnisme et d’un nouvel exclusif
colonial et une conception « moderne », prônant « la porte ouverte »,
linsertion des ressources naturelles (et humaines) de lempire dans un
ensemble commercial plus propice à la compétitivité globale de la France
au sein dune économie occidentale confrontée aux dés de la sortie de
crise. Marqué notamment par une grande conférence des gouverneurs
généraux qui avait dégagé des desseins prometteurs27, le Front popu-
laire lui-même avait hésité à passer à lacte28. Après la guerre, devant la
22. ch a n s o n -Ja b e u R Chantal et Go e R G Odile (dir.), « Mama Africa ». Hommage à Catherine
Coquery-Vidrovitch, Paris, L’Harmattan, 2005.
23. Voir LAfrique et la crise de 1930, nuro spécial double de la Revue française
d’histoire d’outre-mer, n° 232-233, 1976 (parution en 1978), avec notamment l’article de
co q u e R y -Vi d R o V i t c h Catherine, « LAfrique coloniale fraaise et la crise de 1930. Crise
structurelle et genèse du sous-développement », p. 386-424 ; de la même, « Mutation de
limrialisme français et crise sociale : l’Afrique à l’époque de la grande dépression des
années 30 », African Economic History, University of Wisconsin, n° 4, 1977, p. 103-152.
24. Ma R s e i l l e Jacques, Empire colonial et capitalisme fraais, op. cit.
25. Sur le port de Marseille, voir co u R d u R i é Marcel et Mi è G e Jean-Louis (dir.), Marseille
colonial face à la crise de 1929, t. VI, Marseille, Chambre de commerce et dindustrie
Marseille-Provence, 1991 ; da u M a l i n Xavier, Marseille et l’Ouest africain. Loutre-
mer des industriels (1841-1956), Marseille, Chambre de commerce et d’industrie, 1992 ;
la M b e R t Olivier, Marseille et Madagascar. Entrepreneurs et activités portuaires, straté-
gies économiques et mentalités coloniales (1840-1976), Marseille, Chambre de commerce
et d’industrie, 2000.
26. Ma R s e i l l e Jacques, « L’industrie cotonnière française et l’impérialisme colonial »,
Revue d’histoire économique et sociale, 1975, p. 386-412 ; du même, « Lindustrie coton-
nière française et l’impérialisme colonial de 1885 à 1970 », Revue dhistoire économique et
sociale, n° 2-3, 1975, p. 386-412 ; du même, « L’industrialisation des colonies : affaiblisse-
ment ou renforcement de la puissance fraaise », Revue française d’histoire d’outre-mer,
1er trimestre 1982, p. 23-34 ; du même, « Linvestissement privé dans lempire colonial :
mythes et réalités », in co q u e R y -Vi d R o V i t c h Catherine et Fo R e s t Alain (dir.), Entreprises
et entrepreneurs en Afrique, x i x e et x x e siècles, vol. 1, Paris, Laboratoire Connaissance
du Tiers-Monde/L’Harmattan, 1983, p. 43-57. co q u e R y -Vi d R o V i t c h Catherine,
« Investissements privés, investissements publics en aEF, 1900-1940 », African Economic
History, t. XII, 1983, p. 13-31.
27. Ma R s e i l l e Jacques, « La conférence des gouverneurs géraux des colonies (novem-
bre 1936) », Le Mouvement social, n° 101, 1977, p. 61-72.
28. ch a F e R Tony et su c k u R Amanda (eds.), French Colonial Empire and the Popular
Front, Londres, McMillan, 1999.
Introduction – La maturation d’une historiographie 15
« prosrité américaine », la valorisation du « syndrome hollandais »
une forte croissance pour des Pays-Bas débarrassés du « boulet » indoné-
sien – puis le « cartiérisme29 »ont pris le relais d’un débat de plus en plus
âpre, tant « lesprit économique impérial30 » avait de plus en plus cimenté
les mentalités collectives des élites et de certains segments décisifs de
lopinion, à Paris comme sur les grandes places régionales impliquées
dans les échanges ultramarins.
Or, à la veille de la guerre, « le repli impérial » semble lavoir
emporté : lintégration douanière a été renforcée par la réforme protec-
tionniste de 1931 ; l’accord de porte ouverte conclu entre la France et le
Royaume-Uni en 1898 dans laire du euve Niger est dénoncé en 1936, et
la gauche elle-même, derrière un ministre des Colonies de plus en plus en
osmose avec le monde colonial, Marius Moutet31, semble avoir perdu de
sa capacité à inuer sur le cours de l’Histoire – et le fait que Moutet rede-
vienne ministre (de la France doutre-mer) à la Libération indique que les
mentalités se seraient quelque peu gées. Parmi les historiens, chacun sest
convaincu désormais que les « réformistes », les « libéraux », les « moder-
nistes » (dont Paul Bernard et Edmond Giscard d’Estaing, promus ex post
bien malgeux au rang de « progressistes ») et les porteurs de « lesprit
de la conférence de Brazzaville » nont eu que peu déchos parmi le monde
des décideurs au lendemain de la guerre. Félix Éboué, si critique vis-à-vis
des entreprises coloniales32, na été en poste comme gouverneur général
de lAfrique équatoriale française (AEF) que pendant la période de guerre
(nompar de Gaulle en novembre 1940, il est mort en décembre 1944).
Gaullistes de la France libre (ayant séjourné à Alger deux petites années),
gauche modérée ouverte à une transition « douce » vers plus dautonomie,
ou intellectuels progressistes envisagent à la Libération la formation de
nouvelles « élites » outre-mer : cest peu ou prou le rêve dune « bour-
geoisie » autochtone capable de partager le pouvoir colonial puis, à terme
(sur une génération ?), dassumer des responsabilités au sein d’une Union
29. Ma R s e i l l e Jacques, « Les milieux daffaires français ont-ils été cartiéristes ? »,
in du même, Empire colonial et capitalisme français…, op. cit., p. 579-592 ; voir aussi, à
l’inverse, du R a n d -Ré V i l l e Luc, « Les conditions de l’essor économique des colonies
fraaises d’Afrique subsaharienne », Marchés coloniaux du monde, n° 19, mars 1946,
p. 265-268.
30. bo n i n Hubert, ho d e i R Catherine et kl e i n Jean-Fraois (dir.), L’Esprit économique
impérial (1830-1970). Groupes de pression et réseaux du patronat colonial en France et
dans l’empire, Paris, sFHOM, 2008.
31. GR a t i e n Jean-Pierre, Marius Moutet. Un socialiste à l’Outre-Mer, Paris, L’Harmattan,
2006.
32. « Un gouverneur face aux enjeux du développement : Éboué et le monde des affaires
en aEF en 1942 (commentaires de la lettre d’Éboué du 18 juillet 1942) », in Ri V a l l a i n
Josette et d’a l M e i d a -to P o R Hélène (dir.), Ébo, soixante ans après, Paris, sFHOM, 2008,
p. 402-408.
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