Introduction La maturation d’une historiographie Quelques pistes de réflexion seront ici suivies pour « situer » cet ouvrage collectif dans son contexte historiographique. Aujourd’hui apparemment banale, l’étude de l’empire pendant la Seconde Guerre mondiale a constitué un réel enjeu historique, et quelques fils d’Ariane seront démêlés pour nous guider ensuite à travers les deux parties de ce livre. L’empire pendant la Seconde Guerre mondiale, un sujet méconnu1 ? Si la thèse de Marc Michel avait permis dès 1982 de mesurer le rôle des Africains pendant la Grande Guerre2, l’histoire de l’empire pendant la Seconde Guerre mondiale constitue un sujet important et pourtant jusqu’à présent peu traité. Il est remarquable de noter que les études en histoire économique aussi bien qu’en histoire générale de la France au xxe siècle, en ce qui concernait l’outre-mer, avaient l’habitude de sauter allègrement pardessus la période ; elles allaient jusqu’en 1939, puis reprenaient leur récit en 1945 comme si de rien n’était. La phase de l’État français vichyssois était comme effacée, d’où la réflexion de l’historien américain Robert Paxton en 1972 : il signalait en conclusion de son ouvrage pionnier que les colonies constituaient encore « un thème négligé dans l’histoire de Vichy3 ». Les ouvrages récents de synthèse sur l’histoire coloniale4 ont souvent sauté, 1. Cette section doit beaucoup à la contribution de Catherine Coquery-Vidrovitch. 2. Michel Marc, Les Africains et la Grande Guerre. L’appel à l’Afrique (1914-1918), Paris, Karthala, 2003 (rééd.). 3. Paxton Robert, La France de Vichy. 1940-1944, Paris, Le Seuil, 1999 (éd. originale 1972), p. 365. 4. Par exemple Ruscio Alain, Le Credo de l’Homme blanc, Bruxelles, Complexe, 2002 ; Manceron Gilles, Marianne et les colonies, Paris, La Découverte, 2003. 12 Les entreprises et l’outre-mer français pendant la Seconde Guerre mondiale sans crier gare, de l’exposition coloniale de 1931 et du Front populaire (1936) à la conférence de Brazzaville en 1944. Naguère, Raoul Girardet5 et Jacques Marseille6 ne firent qu’effleurer la période ; dans l’Histoire coloniale de la France en deux volumes, Charles-Robert Ageron7 consacre seulement une trentaine de pages au régime de Vichy sur les deux cent cinquante relatives aux années 1939-1956 ; seul André Nouschi aborde de front sa politique coloniale8. Un silence identique peut être constaté dans la plupart des manuels concernant l’histoire de l’Afrique francophone ; dans Afrique noire. Histoire et civilisations9, seulement six à sept pages (sur plus de quatre cents) évoquent la période. La Seconde Guerre mondiale fut certes introduite dans L’Afrique au xxe siècle d’Hélène d’Almeida-Topor10, mais elle demeure escamotée pour les thèmes économiques dans l’ouvrage pourtant consacré à la question, L’Europe et l’Afrique, un siècle d’échanges économiques11 ; le même constat peut être établi à propos des histoires franco-françaises de l’immigration : ainsi, Gérard Noiriel12 s’arrête en 1939 et reprend en 1944. La raison d’une telle abstention dans ces synthèses a longtemps été l’absence d’études spécifiques sur la question. Les années 1990-1996 semblent constituer un tournant significatif, et font l’objet de chapitres d’ouvrages13 et de deux articles14, et surtout du premier livre français sur la période, publié en 1996, de Catherine Akpo-Vaché sur l’histoire politique de l’Afrique occidentale française (AOF) dans la Seconde 5. Girardet Raoul, L’Idée coloniale en France, de 1871 à 1962, Paris, La Table ronde, 1972, p. 195-199. 6. Marseille Jacques, Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 1984 (rééd. 2005). 7. Ageron Charles-Robert, Histoire coloniale de la France, Paris, Armand Colin, 1990. 8. Nouschi André, Les Armes retournées, colonisation et décolonisation françaises, Paris, Belin, 2005. 9. Mbokolo Elikia, Afrique noire. Histoire et civilisations, Paris, Hatier, 1992. 10. d’Almeida-Topor Hélène, L’Afrique au xxe siècle, Paris, Armand Colin, 1993. 11. d’Almeida-Topor Hélène et Lakroum Monique, L’Europe et l’Afrique, un siècle d’échanges économiques, Paris, Armand Colin, 1994. 12. Noiriel Gérard, Immigration, antisémitisme et racisme en France, xixe-xxe siècles : discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007. 13. Ageron Charles-Robert, « La Deuxième Guerre mondiale et ses conséquences pour l’empire », in Thobie Jacques et alii, Histoire de la France coloniale, t. II, 1914-1990, Paris, Armand Colin, 1990, p. 311-334 ; Ageron Charles-Robert, « Vichy, les Français et l’empire », in A zéma Jean-Pierre et Bédarida François (dir.), Le régime de Vichy et les Français, Paris, Fayard, 1992, p. 122-134. 14. Blanchard Pascal et Boëtsch Gilles, « La France de Pétain et l’Afrique : images et propagande coloniale, 1940-1944 », Revue canadienne des études africaines, vol. 28, n° 1, 1994, p. 1-31 ; Blanchard Pascal, « Races et propagande coloniale sous le régime de Vichy, 1940-1944 », Africa (Rome), vol. 49, n° 4, 1994, p. 531-561. Introduction – La maturation d’une historiographie 13 Guerre mondiale15. Il faut ensuite attendre les toutes dernières années pour que les historiens, surtout de langue anglaise, s’interrogent sur la place de l’empire dans la vie économique et politique française sous Vichy16. Finalement, l’ensemble des résultats a été récemment rassemblé en français dans un ouvrage collectif dirigé par Jacques Cantier et Eric Jennings17, tandis que J. Cantier a livré une thèse magistrale sur l’Algérie elle-même18. L’empire économique de part d’un champ de recherche et d’autre de la guerre : l’émergence De cet ensemble, on retient que la vie des entreprises coloniales sous Vichy n’a guère été étudiée jusqu’à présent, sauf exceptions. Pourtant, de part et d’autre de la Seconde Guerre mondiale, l’histoire économique de l’empire colonial français19 et du capitalisme ultramarin 20 s’est bien structurée depuis un quart de siècle, en tant que spécialité propre ou au sein d’ouvrages de vulgarisation synthétique21. Un vaste colloque organisé par le laboratoire Connaissance du tiers-monde (Université de Paris 7) et consacré aux effets de la crise économique sur l’Afrique impériale avait montré dès 1976 la convergence de l’histoire ultramarine et de l’histoire économique, voire de l’histoire d’entreprise sous l’égide de chercheurs 15. A kpo-Vaché Catherine, L’AOF pendant la Deuxième Guerre mondiale, Paris, Karthala, 1996. 16. Giblin James, « A colonial state in crisis: Vichy administration in French West Africa », Africana Journal, n° 16, 1994, p. 326-340 ; Jennings Eric, Vichy sous les tropiques : la révolution nationale, Madagascar, Guadeloupe, Indochine, 1940-1944, Paris, Grasset, 2004 (éd. originale anglaise, 2001) ; Ginio Ruth, French Colonialism Unmasked. The Vichy Years in French West Africa, Lincoln, University of Nebraska Press, 2006. 17. Cantier Jacques et Jennings Eric (dir.), L’Empire colonial sous Vichy, Paris, Odile Jacob, 2004. 18. Cantier Jacques, L’Algérie sous le régime de Vichy, Paris, Karthala, 2002. 19. Marseille Jacques (dir.), La France et l’outre-mer, Paris, Publications du Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1998. 20. Du même, « Capitalisme et colonisation : une histoire à écrire », in Fridenson Patrick et Straus André (dir.), Le Capitalisme français (xixe-xxe siècles). Blocages et dynamismes d’une croissance, Paris, Fayard, 1987 (rééd. Marseille Jacques, Empire colonial et capitalisme français…, op. cit., p. 563-578) ; Hopkins Anthony G., « Big business in African studies. Academic enterprise and business history », Journal of African Studies, n° 28, 1987, p. 119-140 ; Coquery-Vidrovitch Catherine (dir.), Entreprises et entrepreneurs en Afrique, xixe-xxe siècles, Actes du colloque international organisé par l’Université Paris 7, Paris, L’Harmattan, 1983, 2 vol. 21. R ioux Jean-Pierre (dir.), Dictionnaire de la France coloniale, Paris, Flammarion, 2007 ; Verdès-Leroux Jeannine (dir.), L’Algérie et la France, Paris, Robert Laffont, 2009 ; Liauzu Claude (dir.), Dictionnaire de la colonisation française, Paris, Larousse, 2007. 14 Les entreprises et l’outre-mer français pendant la Seconde Guerre mondiale pionniers, entre autres Catherine Coquery-Vidrovitch22, et la publication des actes dans sa revue avait également marqué l’ouverture thématique de la Société française d’histoire d’outre-mer (SFHOM)23. La grande thèse de Jacques Marseille24 avait déjà ouvert la voie à une interrogation clé : devant une telle dépression économique25, quelle stratégie devaient concevoir les responsables de l’empire ? Ils étaient placés à la croisée des chemins entre le maintien d’une tutelle « impérialiste » favorable aux seuls intérêts industriels26 et commerciaux métropolitains – « la chasse gardée impériale » au nom du protectionnisme et d’un nouvel exclusif colonial – et une conception « moderne », prônant « la porte ouverte », l’insertion des ressources naturelles (et humaines) de l’empire dans un ensemble commercial plus propice à la compétitivité globale de la France au sein d’une économie occidentale confrontée aux défis de la sortie de crise. Marqué notamment par une grande conférence des gouverneurs généraux qui avait dégagé des desseins prometteurs27, le Front populaire lui-même avait hésité à passer à l’acte28. Après la guerre, devant la 22. Chanson-Jabeur Chantal et Goerg Odile (dir.), « Mama Africa ». Hommage à Catherine Coquery-Vidrovitch, Paris, L’Harmattan, 2005. 23. Voir L’Afrique et la crise de 1930, numéro spécial double de la Revue française d’histoire d’outre-mer, n° 232-233, 1976 (parution en 1978), avec notamment l’article de Coquery-Vidrovitch Catherine, « L’Afrique coloniale française et la crise de 1930. Crise structurelle et genèse du sous-développement », p. 386-424 ; de la même, « Mutation de l’impérialisme français et crise sociale : l’Afrique à l’époque de la grande dépression des années 30 », African Economic History, University of Wisconsin, n° 4, 1977, p. 103-152. 24. Marseille Jacques, Empire colonial et capitalisme français…, op. cit. 25. Sur le port de Marseille, voir Courdurié Marcel et Miège Jean-Louis (dir.), Marseille colonial face à la crise de 1929, t. vi, Marseille, Chambre de commerce et d’industrie Marseille-Provence, 1991 ; Daumalin Xavier, Marseille et l’Ouest africain. L’outremer des industriels (1841-1956), Marseille, Chambre de commerce et d’industrie, 1992 ; Lambert Olivier, Marseille et Madagascar. Entrepreneurs et activités portuaires, stratégies économiques et mentalités coloniales (1840-1976), Marseille, Chambre de commerce et d’industrie, 2000. 26. Marseille Jacques, « L’industrie cotonnière française et l’impérialisme colonial », Revue d’histoire économique et sociale, 1975, p. 386-412 ; du même, « L’industrie cotonnière française et l’impérialisme colonial de 1885 à 1970 », Revue d’histoire économique et sociale, n° 2-3, 1975, p. 386-412 ; du même, « L’industrialisation des colonies : affaiblissement ou renforcement de la puissance française », Revue française d’histoire d’outre-mer, 1er trimestre 1982, p. 23-34 ; du même, « L’investissement privé dans l’empire colonial : mythes et réalités », in Coquery-Vidrovitch Catherine et Forest Alain (dir.), Entreprises et entrepreneurs en Afrique, xixe et xxe siècles, vol. 1, Paris, Laboratoire Connaissance du Tiers-Monde/L’Harmattan, 1983, p. 43-57. Coquery-Vidrovitch Catherine, « Investissements privés, investissements publics en Aef, 1900-1940 », African Economic History, t. xii, 1983, p. 13-31. 27. Marseille Jacques, « La conférence des gouverneurs généraux des colonies (novembre 1936) », Le Mouvement social, n° 101, 1977, p. 61-72. 28. Chafer Tony et Suckur Amanda (eds.), French Colonial Empire and the Popular Front, Londres, McMillan, 1999. Introduction – La maturation d’une historiographie 15 « prospérité américaine », la valorisation du « syndrome hollandais » – une forte croissance pour des Pays-Bas débarrassés du « boulet » indonésien – puis le « cartiérisme29 »ont pris le relais d’un débat de plus en plus âpre, tant « l’esprit économique impérial30 » avait de plus en plus cimenté les mentalités collectives des élites et de certains segments décisifs de l’opinion, à Paris comme sur les grandes places régionales impliquées dans les échanges ultramarins. Or, à la veille de la guerre, « le repli impérial » semble l’avoir emporté : l’intégration douanière a été renforcée par la réforme protectionniste de 1931 ; l’accord de porte ouverte conclu entre la France et le Royaume-Uni en 1898 dans l’aire du fleuve Niger est dénoncé en 1936, et la gauche elle-même, derrière un ministre des Colonies de plus en plus en osmose avec le monde colonial, Marius Moutet31, semble avoir perdu de sa capacité à influer sur le cours de l’Histoire – et le fait que Moutet redevienne ministre (de la France d’outre-mer) à la Libération indique que les mentalités se seraient quelque peu figées. Parmi les historiens, chacun s’est convaincu désormais que les « réformistes », les « libéraux », les « modernistes » (dont Paul Bernard et Edmond Giscard d’Estaing, promus ex post bien malgré eux au rang de « progressistes ») et les porteurs de « l’esprit de la conférence de Brazzaville » n’ont eu que peu d’échos parmi le monde des décideurs au lendemain de la guerre. Félix Éboué, si critique vis-à-vis des entreprises coloniales32, n’a été en poste comme gouverneur général de l’Afrique équatoriale française (AEF) que pendant la période de guerre (nommé par de Gaulle en novembre 1940, il est mort en décembre 1944). Gaullistes de la France libre (ayant séjourné à Alger deux petites années), gauche modérée ouverte à une transition « douce » vers plus d’autonomie, ou intellectuels progressistes envisagent à la Libération la formation de nouvelles « élites » outre-mer : c’est peu ou prou le rêve d’une « bourgeoisie » autochtone capable de partager le pouvoir colonial puis, à terme (sur une génération ?), d’assumer des responsabilités au sein d’une Union 29. Marseille Jacques, « Les milieux d’affaires français ont-ils été cartiéristes ? », in du même, Empire colonial et capitalisme français…, op. cit., p. 579-592 ; voir aussi, à l’inverse, Durand-R éville Luc, « Les conditions de l’essor économique des colonies françaises d’Afrique subsaharienne », Marchés coloniaux du monde, n° 19, mars 1946, p. 265-268. 30. Bonin Hubert, Hodeir Catherine et K lein Jean-François (dir.), L’Esprit économique impérial (1830-1970). Groupes de pression et réseaux du patronat colonial en France et dans l’empire, Paris, Sfhom, 2008. 31. Gratien Jean-Pierre, Marius Moutet. Un socialiste à l’Outre-Mer, Paris, L’Harmattan, 2006. 32. « Un gouverneur face aux enjeux du développement : Éboué et le monde des affaires en Aef en 1942 (commentaires de la lettre d’Éboué du 18 juillet 1942) », in R ivallain Josette et d’Almeida-Topor Hélène (dir.), Éboué, soixante ans après, Paris, Sfhom, 2008, p. 402-408. 16 Les entreprises et l’outre-mer français pendant la Seconde Guerre mondiale française33 qui dépasserait les apparences institutionnelles au profit de pratiques réellement décentralisatrices – symbolisées par la loi Defferre de 1956, notamment. « Repli impérial » puis « retour à la normale » auraient donc figé la situation politique (et sociale), d’autant plus que la France de Vichy a exacerbé plus encore ce sentiment diffus que, sans l’empire, la puissance du pays disparaîtrait face à l’Europe allemande sous Vichy, face à la force américaine ou « anglo-saxonne » après Vichy. La France de Vichy34 a constitué en quasi-corpus idéologique des présupposés diffus, et la IVe République a éprouvé un mal fou à s’en défaire, jusqu’à ce que les brutalités de l’Histoire (défaite indochinoise35, choc algérien) aient révélé le retard français, que seuls l’Estado Novo du Portugal de Salazar et l’immuable Congo belge36 ont surpassé. Entre-temps aura surgi une autre « croyance », qui nous place au cœur du propos de ce livre, celle de la montée en puissance du groupe de pression constitué par les intérêts économiques impériaux. Ils auraient été l’une des causes directes de l’immobilisme colonial puisque la « défense des intérêts capitalistes » voire du « repli impérial37 » aurait de plus en plus justifié la cristallisation d’un courant « réactionnaire » au sein de l’administration, du Parlement ou de certains partis (de droite ?). La légitimité indirecte apportée aux firmes actives outre-mer par la grande exposition coloniale de Vincennes38 en 1931 n’aura pas manqué de contribuer à ce phénomène, puisque nombre d’entre elles ont parrainé l’événement et en ont profité pour valoriser leur activité et leur contribution à la « mise en valeur » de l’empire39, dans le sillage de ces figures emblématiques et 33. Ageron Charles-Robert, « L’opinion publique face aux problèmes de l’Union française », in Institut d’histoire du temps présent (éd.), Les Chemins de la décolonisation de l’empire français, 1936-1956, Paris, Éditions du Cnrs, 1986, p. 33-48. 34. Cantier Jacques et Jennings Eric (dir.), L’Empire colonial sous Vichy, op. cit. 35. Tertrais Hugues, La Piastre et le fusil. Le coût de la guerre d’Indochine, 1945-1954, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2002. 36. Vellut Jean-Luc (dir.), La Mémoire du Congo. Le temps colonial, Tervuren, Éditions Snoeck/Musée royal de l’Afrique centrale, 2005 ; Vanthemsche Guy, La Belgique et le Congo. Empreintes d’une colonie (1885-1980), Bruxelles, Complexe, 2007. 37. Maillard Jean-Claude, « Du repli impérial à l’ouverture européenne. Les relations économiques de Bordeaux et de l’outre-mer », Cahiers d’outre-mer, n° 200, décembre 1997, p. 338-393. 38. Viatte Germain et François Dominique (dir.), Le Palais des colonies. Histoire du Musée des arts d’Afrique et d’Océanie, Paris, Réunion des musées nationaux/Musée des arts d’Afrique et d’Océanie, 2008. 39. Lemaire Sandrine, Hodeir Catherine et Blanchard Pascal, « Économie coloniale : entre mythe propagandiste et réalité économique », in Blanchard Pascal et Lemaire Sandrine (dir.), Culture impériale, 1931-1961. Les colonies au cœur de la République, Paris, Autrement, 2004, p. 145-161. Introduction – La maturation d’une historiographie 17 ambiguës qu’étaient alors Albert Sarraut40 et le maréchal Lyautey41, au service de « la plus grande France42 ». L’histoire de cette collusion supposée a été brandie par certains historiens et certains polémistes, et des grands noms des « familles » et des « intérêts » qui se sont mobilisés du côté du « capital » ont été mis en avant, des Borgeaud en Algérie aux magnats du textile français et aux firmes de négoce « de traite43 ». Plusieurs thèses (Catherine Hodeir à l’échelle de l’empire44, Daniel Lefeuvre à propos de l’Algérie45, Georges Hatton à propos du Maroc46 et les travaux de Patrice Morlat pour l’Indochine d’avant la guerre47) ont nuancé la perception de ces groupes de représentation d’intérêts. Nous-même, à propos du négoce et de la Compagnie française de l’Afrique occidentale (Cfao)48, avons 40. Sarraut Albert, La Mise en valeur des colonies françaises, Paris, Payot, 1923 [le programme à la fois éperon et alibi, représentatif de la forme moderne de l’esprit impérial] ; Hanotaux Gabriel et Martineau Alfred, Histoire des colonies françaises et de l’expansion de la France dans le monde, Paris, Société d’histoire nationale/Plon, 1929, 6 vol., 3 624 p. [la quintessence des certitudes de l’esprit impérial] ; Conklin Alice, A Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in France and West African, 1895-1930, Stanford, Stanford University Press, 1997 ; Aldrich Robert, « Imperial Mise en valeur and Mise en scène: Recent works on French colonialism », The Historical Journal, vol. 45, n° 4, 2002, p. 917-936. 41. Leprun Sylviane, « Lyautey à Vincennes », et Jarrassé Dominique, « Le musée permanent des Colonies », in Bacha Myriam (dir.), Les Expositions universelles à Paris de 1855 à 1937, Paris, Éditions de l’Action artistique de la Ville de Paris, 2005, p. 167-171 et 99-103. 42. Girardet Raoul, « L’apothéose de “la plus grande France” : l’idée coloniale devant l’opinion française, 1930-1935 », Revue française de science politique, décembre 1968, p. 1085-1113 ; Aldrich Robert, Greater France: A History of French Overseas Expansion, Hampshire/Londres, MacMillan Press LTD, 1996 ; Goerg Odile, « The French provinces and greater France », in Chafer Tony et Sackur Amanda (dir.), Promoting the Colonial Idea: Propaganda and Visions of Empire in France, New York, Palgrave, 2002, p. 82-101. 43. Bonin Hubert et Cahen Michel (dir.), Négoce blanc en Afrique noire. L’évolution du commerce à longue distance en Afrique noire du xviiie au xxe siècles, Paris, SFHOM, 2001. 44. Hodeir Catherine, Stratégies d’empire. Le grand patronat colonial face à la décolonisation (1945-1962), Paris, Belin, 2003. 45. Lefeuvre Daniel, Chère Algérie. Comptes et mécomptes de la tutelle coloniale, 19301962, Paris, Sfhom, 1997 (rééd. Flammarion, 2005). 46. Hatton Georges, Les Enjeux financiers et économiques du protectorat marocain (1936-1954). Politique publique et investisseurs privés, Paris, Sfhom, 2009 ; voir aussi Galissot René, Le Patronat européen au Maroc. Action sociale, action politique (19311942), Rabat, Éditions techniques nord-africaines, 1964. 47. Morlat Patrice, Indochine années vingt : le balcon de la France sur le Pacifique (1918-1928), Paris, Les Indes savantes, 2001. 48. Bonin Hubert, Cfao (Compagnie française de l’Afrique occidentale). Cent ans de compétition (1887-1987), Paris, Économica, 1987 ; du même, Cfao (1887-2007). La réinvention permanente d’une entreprise de commerce outre-mer, Paris, Sfhom, 2008. 18 Les entreprises et l’outre-mer français pendant la Seconde Guerre mondiale prouvé la plasticité des firmes commerciales devant les exigences de l’évolution institutionnelle et sociale. Le « grand capital » n’a pas formé un bloc, notamment au Maghreb49, et des dirigeants, « réalistes » ou « pragmatiques », ont su anticiper les mutations inéluctables, souvent en s’inspirant de l’exemple du devenir des autres empires. La structuration des recherches sur l’économie impériale pendant la guerre Paradoxalement, l’histoire de l’économie et des entreprises ultramarines est donc devenue de plus en plus dense pour les années 1930 ou pour les années 1950, alors que la période de la Seconde Guerre mondiale manque encore de « substance ». Une bonne raison serait à trouver dans l’idée que, pendant ces années de conflit, l’empire n’aurait guère eu d’existence en propre et n’aurait été qu’un pion dans les stratégies militaires. Le cas de la Compagnie du canal de Suez est symbolique sur cette ligne, puisque ses dirigeants parisiens sont placés « au chômage forcé » pendant quatre ans, dès lors que le canal est géré en Égypte par les Britanniques et que l’entreprise est dirigée par un comité situé à Londres. Cependant, une vie économique et entrepreneuriale impériale a persévéré, et il était ainsi légitime que le programme de recherche conçu depuis 2002 autour du monde de l’entreprise pendant la Seconde Guerre mondiale consacrât un ouvrage à l’outre-mer, afin de combler quelque peu ces terra incognita. Des chercheurs français, européens et africains ont mobilisé leurs travaux récents pour enrichir les problématiques posées par le sort des sociétés franco-coloniales confrontées aux enjeux économiques, gestionnaires et sociaux de la guerre, que ce soient les entreprises métropolitaines actives outre-mer ou les entreprises ultramarines. Ils ont ainsi, par leurs contributions, nourri la substance de cet ouvrage tout en précisant comment les entreprises de leur échantillon avaient affronté les sept principales difficultés auxquelles elles avaient dû faire face pendant le conflit dans leurs activités avec l’outre-mer ou dans l’outre-mer. La première difficulté à surmonter résidait dans les prélèvements allemands, dans ce quotidien de la « sanction » prévue par la convention d’armistice : indirectement, l’empire était mobilisé au service de l’Europe 49. Ageron Charles-Robert, « Le “parti colonial” face à la question tunisienne (19451951) », in Institut supérieur d’histoire du mouvement national (dir.), La Tunisie de l’après-guerre, Tunis, Université de Tunis, 1991, p. 183-207 ; Ageron Charles-Robert, « Le “parti colonial” et la crise franco-marocaine jusqu’à la déposition du sultan Mohammed V », in R ivet Daniel (dir.), Le Comité France-Maghreb : réseaux intellectuels et d’influence face à la crise marocaine (1952-1955), Cahiers de l’IHTP, n° 38, décembre 1997, p. 45-68. Introduction – La maturation d’une historiographie 19 nazie50. Et les Allemands ont esquissé de plus en plus de projets à ce propos – dans le sillage de conceptions en maturation51 dès les années 1930, soit dans le cadre d’une coopération consentie, soit en vue d’une exploitation systématique52. La deuxième difficulté venait de la guerre maritime elle-même. Tout d’abord, les prélèvements d’une partie des produits de l’empire53 ont été complétés par les prélèvements effectués sur la flotte marchande, ce qui affaiblit les capacités françaises, avant même les destructions dues aux batailles en mer et aux bombardements des installations portuaires. Une large part du commerce d’importation de denrées a ainsi été largement désorganisée ou bloquée, avant une quasi-paralysie finale, d’où les difficultés de Marseille54, de Bordeaux55 ou du Havre56. Une troisième difficulté a été provoquée par la pluralité des statuts et des situations des territoires de l’empire : des ports tournés vers l’empire étaient en zone militaire (Bordeaux), en zone non occupée (Marseille, Sète, Port-Vendres) jusqu’en novembre 1942, puis en zone occupée ; au gré de l’évolution militaire et géopolitique, des territoires dépendaient de Vichy, de la France libre (de plus en plus) – comme ceux gérés par Éboué en Afrique subsaharienne57 ou le Maghreb après le débarquement anglo-américain en 1942 –, des Britanniques, mais aussi des Allemands (la Tunisie de novembre 1942 à mai 1943) et des Japonais (l’Indochine pendant quelques mois en 1945). En métropole aussi, des firmes 50. Metzger Chantal, L’Empire colonial français dans la stratégie du Troisième Reich (1936-1945), Bruxelles, Peter Lang, 2002. 51. Voir les nombreux ouvrages controversés d’Annie Lacroix-R iz, notamment Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2006. 52. Metzger Chantal, « Collaboration ou exploitation ? L’empire colonial français au service de l’économie de guerre du Troisième Reich », Relations internationales, n° 107, automne 2001, p. 401-418. 53. Commission consultative des dommages et réparations, Dommages subis par la France et l’Union française du fait de la guerre et de l’Occupation ennemie (1939-1945), vol. VII, Part imputable à l’Allemagne, Paris, Imprimerie nationale, 1950. 54. Mencherini Robert, « Sur l’évolution de quelques secteurs traditionnels de l’industrie marseillaise pendant la Seconde Guerre mondiale », in Joly Hervé (dir.), L’Économie de la zone non occupée, 1940-1942, Paris, Cths, 2007, p. 229-250. Mencherini Robert, « L’industrie des corps gras à Marseille et le choc de Deuxième Guerre mondiale », in Chastagnaret Gérard et Mioche Philippe (dir.), Histoire industrielle de la Provence, Aixen-Provence, Presses de l’Université de Provence, 1998, p. 75-85. 55. Voir les deux chapitres de Sébastien Durand et Julien Pellet dans cet ouvrage. 56. Malon Claude, Le Havre colonial de 1880 à 1960, Le Havre, Publications des universités de Rouen et du Havre/Presses universitaires de Caen, 2005. 57. Voir Oulmont Philippe, « “L’équipe Éboué-Laurentie” et de Gaulle, 1939-1943 », in R ivallain Josette et d’Almeida-Topor Hélène (dir.), Éboué, soixante ans après, op. cit., p. 255-264. 20 Les entreprises et l’outre-mer français pendant la Seconde Guerre mondiale actives outre-mer se retrouvaient en territoire annexé de fait par l’Allemagne (Alsace-Moselle) ou en zone sous forte tutelle allemande (Nord-Pasde-Calais). En Angleterre, enfin, nombre d’intérêts français étaient mis sous séquestre puisqu’ils dépendaient d’entreprises continentales « collaborant avec l’ennemi », alors que ces entités anglaises servaient de tête de pont à des approvisionnements sur le marché britannique par des maisons de négoce en Afrique. Inversement, des intérêts marchands britanniques se retrouvent à cheval sur l’Afrique anglaise et sur l’Afrique vichyste58. Une quatrième difficulté résidait dans la « politisation » des conceptions de l’empire. Maintenir une benoîte « neutralité » chère au monde des affaires (business as usual) devenait de plus en plus délicat. Au-delà même des patrons impliqués dans le processus de la collaboration, c’est l’idéologisation de l’empire par le régime de Vichy qui a poussé les entreprises dans leurs retranchements. Vichy a relancé des schémas de « mise en valeur59 » qui prétendaient consolider l’économie française au sein de l’Europe allemande, une fois « la paix » rétablie, sous quelque forme que ce soit, en faisant de l’empire un attribut essentiel de la puissance française60. Des schémas d’investissement en infrastructures publiques (transports) et en infrastructures industrielles61 (pour transformer les productions locales ou pour approvisionner les marchés locaux), des schémas d’intensification des productions et des flux de négoce ont ainsi pris corps dans les projets plus ou moins précis de la planification en esquisse (Délégation générale à l’économie nationale, plan de dix ans, etc.), au sein de certains comités d’organisation62 chargés aussi plus ou moins de concevoir les flux d’approvisionnement des années à venir, et au sein de certains milieux patronaux, voire dans certaines banques d’affaires. Les sociétés concernées par 58. Fieldhouse David K., Merchant Capital and Economic Decolonization. The United Africa Company, 1929-1989, Oxford, Clarendon Press, 1994 ; du même, Unilever Overseas, Londres, Croom Helm, 1978. 59. Boisson Pierre, Contribution à l’œuvre africaine, Rufisque, Imprimerie du HautCommissariat à l’Afrique noire, 1942. 60. Jennings Eric, Vichy sous les tropiques…, op. cit. 61. Coquery-Vidrovitch Catherine, « Vichy et l’industrialisation aux colonies », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, n° 114, avril 1979, p. 69-94 ; de la même, « Industry and Empire: The beginnings of French industrial politics in the colonies under the Vichy Régime », in Bairoch Paul et Lévy-Leboyer Maurice (dir.), Disparities in Economic Development since the Industrial Revolution, Londres, MacMillan, 1981, p. 29-33. Voir aussi Fol Jean-Jacques, « Le Togo pendant la Deuxième Guerre mondiale », Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, n° 115, 1979, p. 69-77 ; Lefeuvre Daniel, « Vichy et la modernisation de l’Algérie : intention ou réalité ?, Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 42, 1994, p. 7-16. 62. Hodeir Catherine, « Le Comité central des groupements professionnels coloniaux, forteresse et pépinière du grand patronat colonial ? », in Joly Hervé (dir.), Les Comités d’organisation et l’économie dirigée du régime de Vichy, Caen, Centre de recherche d’histoire quantitative, 2004, p. 181-189. Introduction – La maturation d’une historiographie 21 l’empire ont donc dû peu ou prou prendre position, se situer par rapport à ces enjeux néo-impérialistes, aussi incertains ou fumeux qu’ils aient pu apparaître dans les circonstances du moment ou au sein des illusions entretenues par les cercles vichystes par rapport aux marges de manœuvre laissées par les Allemands. Une cinquième difficulté a surgi des retombées de la guerre mondiale sur le corps civique, en une sorte de « guerre civile larvée » au sein du monde de l’entreprise lui-même, dans les territoires d’outre-mer autant qu’en métropole, comme en Aof63. Rappelons que le directeur général de la Banque de l’Indochine64, Paul Baudouin, devient ministre des Affaires étrangères de Vichy de juin à octobre 194065, en symbole d’une osmose entre certains cercles du monde des affaires, ultramarin ou non, et le pouvoir de la dictature pétainiste, voire d’une certaine complaisance envers les schémas d’une « Europe allemande66 ». Plus largement, volens nolens, des cadres des sociétés actives outre-mer se sont retrouvés « piégés » dans cet outre-mer, sans pouvoir revenir en métropole67. Ils ont dû alors « choisir leur camp » : des antigaullistes décidés ont maintenu leur fidélité au gouvernement de Vichy, notamment en Égypte (comme le responsable de la succursale du Crédit lyonnais)68, au Maghreb, au Levant ou en Indochine ; d’autres se sont portés résolument et parfois avec audace du côté de la France libre, que ce soit le représentant de Suez en Égypte69 ou le délégué de la CFAO en Afrique subsaharienne, Léon Morelon, l’un des « héros » de la France des affaires antinazies. Des patrons ou hauts dirigeants d’entreprise, dans l’outre-mer ou en métropole, ont été également du « bon côté70 »… De telles divisions paraissent banales, mais, au sein des petites communautés d’expatriés, elles ont certainement dû prendre une acuité 63. Voir A kpo-Vaché Catherine, L’AOF pendant la Deuxième Guerre mondiale, op. cit. 64. Meuleau Marc, Des pionniers en Extrême-Orient. La Banque de l’Indochine, 18751975, Paris, Fayard, 1990. 65. Il était auparavant, depuis mars 1940, sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil, secrétaire du Cabinet de guerre et secrétaire du Comité de guerre du gouvernement Paul Reynaud ; il est encore secrétaire d’État à la présidence du Conseil d’octobre à décembre 1940 puis, après le départ de Laval, ministre de l’Information jusqu’au 2 janvier 1941, avant de retrouver la Banque de l’Indochine. 66. Lacroix-R iz Annie, Industriels et banquiers sous l’Occupation. La Collaboration économique avec le Reich et Vichy, Paris, Armand Colin, 1999. 67. Ginio Ruth, « Les élites européennes et coloniales face au nouveau régime en Afrique occidentale française », in Cantier Jacques et Jennings Eric (dir.), L’Empire colonial sous Vichy, op. cit., p. 235-263. 68. Morin Jean, Souvenirs d’un banquier français, 1875-1947, Paris, Denoël, 1983. 69. Bonin Hubert, Suez. Du canal à la finance (1858-1987), Paris, Économica, 1987. 70. Marcot François, « Qu’est-ce qu’un patron résistant ? », in Dard Olivier, Daumas Jean-Claude et Marcot François (dir.), L’Occupation, l’État et les entreprises, Paris, Adhe, 2000, p. 277-292. 22 Les entreprises et l’outre-mer français pendant la Seconde Guerre mondiale délicate à vivre dans le quotidien, d’autant que comme en métropole, les attentistes, les indécis ou les réalistes ont dû être plus nombreux encore. Une sixième difficulté est née de la guerre elle-même : lancée au nom de la liberté, puis orientée vers la libération des peuples et des nations, elle n’a pas manqué de secouer les sociétés ultramarines. Pouvait-on préparer ou envisager un simple « retour à la normale », se contenter, comme après la Première Guerre mondiale, d’une simple inflexion vers plus de « mise en valeur » et de progrès économique et social général, sans songer à l’émancipation non seulement politique – hors sujet dans cet ouvrage – mais aussi au cœur du monde du travail71 ? Bref, pouvait-on remettre les Africains ou les Indochinois au travail sans améliorer leurs conditions de travail, voire leur condition au travail ? Le travail forcé, le droit du travail, un Code du travail, les droits syndicaux, les perspectives de promotion professionnelle deviennent ainsi insensiblement des enjeux de l’immédiat après-guerre, bien au-delà de la réinsertion des combattants indigènes de retour outre-mer. Le spécialiste d’histoire bancaire voudrait enfin soulever la question des flux d’argent pendant la guerre, qui ont été remodelés par les contraintes du conflit, d’où des problèmes de liquidités et, parfois, de refinancement. Les banques se sont elles aussi préparées au conflit, en constituant ou renforçant des points d’appui (à Londres, pour toutes, mais aussi, comme pour la Société générale, en Argentine et à New York) ; puis, avec la coupure entre l’Afrique subsaharienne et la métropole, elles ont commencé à s’installer dans ces contrées (Crédit lyonnais, Société générale), pour participer à ces « contre-circuits » de l’argent dessinés hors des flux traditionnels entre la métropole et les colonies, particulièrement solides pour le Maghreb72 et l’Indochine. Les « chasses gardées » des maisons métropolitaines ont dû alors s’ouvrir à des devises (dollar, livre) ou à une monnaie « libre » (par le biais de la Caisse de la France libre) et les banques s’insérer dans un système informel géré depuis Londres. Ainsi, pendant la Seconde Guerre mondiale, les entreprises françaises ont dû improviser des réponses à ces défis idéologiques et géopolitiques et des solutions de bric et de broc à ces difficultés immédiates. Ce livre, structuré en deux grandes parties – d’abord la stratégie et les tactiques des entreprises en tant qu’actrices institutionnelles en métropole, puis les 71. d’Almeida-Topor Hélène, Lakroum Monique et Spittler Gerd (dir.), Le Travail en Afrique noire. Représentations et pratiques à l’époque contemporaine, Paris, Karthala, 2003. 72. Bonin Hubert, Un outre-mer bancaire méditerranéen. Le Crédit foncier d’Algérie et de Tunisie (1880-1997), Paris, SFHOM, 2004 ; Alibert Jacques, De la vie coloniale au défi international. Banque du Sénégal, Banque de l’Afrique occidentale, BIAO 130 ans de banque en Afrique, Paris, Chotard, 1983. Introduction – La maturation d’une historiographie 23 activités et le devenir des sociétés dans les territoires ultramarins euxmêmes – procure des réponses diversifiées, selon les secteurs d’activité, les territoires d’action, les cités impliquées dans l’empire, les hommes même. Des tactiques à court terme côtoient des desseins stratégiques structurés ; des solutions pragmatiques sont inventées pour tenter de concilier les exigences allemandes et les besoins de l’économie française et pour tenir compte des prélèvements en hommes (prisonniers de guerre, voire arrestations), en moyens de transport et en produits. C’est cette diversité que reflète cet ouvrage, qui se veut le reflet aussi complet que possible, dans sa richesse mais aussi dans ses limites actuelles, de l’historiographie sur le sujet73 ; il apporte des analyses robustes mais ouvre aussi la porte à des recherches futures. Il constitue en tout cas une contribution nouvelle à l’histoire économique ultramarine. Hubert Bonin GRETHA/Sciences Po Bordeaux (avec la participation de Catherine Coquery-Vidrovitch SEDET/université Paris VII-Denis Diderot) 73. Cet ouvrage est issu des travaux d’un colloque qui s’est tenu à Bordeaux à la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine les 20 et 21 novembre 2008. Son programme reposait sur une sélection effectuée par le comité scientifique à partir d’un appel à communications largement diffusé. Deux textes n’ont pas été remis à temps pour être publiés ; celui de Colette Dubois n’avait pas pu être présenté au colloque. Les textes publiés ont fait l’objet d’une relecture attentive des directeurs de ce livre sur le fond et sur la forme ; les auteurs restent cependant seuls responsables des thèses qu’ils défendent.