Marie-Luce Demonet nous invite à méditer sur ce qui relie sémiotique (l’analyse
des signes) et scepticisme (la suspension du jugement) chez un auteur dont
l’écriture relève souvent d’une méditation sur les signes. Renonçant à l’idéal
platonico-mystique souvent associé à la Renaissance, Montaigne combinerait le
naturalisme d’Épicure, le conventionnalisme d’Aristote et le scepticisme de Sextus
pour en faire un « miel tout sien » ( « De l’Institution des enfans » [I, 26]). Mais
il transposerait aussi les leçons apprises de la philosophie, de la politique et de la
théologie sur le plan esthétique pour y trouver un « ravissement voluptueux » (p.
13). Les premiers mots du titre sont tout un programme: À plaisir.Demêmeque
Rabelais faisait dire à Pantagruel que « les voix [. . .] ne signifient naturellement
mais à plaisir »(Tiers Livre, chapitre 19), l’ironique apologiste n’oserait laisser
notre pensée « tailler et coudre à son plaisir » (« Apologie de R. Sebond » [II, 12]).
De là à poser l’hypothèse que Montaigne laisse dans ses écrits les indices d’une
sémiotique essentiellement sceptique il n’y a qu’un pas. Ce pas est franchi au terme
d’un long cheminement, per angusta ad augusta, lorsque nous découvrons un
Montaigne « parieur », partisan de la contingence (p. 333) et sentant déjà peut-être
le libertin de Pascal : un Montaigne en tout cas très beuvien, qui opte pour le
fidéisme non par conviction mais parce que, avant Hume et les utilitaristes
écossais, il préfère, tous comptes faits, accorder sa confiance à la valeur fiduciaire
des signes.
Peut-être trouvera-t-on cette conclusion trop « moderne » ou trop « opti-
miste ». Car pour l’auteur des Essais, les « troubles » issus des querelles politico-
religieuses sont le symptôme d’une crise beaucoup plus profonde et qui affecte les
fondements mêmes de la société de son temps. Cette crise peut être dite aussi
« sémiotique » dans la mesure où elle atteint le système de représentation sur lequel
repose l’idéologie dominante du savoir humaniste. Ce qui semblait acquis par la
Renaissance triomphante se trouve mis en échec par le processus même de l’His-
toire. Marie-Luce Demonet ne croit pas à une « crise du signe » à l’époque de
Montaigne (voir sa note 8, p. 9). Pourtant la crise sémiotique dont les « troubles »
civils sont le symptôme affecte lerapport entre lesmots (verba) et les choses (res).
Les signes sont devenus opaques ; ils peuvent tromper à tout moment ; ce sont des
traîtres en puissance. Aussi faut-il se méfier d’appeler « vertu » ce qui n’est
peut-être que désir de gloire. On juge trop souvent le « cœur » sur la « conte-
nance », et le langage lui-même incite à se méprendre sur les « apparences exter-
nes » (« Dela gloire » [II, 16]). Comme l’a bien montré Antoine Compagnon (dans
Nous, Michel de Montaigne [Paris, Éditions du Seuil, 1980]), Montaigne adhère
pleinementà lacritiquenominalistequi dénoncelesfaussescomplicitésdu langage
et de la réalité qu’il est censé représenter. On n’est pas forcément ligueur parce
qu’on admire la personnalité de Guise, pas plus qu’on n’est huguenot parce que
l’on est séduit par l’activité de Navarre (« De mesnager sa volonté » [III, 10])
Ainsi, hors du monde inflationniste et pervers des affaires publiques, cherche
à se constituer dans et par les Essais le monde authentique du sujet privé : « Je ne
me soucie pas tant quel je sois chez autruy, comme je me soucie quel je sois en
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