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formes economiques et croissance pro-pauvre :
une application macro-micro aux Philippines
Dorothée Boccanfuso *, G. Rodolphe A. Missinhoun **, Luc Savard ***
Introduction
Depuis le milieu des années 90, une riche littérature sur le concept de crois-
sance pro-pauvre se développe, dans le contexte de la mise en place du Cadre
Stratégique de Lutte contre la Pauvreté (CSLP) et des Objectifs du Millénaire
pour le veloppement (OMD). Dans ce contexte l’ampleur des priva-
tions rend difficile la scission entre politiques de développement et stratégies
de réduction de la pauvreté, l’analyse économique sonde les moyens par les-
quels, la croissance bénéficierait réellement (ou davantage) aux pauvres.
Cependant, en dépit du caractère partiel des méthodes et outils utili-
sés, les analyses développées jusqu’à présent ont très peu couvert la possi-
bilité de combiner des mesures de politiques en vue de concilier les objectifs
d’efficacité (croissance soutenue et réduction accélérée) et d’équité (baisse
des inégalités). La littérature sur la croissance pro-pauvre révèle une pano-
plie de mesures de politiques évaluées pour la plupart - en équilibre partiel
et parfois, en vient à établir une liste de recommandations pour les déci-
deurs. Elle s’est très peu appesantie sur les interactions entre les diverses
politiques « listées » et de ce fait, ne suffit pas à clarifier le processus de
mise en place de réformes cohérentes par les décideurs (Klasen, 2003, Lopez,
2004).
*GREDI, Département d’économique, Faculté d’administration, Université de Sherbrooke, Québec –
Canada, dorothee.boccanfuso@usherbrooke.ca.
** GREDI et Institut d’Études Politiques de Paris, [email protected].
*** GREDI, Département d’économique, Faculté d’administration, Université de Sherbrooke, Québec –
DOI: 10.3917/rel.763.0257
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En se basant sur le cas spécifique des Philippines, la présente étude
vise à apporter deux principales contributions à la problématique de la mise
en place de réformes économiques appropriées pour une croissance pro-pau-
vre et une réduction accélérée de la pauvreté. Elle s’appuie d’abord, sur une
modélisation des politiques économiques en équilibre général afin de pren-
dre en compte la complexité des interrelations et l’ensemble des effets de
rétroaction au sein d’une économie, notamment de pays en développement
comme les Philippines. À notre connaissance, les modèles d’équilibre géné-
ral calculable (MEGC) n’ont jamais été utilisés dans l’analyse de la crois-
sance pro-pauvre aux Philippines. Ensuite, à partir de cet outil appliqué
aux Philippines, notre étude propose, sur la base de simulations, une ana-
lyse comparée des impacts sur la croissance pro-pauvre et la pauvreté, de
blocs de réformes économiques/mesures d’ajustement versus des politiques
isolées et/ou ciblées. Dans l’analyse de réformes de politique pour l’impact
sur la pauvreté, il existe très peu de travaux qui traitent à la fois de la ques-
tion d’efficacité économique (maximiser les gains en minimisant les distor-
sions) conjointement la question d’équité.
Les Philippines constituent de plus, un cas d’étude intéressant par
rapport aux objectifs de l’étude. Les évaluations réalisées à l’issue des deux
dernières cennies de lutte contre la pauvreté aux Philippines révèlent une
insuffisance de la croissance économique (Reyes, 2004). Le monde rural
apparaît comme le plus atteint par les retombées du phénomène de la pau-
vreté. La recherche d’une croissance pro-pauvre pourrait viser la promotion
des activités du monde rural notamment l’agriculture (Dollar et Kraay,
2002). Toutefois, dans la perspective de réalisation des Objectifs du Millé-
naire pour le Développement (OMD), les préoccupations des décideurs se
tournent vers la recherche de mesures pouvant produire le plus d’effets en
termes de réduction de la pauvreté. Sur cette base, nous réalisons une rie
de simulations isolées et combinées (avec d’autres mesures) pour évaluer les
gains potentiels d’une promotion agricole (activité principale en milieu
rural) dans le cas des Philippines.
Dans la section suivante, nous présentons le cadre conceptuel de
l’étude. Elle se réfère aux concepts de pauvreté et de croissance pro-pauvre
dans le référentiel théorique de la complémentarité des réformes économi-
ques. La méthode d’évaluation de la pauvreté et de la croissance pro-pauvre
au travers d’un MEGC sera ensuite présentée. La quatrième section pré-
sente dans un premier temps, la situation de la pauvreté aux Philippines
(situation de référence) avant d’aborder l’analyse des impacts de réformes
économiques sur la pauvreté et la croissance pro-pauvre dans ce pays. La
section 5 propose quelques conclusions.
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2 Pauvreté et Croissance pro-pauvre : politiques
ciblées versus bloc de réformes complémentaires
Au cours de la dernière décennie, une littérature riche autour de la problé-
matique de la croissance pro-pauvre s’est appesantie à formuler des recom-
mandations de politiques économiques en vue d’accélérer la réduction de la
pauvreté. Selon Boccanfuso et Ménard (2009), deux axes de réformes éco-
nomiques émergent. D’un côté, il faudrait augmenter le revenu moyen du
pays dans son ensemble et de l’autre, veiller à une répartition judicieuse qui
permettrait aux pauvres de bénéficier davantage de la croissance. Les poli-
tiques recommandées et expérimentées dans plusieurs pays 1 vont de la pro-
motion d’une croissance axée sur les secteurs intensifs en main-d’œuvre telle
que l’agriculture (réforme du foncier, promotion des exportations agricoles
par exemple) au renforcement de l’intégration régionale et à la promotion
du capital humain.
La plupart de ces politiques sont appréhendées de façon isolée avec
parfois pour objectif d’identifier la « meilleure politique » ou celle « priori-
taire ». Klasen (2003) rapporte dans une série d’études réalisées sur l’Inde
que la promotion de la croissance en milieu rural est pro-pauvre tant en
milieu rural qu’urbain alors que la promotion d’une croissance dans le
milieu urbain se révèle peu pro-pauvre en milieu rural. De plus, il montre
que la prospérité économique dans les secteurs primaire et tertiaire s’accom-
pagne d’une réduction sensible de la pauvreté aussi bien en milieu rural
qu’en milieu urbain. En suivant l’approche séquentielle (ou de priorité) de
mise en œuvre de politiques économiques, nous pouvons déduire de ces
résultats que la priorité devrait être accordée à la croissance en milieu rural
ou dans les secteurs primaire et tertiaire.
Remarquons cependant que ces résultats ne renseignent pas sur des
effets induits (ou d’équilibre général de façon plus globale) - pouvant néces-
siter des politiques alternatives - qui peuvent être aussi importants. Par
exemple, comme l’a démontré Bhagwati (1988), la promotion de la crois-
sance agricole par une hausse de la productivité en milieu rural pourrait
s’accompagner d’une augmentation de l’offre pouvant conduire à une baisse
(relative) du revenu des ménages agricoles (les plus démunis) liée à la chute
des prix 2. Il peut en être de même des mesures de la promotion du capital
humain dont les bénéfices pourraient être minimisés (ou contrebalancés)
par une demande faible en main-d’œuvre qualifiée 3.
1Des expériences pays peuvent être consultées par exemple, dans Besley et Cord (2007).
2En fait la meilleure situation probable serait une augmentation à long terme du revenu des pauvres mais
dans des proportions moindres par rapport aux revenus des exploitants plus riches et aptes à intégrer plus
rapidement une nouvelle technologie.
3Il est souvent admis que la promotion du capital humain est bénéfique lorsque la croissance devient inten-
sive en main-d’œuvre qualifiée (voir par exemple Klasen, 2003)
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La prise en compte de ces aspects dans la mise en place de réformes
économiques, peut se référer théoriquement à l’idée de complémentarité de
politiques économiques, inspirée d’Edgeworth. Rappelons que deux facteurs
sont complémentaires au sens d’Edgeworth si la présence de plus d’un fac-
teur améliore les rendements de l’autre facteur. Partant de cette idée
Macedo et Martins (2006) formalisent la complémentarité d’un bloc de
réformes économiques comme suit. Si U(.) désigne une fonction de résultat
dépendant de deux instruments de politique pouvant se traduire en deux
états (réforme ou non-réforme), il y a complémentarité lorsque le passage
de la situation sans réforme (le gain est supposé minimal) à une situation
de réformes basées sur les deux instruments à la fois est meilleure que le
passage à des réformes focalisées sur l’un des deux instruments.
Par rapport à la pauvreté et la croissance pro-pauvre, la complémen-
tarité des politiques serait vérifiée lorsque leur combinaison conduit à une
plus grande réduction de la pauvreté ou une croissance plus pro-pauvre que
leur mise en œuvre de façon isolée.
En se basant sur cette théorie, nous pouvons envisager des possibilités
de gains plus ou moins prononcés en termes de réduction de la pauvreté et
de la croissance pro-pauvre lorsque la mesure est moins efficace. Cette cons-
tatation est intéressante et mérite d’être explorée d’avantage dans un cadre
permettant d’analyser conjointement des politiques de façon isolée du point
de vue de la croissance et de la réduction accélérée de la pauvreté (équité).
La littérature sur la croissance pro-pauvre a peu tenu compte des
aspects de complémentarité des mesures de politiques économiques. Elle a
fourni une panoplie de réformes économiques sans procéder à une analyse
rigoureuse de leurs implications. Dans la perspective des OMD qui focali-
sent de plus en plus l’attention sur la recherche de voies et moyens pour
renforcer la lutte contre la pauvreté, la piste de l’analyse de la complémen-
tarité nous parait intéressante. Dans le nouveau contexte d’une croissance
équitable et partagée l’inverse du contexte de la diffusion de la crois-
sance), les recommandations de politiques devraient pouvoir aller au-delà
de l’établissement d’une liste de réformes (libérales) d’autant que le concept
de croissance pro-pauvre semble faire allusion à une combinaison d’objectifs
afin de concilier des phases de croissance soutenues et d’inégalités faibles4.
Comme nous pouvons l’observer dans les exemples énumérés précé-
demment, le bénéfice de la combinaison des instruments (ou mesures) de
politiques va dépendre de l’ampleur et de la complexité des liens et interre-
lations au sein de l’économie. De ce fait, le modèle d’équilibre général cal-
culable (MEGC) est le seul outil d’analyse qui prend en compte cette com-
plexité interrelationnelle au sein de l’économie. Sur la base de ce modèle,
nous pouvons réaliser une évaluation ex ante des impacts de mesures de
4Ceci s’illustre bien par le triangle pauvreté- inégalité- croissance formulé par Bourguignon (2004).
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politique économique en termes de réduction de la pauvreté et de croissance
pro-pauvre 5. Suivant les mécanismes économiques reproduits à travers le
modèle, des mesures d’ajustement/compensation peuvent être identifiées et
simulées en complément de la politique prioritairement ciblée. En prenant
ainsi en compte les effets imbriqués de diverses mesures, il peut être aisé de
quantifier les gains (complémentarités) ou pertes éventuelles (en termes de
réduction de pauvreté et de croissance) procurés par la combinaison de poli-
tiques habituellement identifiées comme pro-pauvre dans la littérature.
3 Modèle d’équilibre général calculable (EGC)
et croissance pro-pauvre
3.1 Présentation du modèle EGC
« Top-down/bottom-up »
Nous pouvons distinguer deux grandes catégories de modèles EGC pour
l’analyse de pauvreté : les modèles EGC à agents représentatifs et ceux de
type microsimulé. Ces derniers peuvent eux-mêmes être décomposés en plu-
sieurs catégories. L’avantage important de la dernière approche est qu’elle
permet d’endogénéiser la variance de la distribution de revenus. 6 Dans la
première catégorie des modèles EGC de type microsimulé, nous retrouvons
les modèles EGC multi-ménages séquentiels (EGC-MMS). L’approche EGC-
MMS consiste à générer des variations de prix d’un modèle EGC et à les
utiliser dans un modèle de microsimulation de ménages. Cette catégorie
peut-être subdivisée en deux types d’applications. Dans la première, les
comportements microéconomiques sont exogènes. Cette approche a été for-
malisée par Chen et Ravallion (2004). Dans la deuxième application, les
comportements microéconomiques sont endogènes. Par conséquent, il y a
beaucoup plus d’hétérogénéité au niveau des ménages. Bourguignon,
Robilliard et Robinson (2005) ont été les pionniers dans la diffusion de cette
méthode. Avec cette approche des modèles EGC de type microsimulé, l’effet
de rétroaction du comportement microéconomique des ménages n’est cepen-
dant pas complètement prise en compte et aucune contrainte quant à la
cohérence entre les modules (macro et micro) n’est requise. Ces problèmes
ont d’ailleurs été soulevés dans deux revues de littérature portant sur les
modèles macro/-micro pour l’analyse de pauvreté à savoir Hertel et Reimer
(2005) et Bourguignon et Spadaro (2006).
5Il est important de souligner que tous les aspects de la croissance ne peuvent être mesurés avec ces modè-
les. De plus, il est essentiel qu’au moins un des facteurs de production soit endogène dans le modèle afin
de capter des effets de croissance dans l’économie.
6Voir Hertel et Reimer (2005), Savard (2005) ainsi que dans Bourguignon et Spadaro (2006) pour les avan-
tages de cette approche.
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