Belghith Aoun Heidegger et l’idée d’une logique phénoménologique Tome II Comment une logique de la « raison du monde » est-elle possible ? 2 2 2 Avant-propos I – L’instauration de la logique au cours de l’histoire de la philosophie était toujours justifiée par la possibilité d’une référence ontologique (un être bien déterminé) ou une référence rationnelle (une règle, un principe…) ou par les deux à la fois. La destruction du monde classique au cours de la philosophie contemporaine, des références ontologiques et rationnelles, rendrait automatiquement impossible l’instauration d’une logique, c’est-à-dire de la rigueur dans notre discours et d’une valeur de vérité. Nous prenons le recul de la logique à la fois comme progrès sur le chemin de la pensée libre et comme embarras et chute au-delà d’une pensée rigoureuse. L’un des problèmes majeurs de l’actualité philosophique tient à garder ensemble ces deux prédicats contradictoires pour la pensée : la liberté et la rigueur, un rationalisme minimal qui s’étend à la mesure de l’être sans devenir arbitraire. L’objectif de la thèse est de prouver qu’on trouve chez Heidegger les éléments d’une logique/d’un rationalisme qui ait, dans son ouverture à l’être sous forme d’un penser, Denken, son propre objet encore possible, sa propre nécessité dans les relations qu’elle/il établit et sa propre compréhension de la vérité et de la fausseté, c’est-à-dire enfin sa propre rigueur. L’un des enjeux fondamentaux de cette recherche est de défendre ceci que le destin langagier de la philosophie/de la logique ou la philosophie du langage contemporaine, n’est pas la meilleure chose, ni la seule à pouvoir réfléchir relativement à la logique aujourd’hui. Il se trouve 2 3 encore une possibilité de faire revivre la Raison même plus puissamment. Un autre enjeu consiste dans le fait de montrer que la querelle autour des éléments « irrationnels » qui s’infiltrent dans la pensée post-moderne peut être plus éclairée si on réussit à expliquer la portée phénoménologique de la logique et vice versa. L’« irrationnel » fait justement partie de la logique comme dimension phénoménologique et non mystique. II – La présente recherche prend en charge de prouver que Heidegger permet de repenser la logique de façon à ce qu’on peut : – traduire ce que nous croyons être seulement un discours philosophique du penser, dicible, au mieux, poétiquement – le traduire en une logique qui lui convient. Nous nous croyons généralement avec Heidegger en train de faire de la poésie ou un quelconque discours dépourvu de rapport à la logique lorsqu’on lit par exemple : « une parole qui, selon son sens, est σημαντική, ne devient άποφαντική que parce que le dé-couvrir, άληθεύειη ou bien le dissimuler, ψεύδεσθαι, est présent en elle »1 ; « L’étant que nous rencontrons immédiatement, celui auquel nous avons affaire, a la constitution ontologique de l’instrument (Zeug) »2 ; « la phrase parle là où il n’y a pas de mots, dans l’intervalle qu’ils laissent et que les doubles points désignent ».3 Nous procédons ici à un discours beaucoup plus musical, poétique et herméneutique que logique et scientifique et nous établissons une limite entre ces deux genres de discours. On ne voit pas facilement comment introduire dans la logique le fait que « la parole, avant d’être sens, est un découvrir ou un dissimuler », que « l’étant que nous entendons n’est pas un objet là-devant, mais une série de renvois » et que « les mots parlent là où ils ne sont pas, dans l’intervalle qu’ils laissent ». Cependant, Heidegger lui-même montre sensiblement par analyse phénoménologique que la proposition est un voir et un penser qui vont ensemble, un voir de la chose même en tant que telle et un penser dévoilant ; puis la proposition vise, quand elle se prononce, l’être lui-même bien qu’elle exprime l’étant ; elle est enfin composée d’un dire explicite et d’un non-dire qui est à son tour un dire, mais sans mots, obligatoirement 1 Platon: Le sophiste, trad., J.-F. Courtine, P. David, D. Pradelle, P. Quesne, Gallimard, 2001, p. 174. Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad., Jean-François Courtine, Gallimard, 1985, p. 350. 3 Qu’appelle-t-on penser ?, Trad., Aloys Becker et Gérard Granel, P.U.F., 1973, p. 177. 2 4 2 dit pour que la proposition soit ce qu’elle est, à savoir une proposition. – mettre au clair la constitution phénoménologique de la logique et du rationalisme modernes de façon à ce qu’on peut les concevoir dans une nouvelle lumière et concevoir autrement le mystère de leur puissance. – proposer, grâce à la reformulation phénoménologique des éléments logiques de base : la relation, l’objet et la négation, une réécriture phénoménologique, à la manière de Heidegger, de la logique. Compte tenu de ce qui a été avancé, il est possible : – de donner un autre éclairage à la question qui se pose toujours à la suite du recul de la logique dans sa formulation connue jusqu’à la philosophie moderne : comment comprendre que notre pensée contemporaine se croit constamment avoir sa propre rigueur, qu’elle ne cesse de prendre ses distances de l’arbitraire et du bavardage ? Une certaine logique peut donc être ainsi pensée pour répondre à cette aporie. – de parler d’une version phénoménologique de la logique comparable à celle dont on parle dans la philosophie du langage contemporaine et qui peut même mettre en cause cette dernière, c’est-à-dire sa domination dans les études logiques actuelles. III – Prouvant sa valeur en réussissant largement à introduire la notion de « situation » (sociale, psychique, mentale…) dans la formulation des propositions et à dégager les présupposés pragmatiques du discours, la version pragmatique contemporaine de la logique est devenue un modèle pour tout discours sur la situation actuelle de la logique. Assez séduisant pour sa réussite et pour le manque de concurrent aussi bien que pour un voisinage remarquable avec les différents courants philosophiques contemporains et pour ce que le langage a prouvé de valeur pour exprimer l’être en l’absence des références logiques et ontologiques, le pragmatisme, traduit dans le tournant linguistique de la philosophie, a même influencé les grands lecteurs et philosophes pour assimiler à lui les plus grands courants philosophiques actuels tel que la phénoménologie. Beaucoup de penseurs ne voient dans la phénoménologie que le tournant herméneutique pour l’assimiler au tournant linguistique dans la philosophie du langage. On suppose, par ce fait même, que la phénoménologie est dépourvue de possibilités propres pour la lecture de la logique. 2 5 Rien cependant n’interdit d’interroger la phénoménologie sur ses/ces possibilités propres pour une reformulation de la logique comparable à celle courante dans la philosophie du langage contemporaine notamment si nous prétendons que la philosophie, en effectuant son virage linguistique, n’a pas suffisamment vérifié à quel point la logique est-elle isolée d’un travail nécessaire de l’être. Il paraît qu’on a passé sous silence cette évidence que la logique est la formulation rationnelle des règles, et dans le meilleur des cas, la signification langagière dépendant d’une situation pragmatique quelconque, tout en gardant ce postulat que la logique n’a rien à voir avec des concepts phénoménologiques tels que : être, dévoilement, oubli, êtreau-monde, etc. Après Husserl, les phénoménologues ont largement négligé la question de la logique présupposant qu’elle fait partie de l’histoire de la métaphysique mise en cause. La phénoménologie est seulement compréhensible comme philosophie ou plus précisément comme penser, c’est-à-dire aussi comme discours poétique, musical et herméneutique, mais jamais comme logique. Au contraire, nous voulons dire que le discours dit ici musical, poétique ou herméneutique n’est pas nécessairement anti-logique sauf lorsqu’on prend la relation, l’objet et la négation au sens logique traditionnel du mot. En retravaillant ces concepts logiques de base de façon à y introduire, comme le fait Heidegger, les notions phénoménologiques qui leurs conviennent : le dévoilement, la possibilité et la négation originelle, ce qui est également une reprise de ces notions mêmes logiquement, cela donnera lieu à un éclaircissement phénoménologique de la logique digne de penser. Tout en admettant le discours philosophique sur la phénoménologie, n’affichant aucune distance vis-à-vis de lui et ne tenant pas compte de ses problèmes, la présente recherche représente un essai pour faire son éclaircissement et investissement logiques. Elle prend en vue les exigences propres à la logique : la clarté des démonstrations et l’application à des exemples. Ainsi, « la porte est fermée » est une proposition qui signifie dans le pragmatisme beaucoup de choses selon la situation : elle peut signifier seulement le sens descriptif « la porte est fermée » comme elle peut signifier : « il faut l’ouvrir pour entrer » ou aussi ce sens allégorique : « ce 6 2 n’est pas la peine d’essayer encore une fois », etc. Selon Heidegger, le pragmatisme tout entier est une nouvelle version de la métaphysique de présence. Mettre une situation quelconque à côté du jugement n’est rien d’autre que juxtaposer les étants les uns à côté des autres. La situation (sociale, psychique, etc.) a aussi besoin de ce qui la maintient pour que l’on puisse accorder au jugement de telle façon plutôt que de telle autre. Le fond phénoménologique réside selon Heidegger derrière tout pragmatisme. Or, ce qui retient hautement l’attention, est que le phénoménologique n’est pas comme le pragmatique une extension externe du logique, un étant qui s’ajoute à l’étant-logique, mais un fond, un fondement ou une essence qui touche sensiblement le logique pour le reformuler dans ses concepts de bases – relation, objet, négation et affirmation – à partir desquels le pragmatisme lui-même et le langage deviennent compréhensibles dans leur exigence. C’est pour cela que nous prenons la phénoménologie pour une reprise plus consistante du rationalisme, de la logique, contrairement au pragmatisme, [c’est-à-dire] parce que la phénoménologie touche la condition de possibilité de la logique elle-même, alors que le pragmatisme concerne une tout autre chose que la logique elle-même et sa structure, des circonstances étrangères à elle. La proposition ci-dessus « la porte est fermée » n’indique pas selon Heidegger la porte en état de fermeture que dans la mesure où une proposition inverse « la porte est ouverte » se trouve retirée. Elle indique donc l’entrée en présence de la porte fermée le moment où la proposition inverse indique l’état de retrait de la porte. La logique doit donc faire entrer en compte qu’elle agit avec un discours double (affirmation et négation) indiquant une activité double (entrée en présence et retrait) plutôt qu’elle est un discours simple indiquant un étant là-davant. La preuve que le discours logique proprement dit est un discours double prononcé autour d’une activité double tient à ce qu’un discours soit inaccessible dans le cas où l’objet se présente comme ayant une seule possibilité d’être, celle de sa présence absolue comme dans la proposition « la mer contient de l’eau », c’est-à-dire les propositions tautologiques. Un discours simple prononcé autour d’un objet simple n’est donc qu’une tautologie, c’est-à-dire un discours dépourvu de son contraire ou encore de son état de retrait. 2 7 La négation n’est pas une exclusion totale, mais un retrait de ce qui « est » toujours, même dans sa négation, et qui constitue une condition inévitable de l’affirmation, voire un « objet » du discours comme l’affirmation. C’est pourquoi on distingue entre la proposition « la porté n’est pas fermée » et la proposition « la porte n’est pas sucrée ». La première est tout à fait admise dans la mesure où la fermeture, si elle n’appartient pas réellement à la porte à un moment donné, appartient à sa possibilité ou à son être, alors que la seconde est insensée parce qu’« être sucré » n’appartient pas à la possibilité de la porte. La proposition concerne donc, plutôt que la chose, l’être de la chose comme étant son véritable « objet ». Or, en affirmant que la proposition négative a un sens parce qu’elle présuppose une relation originelle du sujet au prédicat, relation qui n’est pas d’ordre logique mais phénoménologique, nous nous trouvons devant ce phénomène que la proposition affirmative à son tour « la porte est fermée » n’a de sens que parce que sa structure logique est maintenue par un rapport originel de ses composants, c’est-à-dire un discours parallèle selon lequel « la fermeture appartient à la porte ». La proposition est enfin une reprise logique de ce qui est parallèlement articulé phénoménologiquement. Une lecture phénoménologique de la logique, de la raison consiste donc en une reprise phénoménologique des éléments logiques de base : la négation et l’affirmation comme deux manifestations égales d’un discours double visant une activité double ; l’objet devait être compris désormais comme étant l’être même ; la relation qui serait tendue entre la proposition logique et son être phénoménologique. La logique peut être formulée puissamment si on la prend d’abord comme un travail double du discours, c’est-à-dire comme discours ayant la variété de l’être et la mouvance consistant dans son avènement et son retrait ; ensuite, si on tient compte de ce qui est entendu en elle comme l’être ou la possibilité plutôt que la chose réellement subsistante ; enfin, si on peut dégager l’articulation phénoménologique de base qui illumine le discours logique. 8 2 Introduction générale Contenu philosophique global de la recherche : Pour mettre au clair la problématique de la présente recherche, « l’idée d’une logique phénoménologique chez Heidegger » ou « Logique et phénoménologie chez Heidegger », nous rappelons brièvement que l’histoire de la logique avait connu au moins deux mutations de base : la première, celle qui consiste dans le changement du statut instrumentaliste de la logique comptée chez Aristote comme vestibule aux sciences à une considération notamment moderne de la logique comme science ; la seconde, celle qui prend toutes ces deux périodes pour une seule, marquée par la croyance à la possibilité de l’instauration d’une logique, c’est-à-dire des catégories, principes et règles destinés à l’appréhension de la vérité définie comme universelle et nécessaire, et qui, c’est-à-dire cette seconde mutation, tient à se délaisser de toute instauration de la logique au profit d’un destin qui n’est pas tout à fait clair. Au sein de cette même mutation, et en fonction de l’obscurité du destin de la pensée contemporaine, postmoderniste et des différentes interprétations données à elle, la question se pose à propos d’une pensée sans logique, de sa signification, ses embarras, ses défis et ses issues auxquels on s’affronte différemment. On s’affronte d’abord à la manière de Deleuze à cette situation pour dire qu’on n’a pas affaire aujourd’hui à rétablir la logique et partant le discours philosophique à l’instar du modèle du penser du sage grec. Il n’y a plus de règles communes auxquelles on peut revenir pour garantir notre discours lors d’une discussion qui devient à son tour elle-même vaine selon Deleuze, rendant par là même vain un discours universel. Définissant la 2 9 philosophie comme « l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts »,4 Deleuze écrit : « Le philosophe a fort peu le goût de discuter […] Les discussions, le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne feraient pas avancer le travail, puisque les interlocuteurs ne parle jamais de la même chose […] La philosophie a horreur des discussions. Elle a toujours autre chose à faire. Le débat lui est insupportable, non parce qu’elle est trop sûre d’elle : au contraire, ce sont ses incertitudes qui l’entraînent dans d’autres voies plus solitaires ».5 La discussion présuppose selon Deleuze une référence commune entre les interlocuteurs, ce qui ne va pas avec la compréhension contemporaine du monde comme possibilité à créer, à inventer, c’est-à-dire comme quelque chose qui advient avec le discours même. Et puisque la chose dont on parle n’est pas déterminée d’avance, les interlocuteurs la déterminent de différentes manières qui sont toutes possibles et dont elles n’ont pas besoin d’un consensus et d’une discussion. Cependant, cette manière n’est pas la seule pour s’affronter à la situation dite critique, de la logique. Les philosophes du langage qui se comportent comme héritiers actuels de la logique, se permettent de décrire une sorte de logique propre au langage et aux règles de la délibération relative au sens, même en absence des références rationnelles pures et ontologiques solides. Dans tous les cas, on présuppose ici et là l’impossibilité d’un retour aux références classiques de la logique. L’ontologie pensée presque constamment dans l’horizon de la présence et conçue enfin comme substantialisme, est exclue pour de bon comme fondement de la logique. Mais qu’en est-il de cette possibilité si nous rappelons la redéfinition heideggérienne de l’ontologie contre la présence ? N’est-ce pas l’occasion de rétablir une logique au-delà de la logique communicationnelle et conventionnelle, c’est-à-dire là où l’ontologie réussit à être le fondement même de la différence et à assumer le rôle accordé actuellement à l’échangement social du discours et au performance des individus. La présente recherche est donc un essai de penser à partir de Heidegger, la possibilité d’un rétablissement de la logique le moment de son recul aujourd’hui (# l’idée de sa chute totale vouant au risque de 4 Jilles Deleuze et Felix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les éditions de minuit, Paris, 1991, p. 8. 5 Ibid., p. 32. 10 2 l’arbitraire) de façon non conventionnelle ou langagière (# l’idée d’une impossibilité actuelle d’une référence ontologique), mais, par-delà, ontologique et phénoménologique. La problématique générale qui constitue donc le cadre de recherche dans lequel s’inscrit notre thèse est la suivante : comment admettre la critique contemporaine de la logique sans tomber dans le contre-logique ? ou encore : comment rétablir une logique adéquate avec la nouvelle situation de la philosophie marquée par l’absence des repères ontologiques et purement rationnels ? La problématique spécifique de la thèse tourne autour de la question suivante : comment comprendre la critique heideggérienne de la logique en meme temps que le philosophe affiche une distance nette par rapport à l’illogique ou au contre-logique ? Est-ce qu’on doit supposer nécessairement l’existence des seules règles communicationnelles et langagières chez Heidegger à la manière de ce qu’on trouve dans la philosophie du langage et les manières de penser analogues ? ou bien est-ce qu’on peut penser à une version phénoménologique et ontologique de la logique encore possible à partir de Heidegger ? La thèse défendue, par exemple par Apel, Habermas et tant d’autres, est qu’il y a chez Heidegger une transposition de la logique de son lieu traditionnel dans la « Raison » vers un consensus au sein d’une « communauté linguistique » et qui serait garanti par l’être-avec.6 Certes, la 6 Certes, cette thèse n’est pas la seule à ce propos. L’herméneutique elle-même avec Heidegger et la fameuse déclaration du « langage comme maison de l’être », tout cela est une thèse à part relative au langage, distincte de celle trouvée dans la tradition langagière contemporaine. Nous prenons cependant en compte la thèse de Habermas, Apel et d’autres, lors de notre élaboration du présent sujet, comme s’il s’agit de la thèse majeure dont nous tenons compte à ce propos en raison de son effet péjoratif sur la lecture authentique de la totalité du projet heideggérien. En effet, avec cette thèse on renforce l’idée que la logique n’est aujourd’hui qu’ou bien « philosophie du langage » ou bien inaccessible. « Philosophie du langage » veut dire ici une logique accessible uniquement au sein d’un échangement du langage, d’une convention ou d’un consensus, c’est-à-dire aussi au sein d’une rupture totale avec les références ontologiques et rationnelles courantes dans l’histoire de la philosophie jusqu’à Hegel. Heidegger prend clairement ses distances de la philosophie du langage, ce que l’herméneutique ne peut prendre en compte qu’avec une certaine difficulté vu l’influence de cette même philosophie du langage traduite pour la présente recherche dans la thèse mentionnée cidessus de Habermas et d’Apel par exemple. Celle-ci est donc indépassable à ce propos de point de vue qu’elle exprime tout un dogme s’agissant de l’état actuel de la logique, un dogme qui couvre les possibilités propres à la phénoménologie et par la suite à l’herméneutique même. 2 11 « raison » existe toujours, mais il s’agira désormais d’une « raison communicationnelle » selon l’expression de Habermas ou d’une « raison herméneutique » selon une expression empruntée à Greisch, et dans l’ensemble, il s’agira d’une « raison langagière ».7 Notre thèse s’appuie, d’une part, sur cette idée que la logique a changé de lieu et qu’il n’est pas obligatoire de la chercher uniquement auprès du rationalisme classique ; d’autre part, nous nous proposons de réfléchir sur les points suivants : – d’abord, la thèse de la « raison communicationnelle ou herméneutique » n’est pas authentique à la phénoménologie heideggérienne. Elle est introduite grâce à la grande influence de la philosophie du langage. D’ailleurs, c’est la thèse de ceux qui s’inscrivent dans cette tradition, ceux qui sont influencés d’une manière ou d’une autre par elle ou de ceux qui sont engagés dans une orientation voisine de la philosophie du langage contemporaine. – ensuite, la thèse de la « raison communicationnelle ou herméneutique » reste l’expression de l’incapacité à interroger authentiquement la phénoménologie. Elle procède d’un postulat selon lequel la phénoménologie ne peut pas être le lieu d’une interrogation authentique sur la logique. Elle est soit une reprise du même rationalisme classique soit une contre-logique. – enfin, la thèse de la « raison communicationnelle ou herméneutique » appauvrit la phénoménologie et empêche de mener une véritable recherche authentiquement phénoménologique de la logique, à savoir l’examen de la question suivante : est-ce qu’on ne peut pas développer, à partir de la phénoménologie elle-même, une possibilité de penser la logique comparable (et non pas semblable) à celle développée dans la tradition langagière contemporaine ? Une telle question fait la différence entre l’orientation de notre thèse et celle de la thèse de la « raison 7 Quant à la question : à quel point est-il question chez Heidegger d’une fondation du rationalisme ou de la logique ? N’est-ce pas au contraire question de tout ce qui n’a rien à voir avec la logique : le penser et tout ce qui en dérive comme herméneutique et comme poésie ? – cette question est tout à fait légitime. Cependant, on ne peut pas esquiver d’abord à partir de Heidegger lui-même le risque laissé par la critique de la logique et le souci du philosophe de prendre ses distances vis-à-vis de l’arbitraire et de l’illusion ; ensuite, Heidegger a traité largement de la logique au cours de son œuvre en vue de sa reformulation phénoménologique, il a proposé également une version phénoménologique aux questions logiques de base. 12 2 communicationnelle ou herméneutique ». Dans cette optique, notre hypothèse de travail est la suivante : on peut développer à partir de la phénoménologie, elle-même, une pensée de la logique hautement fructueuse, tout à fait différente de la pensée langagière contemporaine et dans laquelle cette dernière peut même être inscrite, voire être mieux comprise. Autrement dit, on peut refonder la Raison de façon à barrer la route devant son abandonnement vers un tournant linguistique.8 C’est ainsi que les implications de la thèse de la « raison communicationnelle ou herméneutique », avec en tête celle du privilège accordé au second Heidegger (herméneute) sur le premier (le phénoménologue), vont être à leur tour récusées. L’évènement le plus pesant dans l’histoire de la phénoménologie heideggérienne9 est la phénoménologie elle-même qui a pu perdre son nom et devenir herméneutique ou question de langage, mais la transformation qu’a subie la phénoménologie s’est faite elle-même comme phénoménologie du langage et jamais comme langage au sens logique et linguistique du mot. Nous estimons que Heidegger a proposé, depuis ses premiers écrits, une possibilité propre à lui qui consiste à penser une « logique phénoménologique ou ontologique ». Ultérieurement, il n’a fait qu’enrichir, radicaliser et sauver cette possibilité d’embarras multiples. Si on doit mettre dès lors en vedette ce que Heidegger permet de penser à propos de la logique, ce ne serait rien d’autre qu’une reprise phénoménologique des présupposés de la logique à propos de la relation, de l’objet, de la négation et de l’affirmation, reprise qui donnerait lieu à une compréhension phénoménologique des choses qui pourrait à son tour prendre la place de la tradition dominée différemment au fond par Aristote et Hegel. 8 Nous proposons de réfléchir sur la question suivante : est-ce qu’on a bien testé les puissances de la Raison lors du tournant effectué du paradigme de la Raison au paradigme du langage ? Est-ce qu’on peut dire que l’impuissance accordée à la Raison vis-à-vis du langage fait suite à ce qu’elle avait été d’abord accablée par des structures logiques qui ne sont pas authentiques à elle et que son affranchissement ouvre d’autres possibilités de penser ? 9 La phénoménologie est le nom de la première période de la pensée heideggérienne ; la seconde période étant l’herméneutique. Mais puisque nous voulons ici profiter de la période phénoménologique comme si elle implique les possibilités les plus authentiques et les plus fructueuses pour une logique actuelle, c’est-à-dire plus que l’herméneutique et que cette dernière reprend à sa manière l’essentiel de la phénoménologie, nous prenons « phénoménologie heideggérienne » au sens général de toute la pensée de Heidegger. 2 13 Hegel écrit dans la Science de la logique rappelant Aristote et reprenant ses principes : « Une chose est A ou non-A ; il n’y a pas de troisième […] Mais, en fait, cette proposition elle-même contient le troisième, qui est indifférent à l’opposition, ce troisième étant A lui-même. Cet A n’est ni +A, ni -A, mais il est en même temps aussi bien +A que -A. Le « quelque chose » qui doit être soit +A soit -A, se trouve ainsi rapporté aussi bien à +A qu’à -A. »10 Aristote dit que A est A, A est non B, le tiers est exclu. Hegel réécrit les principes d’Aristote comme suit : A est A, A est non A, A est devenir. Heidegger met toute l’histoire de la philosophie/de la logique dans la même case. La philosophie pensait toujours A comme A, c’est-à-dire comme présence. Si elle pensait le devenir de A, c’est qu’elle pensait aussi son devenir seulement comme présence, comme perte de A. Au contraire, penser A en sa constance minimale et son devenir minimal, c’est penser les choses les unes relativement aux autres en un sens bien précis de « A retrait de B », « B retrait de A ». Notre thèse est un essai pour développer à partir de Heidegger l’idée que la logique peut être mieux formulée sous la forme suivante : A+ B-, B+ A-, Rab. A n’est pas dès le départ A, mais une donation de l’être comme A ou A+, un retrait de l’être comme B ou B- ; puis une donation de l’être comme B ou B+, un retrait de l’être comme A ou A- ; enfin R, relation de AB où A et B se trouvent barrés (A B) comme Heidegger préfère écrire l’être pour dire qu’ils restent toujours là en R comme étant leur être sans dissolution, ni séparation, sans exclusion, ni identification. Nous visons à considérer dans cette optique la logique entière avec en tête la doctrine du jugement. Notre thèse ne voit pas qu’une formulation phénoménologique compréhensible et enseignable de la logique soit inaccessible à partir de Heidegger. Nous disons bien « à partir de Heidegger » pour signaler que la thèse est située entre le dire et le non-dire du philosophe, qu’elle est à la fois le fruit du penser sur Heidegger, avec Heidegger et après Heidegger tel que nous le montrerons au cours de cette introduction. Certes, tel souci n’est 10 G. W. F. Hegel, Science de la logique. Logique de l’essence, trad., S. Jankélévitch, Aubier-Montaigne, 1969, pp. 65-66. 14 2 pas celui de Heidegger lui-même, mais de ce que l’on peut penser sur ce qu’il propose en gardant sa distance vis-à-vis de l’illogique. Une telle tâche, seule la conclusion générale puisse la prendre sérieusement sur son compte. Nous gardons ici un certain souci de clarté classique, celui de la formulation rationnelle des choses ; en même temps, nous essayons de réfléchir le « rationnel » dans le plus haut point de sa perte et de la perte de la logique à partir de la phénoménologie de Heidegger. Nous réfléchissons ainsi ce couplage étrange duquel l’actualité philosophique ne peut plus s’enfuir, couplage rationnel/irrationnel ou encore ce que l’un de nos professeurs appelle « L’irrationnel, cœur du rationnel »11 et que Heidegger prend pour une issue hors/dans le rationalisme par l’irrationalisme. « Le lent aboutissement de cette histoire, que nous vivons déjà depuis longtemps, dit-il, est la souveraineté de la pensée conçue comme ratio (comme entendement aussi bien que comme raison) sur l’être. A partir de là, commence l’alternance entre « rationalisme et irrationalisme », qui se produit jusqu’aujourd’hui sous tous les déguisements possibles et sous les rubriques les plus contradictoires. L’irrationalisme n’est que la faiblesse du rationalisme devenue enfin manifeste, et l’achèvement de son abdication ; par-là, il est lui-même un rationalisme. L’irrationalisme est une issue hors du rationalisme, mais qui, loin de conduire sur une route libre, ne fait que nous empêtrer encore davantage dans le rationalisme. »12 11 M. Mahjoub, « L’irrationnel, cœur du rationnel », in : Le rationnel et l’irrationnel (Colloque 1987), Beït Al-Hikma -Carthage, 2000. A propos de la question relative à ce que signifie l’irrationnel, les réponses sont multiples. Il faudrait cependant rappeler cette problématique que la philosophie ne pense jamais le sacrifice du rationnel lors de sa pensée de l’irrationnel, problématique à la lumière de laquelle on doit penser l’irrationnel. Monsieur Mahjoub prend ce terme, c’est-à-dire aussi « la structure mythique de la philosophie » dans deux sens fondamentaux : les exigences mythiques de la philosophie pratique en ce qui concerne notamment la vie et l’éthique intime de la raison. Pour le premier sens, il parle de Luc Brisson et Walter Mayrstein qui prennent à témoin le Phédon de Platon, La critique de la raison pure de Kant et Etre et Temps de Heidegger où apparaît que le défi pratique de la philosophie exige un certain commerce avec l’irrationnel : le mythique (Platon), le religieux (Kant), le poétique (Heidegger) ; pour le second sens, l’auteur pousse le questionnement vers un fond encore plus originel dans la raison elle-même. Il se demande si l’irrationnel n’est pas seulement la suite d’un engagement pratique de la philosophie, mais le fait même de la raison « poétique » par essence si nous avons bien compris (cf. la fin de la communication). Voilà ce que notre thèse voulait justement réfléchir : l’irrationnel comme travail authentique de la raison. Le sens de l’irrationnel reste cependant en suspens bien que nous ne voyions pas que ce doit être nécessairement mythique. Nous lançons ce défi d’un « irrationnel scientifique », un « irrationnel rationnel ». 12 Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad., Gilbert Kahn, Gallimard, 1967, p. 183. 2 15 C’est dans ce sens que Beaufret affirme que « Le chemin de Heidegger n’est nullement, comme le disent les mots, du rationalisme à l’irrationalisme, mais de la raison au logos ».13 Jean Grondin écrit aussi que « son réquisitoire [celui de Heidegger] de la rationalité en appelle implicitement à une rationalité d’un autre ordre, et ce à deux niveaux »14 – éthique et argumentatif élémentaire15 et que « l’intention profonde de Heidegger, est de relativiser, et non de récuser l’hégémonie epochale de la raison ».16 Il s’agit donc de penser la critique du rationalisme comme rationalisme, le défi d’être rationaliste a u j o u r d’h u i. « Rationaliste », veut dire être toujours rigoureux ; « a u j o u r d’h u i », renvoie à cette époque de la destruction des liens nécessaires des choses et de la chose elle-même comme présence. « Rigueur », a u j o u r d’h u i, signifie aussi r i g u e u r, avec cette manière possible d’écriture et sans appuyer trop sur les lettres, les mots, les jugements et les déductions. Mais puisque notre époque distingue toujours « destruction des liens nécessaires », d’une part, et « arbitraire », « bavardage » ou « vagabondage de l’esprit », d’autre part, personne ne peut fermer a u j o u r d’h u i les yeux sur ce défi autour de quoi nous nous tournons explicitement ou implicitement et à quoi nous répondons de mille manières : comment être encore rigoureux à l’époque de la liberté et de la richesse de la pensée ? Nous visons à contribuer aux efforts incessants pour affronter ce que plusieurs prennent pour un blocage dans notre pensée contemporaine, blocage causé par l’épuisement des premiers dogmes grecs. Nous prenons ce que Heidegger considère comme une « logique philosophique » au sens d’une « logique ontologique », comme beaucoup de commentateurs de Heidegger préfèrent l’appeler, ou « logique phénoménologique », ou encore « logique herméneutique »,17 c’est-à-dire au sens d’une possibilité autre du 13 D. De Buhan et E. De Rubercy, « Douze questions posées à Jean Beaufret à propos de Martin Heidegger », in : Les lettres nouvelles, déc., 1974-jan.1975, p. 24. 14 J. Grondin, « De Heidegger à Habermas », in : Les études philosophiques, 1986/1, p. 23. 15 Cf. ibid., pp. 23-24. 16 Ibid., p. 31. 17 Traitant de la « logique herméneutique » notamment chez Georg Misch, J. Greisch définit comme suit ce qu’il appelle le sens fort de la logique herméneutique mentionnant en même temps Heidegger : « la fondation herméneutique de la logique elle-même, fondation qui peut d’ailleurs emprunter des styles assez différents, selon qu’on se situe sur le terrain de l’herméneutique du Dasein de Heidegger, d’une philosophie de l’existence au sens de Lipps ou enfin d’une philosophie 16 2 rationalisme, possibilité beaucoup plus proche de l’être en toute sa richesse et qui est toujours « rationalisme », « logique » et « science » au sens vaste de « rigueur » de la « pensée » que de « philosophie » ou de « philosophie » plutôt que de « science ». La problématique générale doit être encore détaillée, sous cet éclairage, en sous-problématiques : – Comment combler le fossé entre logique et philosophie,18 mettre fin à leur rupture historique, introduire la logique en philosophie et la mettre sur le même plan avec la métaphysique et la morale ? – Comment, une fois la logique devenue susceptible autrement comme philosophie, cette dernière peut-elle assumer ses exigences avec en tête l’exigence de la rigueur ? Autrement dit, comment la compréhension philosophique de la logique ne se prend-t-elle pas seulement comme réduction de la logique à la philosophie au sens d’un abandon de la logique, mais comme prise en charge philosophique de la logique et de la rigueur, ce titre par quoi la logique est ce qu’elle est ? – Comment, une fois la logique est sortie de son lieu privilégié historiquement, le logos, de ses principes et règles, c’est-à-dire une fois devenue philosophique, ontologique ou phénoménologique, peut-elle garder toujours son enseignabilité et sa communicabilité habituellement relatives au seul logos ? Voici les grands centres d’intérêts de notre thèse. Ils s’appuient sur le fait que chez Heidegger se trouve une parenté exceptionnelle entre la logique et la phénoménologie au point que cette dernière surgit d’abord de la vie d’inspiration diltheyenne » (La fondation herméneutique de la logique philosophique. Le « chemin herméneutique de la logique à partir de la philosophie de la « vie » selon Georg Misch », in : Phénoménologie et logique, travaux du séminaire des Archives Husserl de Paris 1993-1994/19941995, Presse de l’école normale supérieure, Paris 1996, p. 317). En fait, l’essence de la présente recherche elle-même n’est pas nouvelle. Elle n’a cessé d’apparaître sous différentes figures pour viser le même objectif : s’attaquer au formalisme de la logique et retravailler cette dernière tenant compte des grands obstacles interdisant actuellement l’instauration d’une logique. C’est dans ce même sens qu’on parle par exemple de la logique herméneutique de H. Lipps, de la Logique de la philosophie d’Eric Weil, de même que de La logique floue de Bernadette Bouchon-Meunier et de la Logique du sens de Deleuze, etc. 18 Le souci de rapprocher la logique de la philosophie ne fait pas défaut à l’histoire de la philosophie avant Heidegger, notamment lorsqu’on rappelle l’ontologisation faite à la logique par Hegel comme un essai trop poussé contre l’instrumentalité de la logique. Heidegger croit cependant que la logique n’était jamais philosophique tant que la philosophie restait dans les simples limites de la logique, c’est-à-dire qu’elle n’est pas devenue phénoménologie à la manière de Heidegger. 2 17 comme réponse aux embarras logiques ; puis Heidegger traduit largement en termes phénoménologiques des questions d’ordre logique. Notes d’ordre formel : I – Orientation générale. 1 – Intentions diverses. Le terme « Logique » appelle presque constamment, dans notre enseignement, parmi les philosophes Aristote et les philosophes du langage contemporains, rarement Leibniz et presque jamais Kant et Hegel. Notre enseignement passe sous silence ce que Kant avait écrit sous le nom de Logique et Hegel sous le nom de Science de la logique. Mais en vérité, notre enseignement passe sous silence presque toute la logique. La métaphysique et la morale passent généralement au premier plan comme nom substitut de la philosophie. La logique est conçue obscurément comme discipline indépendante de la philosophie ou comme non philosophique, bien que ce soit le philosophe même qui traite immanquablement de la logique. Les raisons apparentes du souci métaphysico-moral de la philosophie (# souci logique) sont, au moins, au nombre de deux : – Notre souci exagéré du contenu et le caractère instrumentaliste de la logique. – La complexité de la logique qui réclame une étude spécialisée et rebelle à un esprit habitué aux réflexions générales. Mais Heidegger, en admettant tout cela, laisse la question en suspens, c’est-à-dire à réfléchir encore plus profondément : pourquoi l’étude de la logique, comparée à la métaphysique et à la morale, recule-t-elle en philosophie au rang d’un souci accessoire ou même d’un souci non proprement philosophique le moment même où toute philosophie, jusqu’à Hegel, prend la logique pour une partie intégrante de son système ? Dans la philosophie contemporaine, on dit couramment depuis Nietzsche, cette situation de la logique s’aggrave et tend vers une condamnation explicite d’une telle recherche, et ce dans le cadre général d’une critique élargie de la métaphysique, conçue désormais comme substantialisme au sens le plus vaste de l’au-delà comme de toute détermination psychique, linguistique ou intellectuelle. La logique en tant 18 2 que « métaphysique », au sens péjoratif de « substantialisme », marque son absence insigne dans les recherches philosophiques contemporaines. A l’exception de la philosophie analytique et quelques autres tentatives presque inconnues, les écoles les plus célèbres de la philosophie postmoderne qui prennent même indubitablement le nom de philosophie comme les héritiers légitimes de l’histoire de la philosophie tels que la généalogie, la phénoménologie, l’archéologie, le criticisme, le déconstructivisme, le structuralisme, etc. – toutes ces écoles pensent tout à fait à l’encontre de la logique définie comme suite métaphysique du logos. La tradition, courante jusqu’à Hegel et qui consiste formellement à consacrer à la logique un traité indépendant, tombe tout d’un coup dans l’oubli. La logique rejetée ici reste, tout le long de l’histoire de la philosophie, le titre d’une pensée rigoureuse au-delà de quoi il n’y a que le hasard. En contrepartie, la pensée qui croit à la chute de la logique, avec en tête la phénoménologie, n’a jamais admis l’arbitraire de son activité ; elle ne cesse de distinguer « arbitraire » et « liberté de penser » et d’affirmer que sa critique de la logique est faite au profit même de la logique et de la science puisque, écrit Heidegger, « what is called logic is not a logic at all », die sogenannte logik gar keine Logik ist.19 Heidegger reste, tout le long de sa carrière, fidèle à la rigueur, c’est-à-dire, à la logique et à la science d’une manière ou d’une autre. Nous ne réfléchissons pas le tournant, Kehre, s’agissant de la question de la logique, comme fuite devant le titre de base de la philosophie en général : la rigueur. Nous prenons seulement la période herméneutique de Heidegger pour une reprise plus difficile et plus problématique des soucis phénoménologiques initiaux scientifique et logique.20 Comment comprendre donc que la chute de la logique est 19 The Metaphysical Foundations of Logic, translated by Michael Heim, Indiana University Press, 1984, p. 5. 20 Il ne nous interesse pas beaucoup d’établir les limites entre une période de « la science de l’être » et une période de « l’Evènement » ou encore une période de la « philosophie », de la « science » et une autre période de la « pensée » (cf. par exemple Henri Crétella, « Heidegger et la philosophie », in : Etudes heideggériennes, Volume 15., Duncker und Humbolt, Berlin, 1999, pp. 74-76) comme l’on fait généralement lorsqu’un souci historique ou systématique règne au lieu d’un souci réflexif. Nous sommes davantage pour ce que croit beaucoup, à savoir que « l’interprétation épochale elle-même est encore phénoménologique […] la transition n’est pas extra-phénoménologique mais bien intraphénoménologique dans la re-conduction de la phénoménologie à son essence épochale » (Vincent Houillon, « Le « refus du monde » chez Heidegger », in : Alter (Revue de phénoménologie), n° 6, 2 19 advenue au profit même de la logique puisque l’arbitraire et l’illusion restent constamment les ennemis de la philosophie ? Mais la preuve qu’une recherche est « logique », réside dans le fait qu’elle est enseignable, communicable et élevable au rang de l’universel. Depuis Aristote jusqu’à Hegel, le traité de la logique est étudiable comme discipline autonome. La raison en est que l’objectif du savoir, en tant qu’instauration de la science définie à son tour par son immuabilité, exige des règles et des principes immuables pour y accéder. Les deux conceptions ancienne et moderne de la logique procèdent donc d’une conception bien déterminée de la science. La révolution scientifique moderne ou plus précisément l’expérimentation et la théorisation, ne fait qu’accentuer la notion de science comme immuabilité. C’est ce qui réside apparemment derrière ce consensus, le long de l’histoire de la philosophie jusqu’à Hegel, sur la logique. La notion contemporaine de « science » ouverte de plus en plus à la contingence, au quotidien, à l’activité humaine, à la mouvance de l’être et conçue en phénoménologie comme herméneutique, puisqu’elle jette devant la logique ce défi d’être dans la non immuabilité même et comme mouvance ; cette notion pose aussitôt la question suivante : comment songeons-nous à une logique enseignable, communicable en sa mouvance même et sa contingence, c’est-à-dire, en son incommunicabilité inévitable ? A ces questions, Heidegger répond par le développement de ce qu’on a désigné comme logique philosophique, ontologique, phénoménologique ou encore herméneutique, comme n’étant pas seulement prétention heideggérienne, mais, elle aussi, comme objet d’un entrecroisement des intentions heideggériennes, des exigences de l’époque et de réflexions propres à la thèse. Voici donc une description du cadre général dans lequel s’inscrit la présente recherche « l’idée d’une logique phénoménologique chez Heidegger », un cadre qui n’est pas tout à fait heideggérien, puisque Heidegger fait lui-même partie des exigences philosophiques de l’actualité philosophique, marquée par la « chute des grands systèmes » ou par le « crépuscule des idoles » selon des expressions propres à Nietzsche. Ce cadre est cependant heideggérien d’une certaine manière, puisque Heidegger est 1998, Editions Alter, pp. 207-208). 20 2