Kim Christian SchrØder
Université de Roskilde, Danemark
DISCOURS CRITIQUE OU MARKETING
Les enjeux d'une sémiotique de la publicité*
Traduit de l'anglais par Jean Châteauvert,
et Daniel Dayan
Au cours des années quatre-vingt, la sémiotique éprouve des difficultés croissantes à vivre à
la hauteur de la glorieuse réputation qu'elle
s'est
forgée. Ces difficultés varient selon les
domaines. Moins vives dans le cas des études cinématographiques, ces difficultés sont parti-
culièrement manifestes dans celui des études de publicité où des outils venus de la sémiotique
avaient permis de démystifier les processus signifiants verbaux, visuels, idéologiques mis
en œuvre sur le papier glacé des magazines ou sur les écrans de télévision.
Des générations d'étudiants avaient ainsi été formés aux concepts de signe et de code, de
paradigme et de
syntagme,
de métaphore et de métonymie, de dénotation et de connotation, etc.,
ensemble de concepts qu'on apprenait à brandir face aux manipulations symboliques visant à
déterminer les comportements de consommateurs.
Si l'enseignement de la sémiotique
s'est
progressivement taillé une place légitime au sein de
l'université, il semble aussi que l'analyse sémiotique ait atteint un stade de stagnation, un stade
où ses adeptes éprouvent le sentiment désagréable et plus ou moins conscient que l'analyse des
messages publicitaires est devenue un exercice fastidieux. Après les brillantes analyses et les
percées théoriques des Eco, Barthes, Goffman et de leurs successeurs (Williamson pour n'en
citer qu'un), la frustration gagne les uns et les autres et il ne reste pas grand chose à dire sur les
codes mis en jeu par la publicité sinon quelques réajustements rendus nécessaires par les
innovations du marketing.
Une des causes premières de cette frustration vient de la simple question
:
pourquoi
HERMÈS
13-14,
1994 333
Kim Christian Schroder
faisons-nous cela ? Pourquoi devrait-on faire des analyses brillantes de ces publicités élégantes et
accrocheuses, si on ne peut plus en dénoncer la séduction comme on le faisait avec tant de
délectation dans les travaux quelque peu monotones des années soixante-dix ? (Flick, 1987). On
sent bien que cette orientation critique est devenue obsolète dans les années quatre-vingt-dix.
Mais alors, comment repenser une nouvelle perspective critique face à la publicité à la lumière
des changements sociaux, politiques et culturels de la société post-moderne ?
Les sémioticiens du passé brandissaient sans hésiter le flambeau des Lumières en cherchant
à utiliser la sémiotique pour contrecarrer les «
lavages
de
cerveau
». Cette bonne conscience
critique est entrée en crise lorsque les sémioticiens ont commencé à se demander si les
« victimes » de la publicité étaient véritablement des dupes, et
s'ils
avaient véritablement besoin
qu'on les défende contre de tels «
lavages
de
cerveau
».
On sait depuis toujours que les gens se méfient des exagérations publicitaires. Après des
années de sollicitation par les spots télévisés et par les pages de magazine, les consommateurs ont
étendu leur méfiance à l'ensemble du discours publicitaire. Si elles ont jamais existé, les victimes
crédules que décrivent les premières analyses1, ont cédé la place à des sceptiques avisés,
conscients que la publicité appartient au monde de l'illusion ou de la fiction et qu'elle doit être
abordée avec un mélange de précaution et de désinvolture (Schroder, 1987c).
Ainsi, est-il temps que les analystes publicitaires s'intéressent aux stratégies interprétatives
développées à l'égard de la publicité par un public de chair et d'os : jusqu'à quel point les
audiences sont-elles perméables et jusqu'à quel niveau résistent-elles ? Et si les messages
publicitaires demeurent sans effet immédiat, ne peuvent-ils pas néanmoins affecter les processus
symboliques qui donnent son sens à la vie de tous les jours ?
De telles questions débouchent sur un nouvel agenda pour les recherches sémiotiques
d'inspiration critique.
La validité douteuse des analyses de connotation
Plus de quinze ans avant les premiers signes de fatigue intellectuelle au sein de la recherche
sémiotique, à la fin des années quatre-vingt, l'un de ses pères fondateurs, Roland Barthes,
observait lui-même que la sémiologie s'était fossilisée en une « doxa mythologique » tandis que
l'analyse critique, en dépit de sa prétention à démonter les messages idéologiques était « devenue
elle-même discours, corpus de phrases et d'énoncés
catéchistiques
» (Barthes, 1971, p. 614).
N'importe quel étudiant, déclarait Barthes, pouvait maintenant manipuler les principaux
concepts et les procédures de l'analyse critique, rendant ainsi prévisible l'issue de l'entreprise.
Barthes annonçait aussi que le fossé entre l'analyse sémiologique et les pratiques commer-
ciales qu'elle critiquait (tels les processus de signification mis en œuvre par la publicité) se
comblerait au fil des années. L'intégration de la sémiotique par le marketing confirme sa
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Les enjeux d'une sémiotique de la publicité
prédiction : alors que la visée première de la sémiologie était d'être fondamentalement « mytho-
claste », c'est-à-dire, de démanteler l'idéologie véhiculée par les mythes culturels, la sémiologie
est devenue un outil pour la création publicitaire, servant à accroître l'efficacité de ces même
mythes à des fins commerciales. Telle que Barthes la décrit, la critique sémiologique ne peut rien
faire pour endiguer ce processus d'appropriation et n'a d'autre choix que d'abandonner certains
terrains d'analyse traditionnels telles les études sur les phénomènes de connotation, pour les
laisser «à ceux qui baignent dans la vulgate sémiologique» (Barthes, 1971, p. 615).
Certains sémioticiens ont alors proposé une révision des concepts barthésiens. Trevor
Pateman prétend ainsi qu'en dépit de la définition « culturelle » de la connotation que donne
Barthes (opposée par exemple à une définition «textuelle»), ce dernier traite la publicité
comme un texte visuel et verbal dont le sens est immédiatement accessible. Ce sens est
immédiatement accessible dans le texte parce que Barthes ignore le contexte social dans lequel
s'insère l'usage fait du message publicitaire. Pateman voit ainsi dans le travail de Barthes « une
illusion sémantique qui veut que le
sens
soit présent dans le texte ou l'image » et prétend que cette
illusion a «dévoyé la sémiologie» (Pateman, 1983,
p.
198).
Pateman suggère en effet, que si l'analyste omet de tenir compte des contraintes situa-
tionnelles qui pèsent sur la compréhension du texte publicitaire, l'interprétation critique se
teinte d'un « caractère inutilement hasardeux », provoquant du même coup la question : « Qu'en
savez-vous
? » (ibid.,
p.
187).
Quiconque a déjà lu une étude sémiotique sur un texte publicitaire
reconnaîtra cette situation : une analyse indubitablement érudite laisse néanmoins songeur quant
à sa validité au regard des milliers de consommateurs qui rencontreront le texte analysé.
L'interprétation éventuelle du récepteur empirique pèse comme une épée de Damoclès sur
l'approche subjective et introspective qui caractérise l'analyse textuelle. Elle en ruine l'hypothèse
majeure
:
les significations idéologiques révélées par le travail de l'analyste seraient partagées par
l'ensemble des lecteurs et se retrouveraient donc, de façon quasi automatique, dans l'esprit du
consommateur où elles s'imprimeraient subtilement. On peut illustrer ce type d'analyse à l'aide
d'un travail de Larsen (1988) sur la publicité d'un parfum pour homme : Obsession. La
photographie utilisée représente une demi-douzaine de silhouettes humaines déshabillées et
placées dans des poses stylisées sur d'énormes socles blancs. L'interprétation de Larsen évoque
« une pyramide humaine montée sur un édifice dont les lignes brutales
rappellent
l'architecture
de
l'époque de Mussolini et les installations sportives nazies». Suivant Larsen, cette image est
l'expression du « culte du
Kraft-und-Schönheit
»
(la
force et la beauté), «
déclenchant
instantané-
ment toute une séné d'images historiques dans l'esprit du lecteur» (ibid.).
La première objection que l'on peut opposer à cette interprétation serait que la capacité
d'évoquer au nom de pareilles images, dépend fondamentalement de qui est ce lecteur. Même
sur le plan de la dénotation, ces blocs de marbre blanc peuvent représenter bien des choses : un
musée d'art moderne, une sculpture d'avant-garde, un praticable de théâtre. Et il en est
probablement plus d'un pour qui l'esthétique de la force et de la beauté ne renvoie pas
forcément au culte teutonique et semi-fasciste du Kraft-und-Schönheit.
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Pour apparenter ces statues humaines à des idéaux nazis, il eût fallu donner à leurs visages
une détermination autoritaire, les soumettre à une véritable transfiguration. Je ne vois pour ma
part que froide indifférence et qu'un narcissisme, au demeurant, effrayant. De plus, comment ces
personnages pourraient-ils appartenir à l'Olympe aryen, lorsqu'ils sont présentés par Larsen
comme des «
adorateurs méditerranéens
du soleil» ? Et si l'une ou l'autre de ces interprétations a
quelque valeur au regard de quelqu'imaginaire groupe de lecteurs, comment y passe-t-on des
significations perçues à des comportements de consommation ? Comment se fait l'impact
culturel ?
Cet exemple des dangers qui guettent l'interprétation des phénomènes de connotation
démontre clairement que la grille interprétative des analyses critiques traditionnelles est inca-
pable de rendre compte des multiples facettes de l'expérience esthétique suscitée par les
publicités modernes. Elle se contente au contraire d'affirmer l'existence d'une lecture « univer-
selle
», soi-disant commune à l'ensemble des lecteurs.
Pour Pateman, l'imprévisibilité des connotations est inévitable parce que pour lui, la
connotation est une entité pragmatique, une signification que produisent des mécanismes
mentaux liés à un contexte déterminé. En ce sens, la connotation diffère de l'implication
(« entailment ») dont le procès est indépendant du contexte. L'existence d'une implication ne
peut être réfutée alors que celle d'une connotation le peut. On le voit bien avec l'analyse de la
publicité pour le parfum Obsession.
L'analyse sémiotique devrait par conséquent cesser de traiter les phénomènes de connota-
tion comme s'il s'agissait d'implications textuelles et les considérer au contraire comme les
résultantes d'un contexte. Pour Pateman, ceci se traduit par la proposition de «
remplacer
l'accent mis sur l'organisation (formelle) des textes et des images, par une théorisation de la
compréhension active des textes et des images dans un contexte déterminé» (Pateman, 1983,
p.
187). Pateman estime que l'étude des connotations reste « inévitablement
hasardeuse
» (id.,
p.
199), mais qu'elle le devient beaucoup moins si l'on adopte une approche pragmatique qui
conçoive la connotation comme une série d'opérations menées par le lecteur, sur la base du
savoir dont il dispose (p. 196).
Curieusement, cependant, Pateman refuse de tirer les conclusions empiriques de sa
démarche pragmatique. Une analyse empirique de l'expérience concrète des lecteurs risquerait,
dit-il, de «faire du
récepteur
le seul site du
processus
interprétatif ce qui
serait
une
erreur
aussi
grave
que
celle
qui fait dépendre
ce processus
du seul texte
».
Pateman ne retient alors du lecteur
réel que l'information dont il est présumé disposer sur les textes, les genres et les significations.
Refusant entretiens et questionnaires, il se désintéresse du savoir effectif dont dispose ce lecteur.
Les dimensions pragmatiques évoquées par Pateman les paramètres sémiotiques mis en
œuvre par les lecteurs pour l'interprétation des textes publicitaires ne sont alors rien d'autre
que le produit des réflexions de l'analyste. Ce sont au mieux, des hypothèses raisonnées sur les
variables situationnelles censées affecter les différents processus de lecture. En d'autres termes,
et malgré l'hommage rendu à la pragmatique, le sémioticien reste ici un devin ou un oracle. Lui
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Les
enjeux
d'une
sémiotique
de
la publicité
seul, en dernier recours, dispose du privilège de reconnaître les significations culturelles.
Paradoxalement, les «
variables culturelles »
invoquées par Pateman s'identifient par introspec-
tion. Bien qu'il indique la direction qu'il faudrait suivre, Pateman ne réussit certainement pas à
remettre l'analyse sémiotique sur le droit chemin.
Un mouvement intitulé
:
« Marketing and Semiotics »
Le désenchantement qui règne parmi les sémioticiens, permet de comprendre que la
présentation d'un programme axé sur les utilisations commerciales de la sémiotique
(« Marketing
and
Semiotics
»),
ait soulevé un intérêt considérable dans des sphères où l'on favorisait tradi-
tionnellement une approche critique de la culture de consommation. Cet intérêt s'accompagne
cependant de scepticisme et de méfiance. Après tout, ce sont précisément les réalisations des
spécialistes du marketing que dénonçaient naguère les analyses sémiotiques portant sur la
publicité. Néanmoins, de nombreux sémioticiens abordent sans trop de préjugés le nouvel objet
d'études (Buhl, 1985 ; Alsted, 1989).
Le mouvement
« Marketing and Semiotics
» est présenté avec enthousiasme, dans un recueil
d'études réunies sous ce titre par Jean Umiker Sebeok. Ce recueil se présente comme une sorte
de manifeste
:
il
s'agit
de faire en sorte que la sémiotique dote le marketing de nouveaux outils,
lui permettant de conceptualiser et de maîtriser les dérapages imprévisibles, et les ambiguïtés
inhérentes à tout message ou à toute campagne2.
Il est alors tentant de retourner la perspective adoptée dans ce manifeste, et de poser la
question inverse. La rencontre avec le marketing peut-elle apporter quelque chose à la sémio-
tique
?
Si oui, quels avantages la sémiotique pourrait-elle tirer de la «
complémentarité »
sou-
lignée dans l'introduction du recueil
?
(Umiker-Sebeok, 1987a). Notons tout de suite que le
recueil ne tient pas ses promesses
:
«
Nouvelles approches interdisciplinaires
»,
«
Avancées
théo-
riques et
méthodologiques » ; « Étude
formelle des
processus sémiotiques
mis en jeu par le
marketing »
(ibid).
A une exception marquante près (Holbrok, 1987), le recueil ne propose aucune réflexion
véritable sur les différences entre marketing et recherche sémiotique. Les divergences méthodo-
logiques approche quantitative dans un cas, qualitative, dans l'autre sont passées sous
silence. Il n'est pas non plus question de filiations théoriques ou politiques. Aucune discussion
également sur l'appartenance de l'un des champs à un paradigme
«
administratif»,
qui repré-
sente par exemple les intérêts des producteurs
;
ni sur l'appartenance de l'autre à un paradigme
critique, souvent explicitement marxiste, et revendiquant une visée émancipatrice
:
organiser la
résistance du lecteur/spectateur, en démontant le fonctionnement du texte, et en dénonçant les
techniques de persuasion dont le récepteur est la cible. Deux traditions aussi clairement
antagonistes ne peuvent être fondues sans que l'on réfléchisse à leurs histoires respectives
;
à la
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