pratique quotidienne
Une acidocétose alcoolique ?
L. Antri-Bouzar
1
G. Lefèvre
2
G. Bonnard
1
N. Khoury
1
E. Rondeau
1
M.-A. Costa de Beauregard
1
1
Service de réanimation néphrologie A,
2
Service de biochimie et hormonologie,
Hôpital Tenon, Paris
Article reçu le 29 décembre 2004,
accepté le 11 février 2005
Résumé.Nous rapportons le cas d’une patiente présentant une acidocétose
sévère. Initialement devant l’association d’une acidose métabolique avec trou
anionique élevé sans hyperlactatémie sans notion d’intoxication aiguë, et d’une
hyperglycémie, le diagnostic d’acidocétose diabétique est retenu. Sous traite-
ment par insuline IV continu, une hypoglycémie apparaît en quelques heures.
Dans le même temps une première bandelette urinaire confirme la cétonurie,
mais avec seulement des traces de glycosurie. Cette évolution fait évoquer a
posteriori le diagnostic d’acidocétose alcoolique. Celui-ci est par ailleurs
confirmé par l’anamnèse : notion d’alcoolisme chronique avec augmentation
récente de la consommation d’alcool entraînant depuis quelques jours des
vomissements et un arrêt de l’alimentation. Ce cas clinique illustre la difficulté
que l’on peut rencontrer parfois, dans le diagnostic différentiel entre acidocé-
tose diabétique et acidocétose alcoolique. Nous rappelons les différents élé-
ments qui permettent de les distinguer. En particulier nous discutons la perti-
nence des examens biologiques à la lumière des mécanismes
physiopathologiques de l’acidocétose alcoolique.
Mots clés :acidose métabolique, acidocétose, diabète, alcool
Abstract.We report a case of severe ketoacidosis. Initially the patient showed
metabolic acidosis, the anion gap was positive and there was neither hyperlac-
tatemia nor intoxication with acid substances. As the rate of glycemia was high
(17.8 mmol/L), the diagnosis of diabetic ketoacidosis was proposed. Under
treatment with continuous IV injection of insuline, hypoglycemia (1.8
mmol/L) appeared rapidly, while urine bioreactive test was positive for ketonu-
ria, but negative for glycosuria. We finally concluded that it was an alcoholic
ketoacidosis. The history of the patient confirmed the diagnosis : chronic alco-
holism with recent increased of alcohol intake which provoked vomiting and
fasting. This case report shows the difficulty in distinguishing between alcoho-
lic ketoacidosis and diabetic ketoacidosis. We discuss the diagnostic strategy
and particularly biologic data in the light of pathophysiologic mechanism of
alcoholic ketoacidosis.
Key words:metabolic acidosis, ketoacidosis, diabetes, alcohol
L’observation
Madame F. âgée de 46 ans est adressée aux urgences pour
syndrome abdominal aigu. Dans ses antécédents, on note
une pancréatite aiguë « biologique » en juin 2003 et une
épilepsie depuis cette date. Elle est mariée, mère de deux
enfants, sans profession. Elle a une intoxication tabagique
chiffrée à 24 paquets-années, et une consommation quoti-
dienne d’alcool (whisky) importante mais difficile à quan-
tifier. Sept jours avant son admission aux urgences de
l’hôpital, la patiente a doublé sa consommation d’alcool.
Il s’en est suivi l’apparition de vomissements, de douleurs
abdominales et un arrêt de l’alimentation.
À son admission aux urgences la patiente est apyrétique,
polypnéique (30/min) avec une saturation en oxygène à
96 % sous air ambiant. Elle est tachycarde (98/min) sans
signe de choc. L’examen physique est sans particularité.
La glycémie et la cétonémie capillaires sont respective-
ment de 2,76 g/L (15,3 mmol/L) et de 4,07 mmol/L
(Medisense
®
Abbott™). Les principaux résultats du pre-
mier bilan sont présentés dans le tableau 1. Aux urgences,
un traitement par insuline ordinaire IV en continu est
abc
Ann Biol Clin 2005 ; 63 (3) : 335-8
Ann Biol Clin, vol. 63, n° 3, mai-juin 2005 335
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débuté, ainsi qu’une réhydratation par sérum salé isotoni-
que. La patiente est ensuite transférée en réanimation pour
poursuite de la prise en charge. À l’admission en réanima-
tion la glycémie capillaire chute rapidement à 0,4 g/L
(2,22 mmol/L). La réalisation d’une bandelette urinaire
(première miction) révèle une cétonurie positive à ++++ et
des traces de glucose. Les résultats du bilan en réanima-
tion sont présentés dans le tableau 1.
L’insuline en continu est arrêtée du fait de l’hypoglycé-
mie, la réhydratation est poursuivie associée à un apport
de glucose et une vitaminothérapie B1, B6 et PP. L’évolu-
tion est rapidement favorable avec correction des troubles
hydroélectrolytiques. La patiente sort contre avis médical
à j3 de l’hospitalisation.
Le point de vue du clinicien
Il s’agit d’une acidose métabolique partiellement compen-
sée par l’hyperventilation. La valeur calculée de la pCO2
attendue (pCO
2
= (1,5 x bicarbonatémie + 8) soit 15,5
mmHg) est proche de la capnie observée (13 mmHg). Il
n’y a donc pas de composante respiratoire à cette acidose.
Le trou anionique (natrémie – [bicarbonatémie
+ chlorémie]) est augmenté à 28 mmol/L.
Les hypothèses diagnostiques à évoquer sont tout d’abord
une origine toxique mais l’interrogatoire et les dosages
plasmatiques (aspirine, méthanol, éthylène glycol) infir-
ment ce diagnostic. Il pourrait s’agir d’une acidose lacti-
que, mais la lactatémie ne peut à elle seule expliquer
l’augmentation du trou anionique calculé. Enfin, l’aug-
mentation importante de la cétonurie et de la cétonémie
font évoquer deux diagnostics : une acidocétose diabéti-
que ou bien alcoolique.
Dans le cas présent, l’anamnèse est typique d’une acido-
cétose alcoolique. L’éthylisme chronique avec augmenta-
tion récente de la consommation d’alcool favorise une
intolérance digestive (vomissements) qui elle-même
entraîne un arrêt de la consommation d’alcool et un jeûne.
La présentation clinique est elle aussi caractéristique :
vomissements (présents dans 80 % des cas), douleurs
abdominales (50 %) parfois pseudo-chirurgicales, poly-
pnée d’acidose, signes de déshydratation extracellulaire.
Les autres signes sont l’odeur cétonique de l’haleine,
l’hypothermie (rare) et les manifestations neurologiques
(coma, convulsions présentes dans 30 % des cas). En pra-
tique, ce type d’acidocétose se rencontre chez des patients
alcooliques chroniques, après une période de jeûne. Le
diagnostic doit être évoqué devant une acidocétose asso-
ciée à une glycémie peu élevée et une cétonurie sans gly-
cosurie. La prise en charge doit comporter, outre la
réhydratation et la correction des troubles hydroélec-
trolytiques, l’apport de glucose, une vitaminothérapie B1,
B6 et PP. La disparition de la symptomatologie clinique et
biologique sous ce traitement symptomatique est la
meilleure preuve du diagnostic. Enfin, la patiente a initia-
lement une insuffisance rénale fonctionnelle qui régresse
après réhydratation comme cela est souvent observé.
Ici, l’existence d’une glycémie relativement élevée à
l’admission aux urgences fait en premier lieu évoquer le
diagnostic d’acidocétose diabétique. Cependant, la chute
rapide sous traitement par insuline de la glycémie et la
négativité de la glycosurie font porter lors de l’admission
en réanimation le diagnostic d’acidocétose alcoolique. La
glycémie élevée initialement peut faire penser que la
patiente a un certain degré d’insulino-résistance qui n’a pu
être prouvé, même ultérieurement. Enfin, une hypophos-
phorémie est fréquente, mais pas observée dans le cas
présent.
Le point de vue du biologiste
Il s’agit d’une acidocétose typique avec à l’admission aug-
mentation du trou anionique, expliquée ni par l’augmenta-
tion du lactate seul, ni par la présence de toxiques. La
déshydratation extracellulaire est importante, plus visible
sur la valeur des protides totaux que sur la valeur de
l’hématocrite. Les corps cétoniques sont augmentés. Ici, il
s’agit uniquement du b-hydroxybutyrate, l’acétoacétate
présent n’étant pas dosé par le système Medisense Optium
(linéarité du système : 0-15 mmol/L ; récupération
Tableau 1. Bilans sanguins et urinaires du patient à l’admission
et en réanimation.
Admission (10 h 04) Réanimation (15 h 57)
Gaz du sang
pH 7,12 7,32
pCO
2
13 mmHg 22 mmHg
pO
2
128 mmHg 136 mmHg
Lactates 2,50 mmol/L 1,70 mmol/L
Sang
Sodium 136 mmol/L 135 mmol/L
Potassium 4,0 mmol/L 3,5 mmol/L
Chlorures 103 mmol/L 103 mmol/L
CO
2
total 5 mmol/L 9 mmol/L
Créatinine 111 µmol/L 86 µmol/L
Protéines totales 107 g/L 68 g/L
Glucose 17,8 mmol/ l 1,8 mmol/L
Hématocrite 42,2 % 32,2 %
Acétoacétate Non déterminé 1 110 µmol/L
-hydroxybutyrate Non déterminé 1 735 µmol/L
Alcoolémie Non déterminé Recherche négative
Aspirine Non déterminé Recherche négative
Urine
Glucose urinaire Non déterminé Recherche négative
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moyenne du b-hydroxybutyrate : 95 + 11 %, données per-
sonnelles). Il existe une légère insuffisance rénale et
l’interférence des corps cétoniques est négligeable sur le
système de dosage de la créatinine utilisé (Vitros 950,
Ortho Clinical Diagnostics, données fournisseur). Le bilan
réalisé en réanimation montre une hypoglycémie franche,
une persistance de l’acidose métabolique, une absence de
glucose urinaire associée à des corps cétoniques urinaires
détectés en quantité importante par une bandelette réactive
(qui détecte surtout l’acétoacétate, mais est très peu sensi-
ble au b-hydroxybutyrate). Le dosage des corps cétoni-
ques sanguins montre une prépondérance modérée du
b-hydroxybutyrate par rapport à l’acétoacétate (rapport
b-hydroxybutyrate/acétoacétate = 1,56). Ceci peut
s’expliquer par le fait que les dosages ont été effectués
après quelques heures de traitement (voir le paragraphe
Discussion).
La physiopathologie de l’acidocétose alcoolique est résu-
mée dans la figure 1.
Dans le schéma classique, le jeûne et les pertes hydriques
(vomissements) induisent un épuisement des réserves en
glycogène et une hypovolémie. Plusieurs hormones sont
alors stimulées : les catécholamines (hypovolémie), le
glucagon et le cortisol (épuisement des réserves en glyco-
gène). Les triglycérides du tissu adipeux sont alors hydro-
lysés en acides gras libres. Au niveau hépatique, les acides
gras sont métabolisés dans les mitochondries en acétyl
CoA puis en acétoacétyl CoA puis en 3-HMGCoA abou-
tissant à la production d’acide acétoacétique, lui même
réduit en acide b-hydroxybutyrique. D’autre part, l’étha-
nol est métabolisé au niveau du foie par l’alcool déshydro-
génase en acétaldéhyde puis en acétylCoA [1]. Pour que
cette réaction ait lieu, il faut que le NAD soit disponible
sous forme oxydée (NAD
+
). En fait, le catabolisme de
l’éthanol génère de l’acétyl CoA et du NADH,H
+
, ce der-
nier ayant un effet inhibiteur sur le cycle de Krebs, dimi-
nue l’oxydation des acides gras et favorise la cétogenèse.
Les corps cétoniques sont utilisés dans la plupart des
tissus périphériques comme source d’énergie, le
b-hydroxybutyrate étant moins facilement métabolisé par
les cellules que l’acétoacétate.
Discussion
La distinction entre une acidocétose alcoolique et une aci-
docétose diabétique n’est pas aisée [2]. En effet, la présen-
tation clinique des patients est proche et la connaissance
des antécédents jouent un rôle prépondérant dans l’orien-
tation diagnostique. Pour le clinicien, seuls l’interroga-
toire et l’anamnèse orienteront le diagnostic clinique.
Schématiquement, à l’admission, le bilan de l’acidocétose
alcoolique est le plus souvent caractérisé par une glycémie
plus basse, un rapport b-hydroxybutyrate/acétoacétate et
un rapport pyruvate/lactate plus élevé que dans l’acidocé-
tose diabétique [2]. Les anomalies métaboliques retrou-
vées au cours de l’acidocétose alcoolique sont le plus
souvent une acidose métabolique, parfois une alcalose
métabolique en cas de pertes digestives importantes
(vomissements), voire une alcalose respiratoire compensa-
toire [3, 4]. Dans une série de 79 patients présentant une
acidocétose alcoolique, 40 % présentent des déséquilibres
acidobasiques [5]. Les désordres hydroélectrolytiques
sont fréquents (hyponatrémie, hypokaliémie, hypomagné-
sémie, hypophosphorémie, hypocalcémie [2, 3]. La déshy-
dratation peut entraîner une insuffisance rénale aiguë
fonctionnelle pouvant elle-même majorer la rétention des
corps cétoniques. Enfin, dans une série de 74 patients, un
tiers seulement des patients présente une alcoolémie posi-
tive [3].
Généralement, la normalisation clinique est plus rapide
dans l’acidocétose alcoolique que dans l’acidocétose dia-
bétique. Une concentration élevée de b-hydroxybutyrate
en particulier au-dessus de 2,5 mmol/L est associée à une
mortalité élevée [6]. Cette surmortalité est aussi observée
lorsque l’augmentation du b-hydroxybutyrate est associée
à une hypoglycémie [7].
La glycémie au cours de l’acidocétose alcoolique peut être
extrêmement variable. Elle peut être normale voire abais-
sée au cours de l’acidocétose alcoolique notamment à
l’admission [8]. Selon Fulop, l’hypoglycémie est plus
Tissu
adipeux
Acides gras non estérifiés
Foie
Acide gras
Catécholamines
Glucagon
Insuline
N ou
Triglycérides
Acyl CoA
Carnitine palmityl
transférase
Mitochondrie
Cycle
de
Krebs
Acétyl CoA
Acétoacétyl CoA
3-HMG CoA Acéto Acétate
Éthanol
Éthanol
Éthanol
inhibition
Figure 1. Principales modifications biochimiques au cours de
l’acidocétose alcoolique.
Acidocétose alcoolique ?
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constamment retrouvée [9]. Au contraire, Gaches et al.
[10] montrent qu’une hypoglycémie existe dans 31 % des
cas, une normoglycémie dans 60 % des cas et une hyper-
glycémie (> 20 mmol/L) dans 10 % d’une série de 31
patients en acidocétose alcoolique. Ces auteurs soulignent
les précautions à prendre en cas d’insulinothérapie de ces
patients [10], comme dans l’étude de Hojer et al. [11].
Enfin, dans une série de 12 cas d’acidocétose alcoolique,
l’association diabète/alcoolisme est objectivée rétrospecti-
vement par une élévation de l’hémoglobine glyquée
(HbA1c) chez 83 % des patients [12].
Dans les deux pathologies, le rapport b-hydroxy-
butyrate/acétoacétate est supérieur à 1. Umpierrez et al.
indiquent dans une série de 12 cas d’acidocétose alcooli-
que que ce rapport est initialement plus élevé dans l’acido-
cétose alcoolique que dans l’acidocétose diabétique.
Cependant, sous traitement le taux de b-hydroxybutyrate
diminue très rapidement dans l’acidocétose alcoolique et
finalement les rapports ne sont pas différents après quel-
ques heures [2]. Ces mêmes auteurs notent que la valeur
de l’insulinémie à l’admission n’est pas significativement
différente dans les deux étiologies [2]. Comme l’indiquent
Davids et al., une production de corps cétoniques est
observée généralement si l’insulinémie est basse, mais
cette observation est absente si il existe une inhibition
annexe de l’acétyl CoA carboxylase comme ici lorsque le
métabolisme de l’éthanol entraîne à la fois une production
d’acétyl CoA et une production de NADH,H
+
[13]. Les
principales discordances biochimiques observables entre
l’acidocétose alcoolique et l’acidocétose diabétique sont
représentées dans le tableau 2.
Conclusion
Ce cas clinique souligne la difficulté d’un diagnostic diffé-
rentiel de l’acidocétose alcoolique et de l’acidocétose dia-
bétique. D’un point de vue clinique, c’est la réaction
extrêmement rapide à l’insulinothérapie qui signe ici
l’absence de carence vraie en insuline. Au point de vue
biologique, il n’existe pas de critère simple, univoque et
réalisable en urgence qui permette un diagnostic différen-
tiel de l’acidocétose alcoolique et de l’acidocétose diabéti-
que.
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Tableau 2. Comparaison des profils métaboliques et hormonaux
à l’admission dans l’acidocétose diabétique et l’acidocétose
alcoolique (d’après [2]).
Acidocétose
diabétique
Acidocétose
alcoolique
Sang
Hémoconcentration + +
Trou anionique ↑↑
Glycémie ↑↑↑ variable
Cétonémie ↑↑ ↑↑
Rapport (mol/mol)
–hydroxybutyrate/acétoacétate
3/ 1 7/ 1
Insuline variable
Glucagon ↑↑ ↑
Urines
Glucose +++ absent
Corps cétoniques +++ +
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