A propos de l’empathie : des considérations neurobiologiques aux implications cliniques Prof E. Constant UCL, Bruxelles Introduction Introduction • Empathie : capacité de comprendre et partager les états émotionnels des autres en référence à soi • Rôle critique dans les interactions sociales • Intersection de la philosophie de la pensée, la psychologie sociale, les neurosciences cognitives • Psychothérapie : aider les gens à analyser et comprendre leur monde intérieur de manière à les aider à se positionner de manière plus adéquate avec leur entourage Decety J., Bio Psyho Social Medicine , 2007 Introduction • Psychiatrie : beaucoup d’affections sont en rapport avec des déficits reliés à l’empathie (psychopathie, personnalité narcissique, borderline, autisme, schizophrénie,…) • Cela reflète la complexité de la construction psychologique de l’empathie (pas entité monobloc) Decety J., Bio Psyho Social Medicine , 2007 Qu’est-ce que l’empathie ? Qu’entend-on par « empathie » ? • Sur le plan phénoménologique : un sens de similarité entre les sentiments que quelqu’un expérimente et ceux qui sont exprimés par les autres (Thompson, 2001) • Paradoxe : ressentir les sentiments de l’autre n’implique pas nécessairement que cette personne va agir ou même se sente concernée d’une manière supportive ou sympathique • Cette capacité peut être utilisée dans des buts d’aide … ou même nuisibles envers l’autre personne (ex: pervers) Thomson E. , Journal of Conscioussness Studies, 2001 Les composantes de l’empathie Les composantes de l’empathie • Il faut 4 composantes fonctionnelles majeures dynamiquement interconnectées pour produire l’expérience subjective de l’empathie : • 1. Partage émotionnel entre soi et l’autre, basé sur le couplage perception-action automatique et résultant de représentations partagées (neurones miroirs) • 2. Conscience de soi : même s’il y a une identification temporaire entre l’observateur et l’observé, il n’y a pas de confusion entre soi et l’autre • 3. Flexibilité mentale de manière à adopter la perspective subjective de l’autre • 4. Processus de régulation qui modulent les sensations subjectives associées aux émotions Decety J., Bio Psyho Social Medicine , 2007 Les composantes de l’empathie • Certaines de ces composantes interviennent implicitement, de manière non consciente, d’une façon « bottom-up » (ex :partage émotionnel et aspects d’imitations sur le plan moteur) • D’autres composantes requièrent des processus « top-down » (ex: prise de perspective, représentant nos propres pensées et sentiments, de même que ceux des autres; certains aspects de régulation émotionnelle) Decety J., Bio Psyho Social Medicine , 2007 Decety J., Bio Psyho Social Medicine , 2007 1. Partage émotionnel entre soi et l’autre Partage émotionnel entre soi et l’autre • Neurophysiologie : chez le singe : les neurones miroirs du cortex prémoteur ventral et du cortex pariétal postérieur déchargent à la fois durant des actions dirigées vers un but et durant l’observation de ces mêmes actions par un autre individu • 1996 : découverte d’une nouvelle classe de neurones prémoteurs dans le cortex frontal inférieur (F5) • Décharge quand : - exécution d’une action (prendre un objet) - observation d’actions similaires par autrui Rizzolatti G., Ann Rev Neurosci, 2004 Partage émotionnel entre soi et l’autre • Neurones miroirs chez l’homme • Régions impliquées : organisation somatotopique - gyrus frontal postéro-inférieur (BA44) : mvts mains - Cx prémoteur ventral adjacent (BA 6) : mvts bras et poignets - lobe pariétal inférieur (BA 40) lors de l’observation/exécution d’actions de la bouche, mains, pieds Molnar-Szakacs I., Cereb cortex, 2005 Partage émotionnel entre soi et l’autre • Circuit de l’imitation : • Activation de régions identiques lorsqu’on imagine une action propre, lorsqu’on imagine une action de quelqu’un d’autre ou lorsqu’on imite une action STS : sulcus temporal supérieur (inputs visuels) IPL : lobe pariétal inférieur (aspects moteurs de l’action) IFG : gyrus frontal postéro-inférieur (buts de l’action) Molnar-Szakacs I., Cereb cortex, 2005 Partage émotionnel entre soi et l’autre Circuit de l’imitation Rostral PPC : Cortex pariétal postérieur BA44 : Cortex frontal inférieur Molnar-Szakacs I., Cereb cortex, 2005 Partage émotionnel entre soi et l’autre Langage et neurones miroirs • • Les neurones miroirs interviennent dans la compréhension des actions présentées non seulement visuellement mais aussi auditivement ! Ecouter des phrases qui décrivent des actions des mains, pieds, bouche : activation du cortex prémoteur correspondant chez l’observateur - PE moteurs mains activés si phrase en rapport avec mvt des mains - PE moteurs pieds activés si phrase en rapport avec mvt des pieds • fMRI : activation du cortex prémoteur similaire si : - écoute des phrases de mvts de bouche, mains, pieds - observation de mvts de bouche, mains, pieds Buccino G., Cognition and Brain, 2005 Tettamanti M., J Cogn Neurosci, 2005 Partage émotionnel entre soi et l’autre Et pour les émotions ? Partage émotionnel entre soi et l’autre • Les mécanismes de perception-action valent également pour le partage émotionnel, qui constitue le mécanisme de base de l’empathie (Preston, 2002) • Empathie : internaliser expressions faciales et postures d’autrui origine sensorimotrice de l’empathie (Damasio) : « le système sensorimoteur intervient dans la reconstruction de ce que l’on ressentirait si l’on était dans la même émotion que celle observée, au moyen de la simulation des états corporels en rapport avec l’émotion en question » • L’expérimentation d’une émotion à la première ou la troisième personne fait intervenir les mêmes substrats neuronaux; tout serait une question de degré d’activation Preston SD, Behav Brain, 2002 Partage émotionnel entre soi et l’autre • fMRI : ressentir le dégoût ou le voir sur le visage de l’autre active de la même manière l’insula • Musculaire : zygomatique muscle corrugator • - observation de visages heureux : facilitation du muscle - observation de visages fâchés : facilitation du supercilii Douleur : - si on ressent une douleur ou si on l’observe chez l’autre : activation du cingulum antérieur, insula antérieure, moelle épinière - seulement si on ressent une douleur : activation des aires corticales somatosenorielles S1 et S2 et du cingulum dorsal Botvinick M., Neuroimage, 2005 Wicker B., Neuron, 2003 Partage émotionnel entre soi et l’autre Simulation internalisée • Processus non conscient, mécanisme préréflexif • Pas le résultat d’un effort cognitif conscient et délibéré • Emotion de l’autre automatiquement comprise au moyen d’une simulation internalisée produisant un effet corporel partagé (activation d’un mécanisme neuronal partagé) • Base fondamentale pour la compréhension automatique, non consciente des actions, intentions, émotions et sensations d’autrui • Au moyen d’une simulation internalisée, incorporée, nous ne voyons pas seulement une action, intention, émotion ou sensation. A côté de la description sensorielle des stimuli sociaux observés, des représentations internes des états corporels associés à ces actions, émotions et sensations sont évoquées chez l’observateur, « comme si » il exécutait la même action, expérimentait la même émotion ou sensation Gallese V., Phenomenology and Cognitive Sciences, 2005 2. Conscience de soi et des autres Conscience de soi et des autres • Le développement de la conscience de soi et des autres est liée à celui des fonctions exécutives (servant à monitorer et contrôler les actions et pensées, comme la planification, flexibilité cognitive, inhibition, résistance à l’interférence) • Il existe un lien développemental spécifique entre le développement de la mentalisation et l’amélioration du self-contrôle vers l’âge de 4 ans Forgas JP, Psychology Press, 2002 Conscience de soi et des autres • La conscience de soi ne repose pas sur une région cérébrale spécifique mais sur l’interaction de plusieurs régions, spécialement au niveau du cortex préfrontal et du lobe pariétal inférieur. • La neuropsychologie soutient l’idée d’un rôle privilégié du lobe frontal droit dans la conscience de soi. Ainsi une altération de l’hémisphère droit peut être associée à une atteinte de la mémoire autobiographique. De même une atteinte du lobe frontal droit a été associée à de la confabulation (création d’histoires factices sur soi) (Feinburg, 2001) • Le cortex pariétal inférieur, en conjonction avec les aires préfrontales et l’insula, semble une région critique pour distinguer le soi des autres Feinburg, Oxford University Press, 2001 3. Flexibilité mentale et prise de perspective 3. Flexibilité mentale et prise de perspective Flexibilité mentale et prise de perspective • L’empathie implique donc que quelq’un adopte plus ou moins consciemment le point de vue subjectif de l’autre en relation avec le sien • Or notre mode par défaut de raisonnement est égocentrique : nous réfléchissons sur les autres à partir de notre propre perspective Royzman, Review of General Psychology, 2003 Flexibilité mentale et prise de perspective • Beaucoup de mauvaises compréhensions sociales trouvent leur origine dans l’impossibilité parfois des gens de reconnaître le degré avec lequel leurs pensées à propos d’une situation peut être différente de celles des autres • Une composante inhibitrice est nécessaire pour réguler et diminuer l’importance de la tendance à la perspective auto-référenciée et permettre la flexibilité cognitive et affective de la perspective de l’autre • Le cortex préfrontal médian est particulièrement impliqué dans les tâches dans le cadre de la théorie de l’esprit, quand quelqu’un adopte intentionnellement la perspective subjective de l’autre (Brunet-Gouet, 2006) • Les patients avec des dommages préfrontaux antérieurs (cortex fronto-polaire), quand ils sont testés sur des dilemmes moraux, montrent une perspective exclusivement égocentrique (Anderson, 1999) Brunet-Gouet, Psychiatry Res, 2006 4. Régulation émotionnelle Régulation émotionnelle •La régulation émotionnelle se réfère aux processus par lesquels les individus influencent quelle émotion ils ont, quand ils l’ont, et comment ils expérimentent et expriment leurs émotions •Sans ce controle, la seule activation du mécanisme perception-action, incluant les réponses autonomiques et somatiques, mènerait à la contagion émotionnelle Eisenberg N, J Pers Soc Psychol, 1994 Régulation émotionnelle • Un circuit de régulation des émotions inclut : le cortex orbitofrontal, l’amygdale, l’hippocampe, le cingulum antérieur, l’insula, le striatum ventral • Une lésion du cortex orbitofrontal est associée à des déficits sociaux émotionnels, incluant une atteinte du jugement social et un comportement de désinhibition Jackson DC, Psychophysiology, 2000 Troubles de l’empathie et psychopathologie Psychopathie • La psychopathie implique une composante affective-interpersonnelle (manque d’empathie et de culpabilité) et une composante comportementale (activité criminelle, peu de contrôle comportemental) • Généralement, pas de problème pour les tâches de la théorie de l’esprit (flexibilité mentale intacte) (Hare, 1993) • Le manque d’empathie pourrait être relié à une atteinte des processus affectifs (régulation émotionnelle) plutôt qu’à une incapacité à adopter la perspective de l’autre Hare RD, The Disurbing world of the psychopaths among us, 1993 Dimension psychopathique • • • Corrélation entre « froideur » et l’importance de la diminution d’excitabilité corticale motrice du muscle observé (effet de la modulation cortico-spinale durant observation de la douleur) empathie sensorielle augmentée ... Mais empathie émotionnelle/affective maladaptée dans la psychopathie « The key deficits appear to relate more to their lack of concern about the impact on potential victims than the inability to take a victim perspective » (Blair, 2005) Fecteau S., Psychiatry Res, 2008 Personnalité borderline • Caractéristiques : - dysrégulation émotionnelle - relations interpersonnelles chaotiques - instabilité de l’humeur, des relations interpersonnelles, de l’identité, du comportement, de la conscience de soi - déficits du controle émotionnel (comportements auto-destructeurs) • Imagerie cérébrale : - activation amygdalienne exagérée en réponse à des stimuli négatifs (prendre des figures neutres comme menaçantes) • Hypersensibilité du système limbique (amygdale) et hypofonction des aires préfrontales régulatrices Hare RD, The Disurbing world of the psychopaths among us, 1993 Personnalité borderline Etude Lai (2007) : SPECT à 3 moments : ‐ T0 : repos ‐ T0 : visualisation de scènes vidéos violentes (induire peur, injustice) ‐ T 16 mois après psycho analytique : visualisation de scènes violentes Résultats : ‐T0 : repos : hyperperfusion limbique par rapport au groupe contrôle ‐ T0 scènes violentes : hyperperfusion temporale, pariétale, limbique sans activation frontale (manque de régulation du réseau sous‐jacent hyperactivé; impulsivité) ‐ T16 mois : forte activation frontale (modulation corticale plus Lai, Psychother Psychosom, 1999 efficace sur les aires sous‐corticales; diminution de l’impulsivité) Autisme • Hypothèse d’une atteinte à la fois motrice-affective et méta-cognitive auto-régulée des aspects de l’empathie • Hypothèse d’une atteinte des processus de mentalisation (théorie de l’esprit, flexibilité mentale), de déficits exécutifs, voire même déjà du partage émotionnel (déficit du couplage perception-action) • Autisme : difficultés pour comprendre et saisir les intentions d’autrui et signification de leurs actions et expressions émotionnelles • Musculaire : - normal : facilitation des muscles de la main si observation d’actions de la main - autistes : pas de facilitation Theoret H., Current Biology, 2005 Autisme Difficultés d’imitation des émotions faciales et leur compréhension chez autrui Mauvaise activation du pars opercularis du gyrus frontal inférieur et ce, d’autant plus que les symptômes autistiques sont sévères bio-marqueur des déficits sociaux Dapretto M., Nature Neurosci., 2006 Schizophrénie • Franck et al, 2001 : Lors de l’exécution de mouvements simples en dehors du contrôle visuel, les patients devaient juger si une main présentée sur l’écran était la leur ou non. Résultat : les schizophrènes avec délire d’influence faisaient plus de mauvaises attributions (attribution d’une main d’autrui à euxmêmes) Interprétation : mauvais « self monitoring » mauvaises attributions Franck N., Am J Psychiatry, 2001 Importance de l’empathie en pratique clinique Missed Opportunities for Interval Empathy in Lung Cancer Communication D.S. Morse, E.A. Edwardsen, H.S. Gordon Arch Intern Med. 2008;168(17):1853-1858. • « Nous avons identifié 384 opportunités d’empathie et avons observé que les cancérologues avaient répondu avec empathie à 39 (10%) de ces opportunités. Sinon, les praticiens manifestaient peu de support émotionnel et shiftaient sur des questions médicales et des affirmations.» • « Quand l’empathie était rencontrée, les réponses des patients allaient de 1 à 2 mots jusqu’à une phrase. Par contre, quand l’empathie n’était pas rencontrée, certains patients tentaient de manière répétée d’avoir une réponse à leurs besoins en créant des opportunités d’empathie additionnelles. » • « Les opportunités d’empathie peuvent inclure des phrases comme « Je puis imaginer combien il est difficile de », « il semble que vous êtes en train de me dire que... »,... • « Les visites avec opportunités ratées étaient plus longues que les autres » • « Les médecins peuvent faussement croire qu’une réponse scientifique rationnelle est rassurante » • « Les médecins sont eux-mêmes confrontés à leur propre vulnérabilité à la maladie et à la mort » Merci pour votre attention...