Introduction
La mort de la tragédie, au contraire, produisit une impression universelle et
profonde de vide monstrueux. Comme au temps de Tibère des navigateurs
grecs égarés dans une île solitaire entendirent un jour cette terrifiante clameur :
« Le grand Pan est mort ! » – ainsi retentit alors, à travers le monde hellène,
comme un cri de douleur : « La tragédie est morte ! Perdue, avec elle la poésie !
Silence ! Taisez-vous, épigones étioles et pâles ! Aux Enfers ! afin que vous
puissiez là-bas vous gaver des miettes des vieux maîtres ! ». Et lorsque apparut
enfin une nouvelle forme d’art, qui saluait dans la tragédie son ancêtre et sa
suzeraine, on dut constater avec effroi que cette forme reproduisait bien les
traits de sa mère, mais justement ceux que celle-ci avait montrés au cours de sa
longue agonie.
Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie.
Il est de bon ton, depuis que la Renaissance a relégué plus d’un millénaire
d’une exceptionnelle richesse esthétique au simple stade de « moyen âge », de
dénigrer et de critiquer la production artistique des époques précédentes en
en soulignant les limites, les défauts et les incohérences. Le Classicisme
français, loin d’échapper à cette tradition, en est même l’illustration la plus
aboutie : plusieurs générations de Lumières, de Romantiques, et de
Structuralistes ont profondément déformé l’image de cet art ancré dans une
époque précise et ont finalement conduit, sous prétexte de l’expliquer et de le
révéler, à son incompréhension plus ou moins totale. La production
dramatique du XVIIe siècle est l’une des plus importantes tout en étant l’une
des moins bien connues : la multitude des genres et sous-genres qui se
succèdent, se mélangent et se concurrencent n’a pas manqué de gêner la
lisibilité de la production de cette époque – tout au plus en schématise-t-on
les principaux enjeux littéraires à la trop réductrice opposition entre
Classicisme et Baroque. La réalité est heureusement beaucoup plus complexe
et autrement plus riche puisque l’art français au XVIIe siècle se trouve écartelé
entre diverses tendances : le désir de développer un art original et
profondément national dans lequel un pays encore fragilisé par de récentes
guerres intestines puisse se reconnaître totalement, la fascination pour un art
italien qui tente à plusieurs reprises de s’installer au-delà des Alpes et dont les
tendances « baroques » sont réprimées plutôt qu’elles ne sont véritablement
rejetées, la nostalgie enfin d’un idéal antique, sorte d’âge d’or à jamais perdu
que l’on tente d’approcher le plus possible… Cet écartèlement souligne donc
à la fois l’ambiguïté fondamentale des goûts du public et, s’il était besoin de le
prouver, l’enjeu et le rôle éminemment politique de l’art louis-quatorzien.
L’édition critique de pièces ignorées depuis le XVIIe siècle s’inscrit dans cette
volonté de démêler les véritables influences et enjeux de la production
littéraire de cette époque en les appliquant et les confrontant à un ouvrage
précis. Le Bellérophon de Thomas Corneille occupe dans ce contexte une place
de choix : succès sans précédent dans l’histoire encore récente de la tragédie
en musique, l’œuvre reflète à la fois les questions esthétiques, les enjeux
politiques, et la dimension sociale des arts et des spectacles au temps de Louis
XIV. Il s’agit donc pour nous, au-delà de la simple analyse de la pièce,
d’observer comment et dans quelle mesure une œuvre dramatique s’inscrit
dans un système plus vaste que la seule sphère littéraire et nous renseigne
autant sur les mœurs politiques, idéologiques et sociales de son époque. Il
convient donc de rester particulièrement critique face aux idées reçues en
tachant de proposer toujours des outils de jugement et des critères adaptés à
la notion étudiée et d’éviter tout anachronisme dans les jugements esthétiques
et éthiques : gardons-nous bien d’appliquer à une œuvre écrite au XVIIe siècle