INDIVIDU ET MORT DANS LA PHILOSOPHIE DE SCHOPENHAUER

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INDIVIDU ET MORT
DANS LA PHILOSOPHIE DE SCHOPENHAUER
par le Rév. Père L E D U R E , membre correspondant
La question de la mort dans la philosophie de Schopenhauer ne relève
pas de la pure érudition. Elle n'est pas de l'ordre du détail que l'on peut
ignorer dans la problématique d'ensemble de l'œuvre de ce penseur solitaire q u ' a été et que demeure Schopenhauer. La mort est une pièce maîtresse dans la réflexion schopenhauerienne, car elle porte sur l'essentiel, la
béatitude.
Par ailleurs la problématique de Schopenhauer présente un autre
intérêt, celle d'amorcer ce que l'on a appelé depuis la modernité. Sa
réflexion sur la mort met en jeu de nouveaux paramètres, des critères neufs
qui donnent de l'homme et du m o n d e une nouvelle compréhension. Sa
réflexion sur la mort ouvre l ' h o m m e à son irrationnel, à ce qu'il ne peut
plus maîtriser par les lumières de la raison.
I
La mort comme parole de l ' h o m m e
La réflexion de Schopenhauer sur la mort s'inscrit en rupture par
rapport à la grande tradition d'Epicure. L'auteur de «La lettre à Menecée»
voit une incompatibilité entre la mort et nous les humains, pétris de sensibilité. Il ne cesse de répéter que la mort n'est rien pour nous. Jean Bollack (1)
a montré la profonde originalité d ' u n e telle pensée, à condition de la
dépouiller de ses pseudo-évidences, de ses interprétations plates et faciles.
P o u r comprendre Epicure, il faut redonner au texte son intégrité. Il
importe de retrouver l'orthodoxie du texte pour en mesurer la vigueur.
Contrairement à ce qui est couramment affirmé, Epicure ne définit pas la
mort comme le rien. Il n'exprime pas une pensée nihiliste qui se hâterait
d'évacuer la mort dans le néant. Plus subtilement - comme si la mort ne
relevait d'aucune évidence mais qu'elle n'épelait que des nuances - Epicure
affirme que la mort est «rien pour nous» (2). Cette remarque ne définit pas
(1) Jean Bollack : La pensée du plaisir - Epicure, textes moraux, commentaires, Paris, éditions de Minuit, 1975.
(2) Maxime 2.
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la mort en elle-même, pour elle même, dans son homogénéité spécifique.
Elle situe la mort par rapport à nous. La réflexion d'Epicure porte moins
sur la nature de la mort - cet imprenable - que sur la relation homme-mort.
Epicure dresse un constat. Entre P h o m m e , être sensible et la mort, fin de
toute sensation, ne fonctionne aucune communication. Il n ' y a pas passage, car ce sont deux univers qui s'excluent mutuellement. O n ne communique pas de l'un à l'autre, car rien ne relie ces deux espaces séparés par le
vide. Le «rien» dont parle Epicure ne porte pas sur la m o r t . Il concerne
l'espace entre l ' h o m m e et la mort où il n ' y a rien.
Remarquons qu'Epicure reprend les très anciennes traditions religieuses qui voyaient dans la mort un m o n d e spécifique n'ayant rien
d ' h u m a i n . Les morts habitaient un univers particulier - le Sheol, l'Hadés,
les Enfers - que rien ne reliait à la terre des h o m m e s . L'interdiction que
pose la Bible d'invoquer les morts ne fait que codifier cette noncommunication. La nécromancie qui prétend invoquer les morts est déclarée pratique idôlatrique. On trouve encore des traces dans l'Evangile de
cette très ancienne représentation, n o t a m m e n t dans la parabole du pauvre
Lazare et du mauvais riche (Luc 16, 19 sq). La même approche de la mort
est perceptible dans l'ancienne religion égyptienne. En effet les grandes
sépultures royales comme les pyramides, se referment hermétiquement sur
le défunt. La tombe est conçue de telle façon qu'elle ne puisse plus être
ouverte. Cette architecture porte en elle une très grande signification religieuse. Les morts dessinent un espace spécifique, inviolable qui ne communique plus avec celui des vivants.
Epicure rejoint ces traditions religieuses lorsqu'il affirme l'impossibilité de communiquer avec les morts. Dans cette perspective la mort
n'appartient plus à l'espace humain; elle en trace la limite extérieure, l'infranchissable. Elle sort du champ expérimental humain. Le sage est celui
qui reconnaît cette réalité, qui accepte l'impraticable de la m o r t . Epicure
exhorte l ' h o m m e à entrer dans cette problématique lorsqu'il écrit :
«Familiarise-toi avec la pensée que la mort n ' a aucun rapport avec nous...
puisque lorsque nous existons la mort n'est pas présente, alors nous n'existons pas» (3).
Jankélévitch, dans la lignée d'Epicure, dira de la mort qu'elle est
l'impensable, ce qui ne peut être pensé parce qu'elle n'offre aucun contenu
au penser. La mort ne désigne pas la pensée du rien - elle tomberait alors au
niveau de l'objet nihiliste - elle détermine le rien de la pensée. Car la pensée
s'annule en essayant de ne rien penser, de penser sur rien. Ce qui signifie
(3) Lettre à Ménécée - § 124-125.
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que de la m o r t , il n ' y a rien à penser. Elle défie et délie la pensée. «Par r a p port à la m o r t , écrit Jankélévitch, le mieux que je puisse faire, c'est de ne
pas chercher à y penser parce qu'il n ' y a rien à penser en elle, rien à dire.»
(4)
Voici la mort frappée en quelque sorte de mutisme. Elle est réduite au
silence. Et p o u r t a n t elle anime la réflexion philosophique, mais à titre de
non-dit du discours. Sous-jacente au propos philosophique, la mort pèse
comme la menace qui met en danger la pensée et que la pensée refoule de
son discours conscient.
Schopenhauer rompt cette tradition de silence dont la philosophie
entourait depuis Epicure la mort. N o n pas en ce qu'il parle de la mort, ce
que chaque grande philosophie accomplit à sa façon. Avec Schopenhauer,
la mort est une parole humaine qui concerne le vivant. Elle ne définit plus
une situation-limite, l'au-delà du sensible qui menace de l'extérieur la vie.
Schopenhauer opère un déplacement de la mort et la ramène dans «l'intra
muros» de l'expérience humaine. Elle ne désigne plus l'au-delà de la vie,
mais une modalité de son fonctionnement. De ce fait elle redevient parole
humaine.
Schopenhauer obtient ce désenclavement en opérant une distinction
très nette entre mort et décès. P o u r lui la m o r t ne s'identifie pas à l'acte de
mourir, elle ne se réduit pas à la fin, elle ne se concentre pas dans cet ultime
de la vie. La mort de l'homme se distingue du mourir biologique c o m m u n à
tout vivant animal, en ce qu'elle relève de la pensée. Entre le mourir biologique et la m o r t au sens propre se profile la distance de l'idée. C'est la conscience qui transforme le mourir en mort et lui donne dimension spirituelle,
spécifiquement humaine. «L'animal ne connaît la m o r t , écrit Schopenhauer, que dans la mort même; l ' h o m m e marche chaque jour vers elle en
pleine conscience et cela fait planer u n doute sur la vie, même chez celui qui
n ' a pas encore compris qu'elle est faite d ' u n e succession d'anéantissement.
Cette préscience de la mort est le principe des philosophies et des
religions.» (5)
Ce texte nous livre en résumé toute la problématique de la mort chez
Schopenhauer. En ne se réduisant pas au décès biologique, la mort devient
un fait de conscience. Mais cette idée de la mort que l'homme a en propre,
rejaillit sur sa vie qui ne saurait plus se comprendre simplement et uniquement comme un organisme biologique. Le fait que l'homme connaisse la
(4) Quel Corps ? Paris, François Maspéro, petite collection Maspéro, 1978, p. 39.
(5) Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. A . Burdeau, revue par Roos,
Paris P U F , 1966, § 8, p. 67.
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mort «macht das Leben bedenklich». Il importe ici de passer par le texte
original allemand pour saisir la vigueur de cette pensée. La pensée de la
mort fait peser un doute sur la vie qui perd son homogénéité opaque, son
évidente densité. Ce doute qui pèse sur le biologique n'est plus la menace
extérieure du mourir, mais le fait que la pensée - Denken - s'exerce sur lui.
La mort oblige ainsi la vie à se mettre à penser, à devenir une fonction pensante. Q u a n d la mort n'est rien d'autre que l'acte final d ' u n e existence, elle
appartient à l'ordre naturel, comme l'admettent les Stoïciens. Il faut s'y
résigner ! Mais en faisant du mourir biologique un événement de la pensée,
en anticipant le décès dans l'idée de la m o r t , tout change. Car alors la mort
n'est plus l'ultime de la sensibilité, mais ce qui met la vie en exercice de pensée. Elle ne réduit plus la vie humaine à un ensemble de fonctions biologiques, mais la contraint à un travail de pensée. La vie franchit un seuil pour
devenir événement spirituel.
C'est en ce sens que l'on peut dire que la mort met la vie en état de
penser. Elle est ce qui inspire toute pensée, et plus particulièrement la philosophie. La mort rejoint le «es», le «ça» indiscible de Heidegger qui parle
en l ' h o m m e , qui fait de l'homme un être parlant, le seul de tous les vivants.
La mort en faisant «penser» la vie, instaure la différence entre l'homme et
l'animal. Elle devient à proprement parler avènement de l'esprit.
Dans la perspective de Schopenhauer la m o r t , en tant qu'idée du
mourir, n'est plus l'au-delà de toute communication, comme chez Epicure,
mais au contraire la fondamentale, pourrait-on dire, de tout vécu humain.
Elle met en question - Bedenklich - ce vécu dans son écoulement incessant
pour se penser en fonction d ' u n avenir, d'une fin. L'homogénéité du vécu
est brisée par la pensée de la m o r t . Loin d'être im-pensable, la mort est ce
qui donne à penser à la vie. Elle désigne l'occupation essentielle de
l'homme en ce qu'elle le met en différence d'avec l'animal. Elle garde
l'homme à sa vocation de différence. «Excepté l ' h o m m e , aucun être ne
s'étonne de sa propre existence» précise Schopenhauer (6).
D o n n a n t à penser, la mort construit l'espace de la pensée. Elle est la
patrie de la pensée. Sans elle, il n ' y aurait probablement pas de philosophie, note Schopenhauer (7). Bien des prolongements pourraient être tirés
à ce niveau. Dans une société comme la nôtre qui évacue et marginalise la
mort, quelle réalité a encore la pensée ? Si mort et pensée se joignent pour
créer l'espace de toute culture, on est en droit de se demander si une société
qui refoule la mort dans des lieux spécifiques à l'extérieur de la cité, est
(6) Le Monde, suppléments, § 17, p. 851.
(7) Le Monde, suppléments, § 41, p. 1203.
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encore en mesure de créer un lieu de penser. Une société qui vit uniquement
au présent sans l'idée de la fin, s'interdit tout dépassement de l'instant. Le
chemin de la culture lui est barré, car elle ne projette aucun avenir. Autant
dire qu'elle n ' a pas d'avenir devant soi, puisqu'elle ne se pense pas en fonction d'une fin.
II
Vouloir-vivre universel et vie individuelle
La m o r t ne saurait donc, dans la perspective de Schopenhauer, être le
refoulé, ce que l'on oublie. Tout au contraire, elle est parole en l ' h o m m e .
Elle fait du vivant qu'est l'homme un humain qui vit avec la certitude de la
mort. Ainsi commence la fonction pensante de la vie qui ne se réduit plus
au présent jouisseur. Mais cette certitude de la mort n'empêche-t-elle pas la
vie de s'épanouir, de se développer ? Car la mort d o n n a n t à penser, rend de
ce fait la vie incertaine d'elle-même. Or, affirmera Schopenhauer, c'est
encore la pensée qui réconciliera mort et vie en permettant la maîtrise du
mourir.
«Chez l ' h o m m e a paru, avec la raison, par une connexion nécessaire,
la certitude effrayante de la mort. Mais, comme toujours dans la nature, à
côté du mal a été placé le remède ou du moins une compensation; ainsi
cette même réflexion, source de l'idée de la m o r t , nous élève à des opinions
métaphysiques, à des vues consolantes, dont le besoin comme la possibilité
sont également inconnus à l'animal. C'est vers ce but surtout que sont dirigés tous les systèmes religieux et p h i l o s o p h i q u e s / I l s sont ainsi d ' a b o r d
comme le contrepoison que la raison, par la force de ses seules médiations,
fournit contre la certitude de la m o r t . » (8)
Ce texte manifeste à souhait l'ambivalence, il faudrait dire l'ambiguïté de la pensée. Dans la problématique de Schopenhauer, l'acte de penser remplit une double fonction. Il éveille l'homme à sa fin, à son mourir.
La pensée, pourrait-on dire, garde l'homme à la conscience de son avenir.
Mais d ' u n autre côté, c'est encore la pensée qui permet de vivre avec la certitude de la m o r t . Schopenhauer inaugure ainsi un nouveau type de penser
philosophique qui intègre l'irrationnel, c'est-à-dire ce que l'on ne peut pas
penser «radicalement», à savoir, la mort. La question qui se pose à nous est
donc la suivante : comment la pensée, après avoir éveillé l'homme à sa
mort, peut-elle maîtriser ce qui lui échappe, à savoir le mourir ?
(8) Le Monde, suppléments, § 41, p. 1203.
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O n pourrait croire que Schopenhauer s'oriente vers une sorte de
sagesse stoïcienne qui reçoit de la raison sa sérénité devant la m o r t . Il n'est
est rien. Schopenhauer met en œuvre une vision du m o n d e qui ne repose
pas sur la raison, sur la représentation, mais qui s'articule autour de la
volonté. P o u r lui, l'essence du m o n d e ne relève pas de la problématique
sujet-objet, elle ne saurait être objet de reconnaissance représentative. Un
autre chemin nous est proposé pour atteindre le cœur de tout ce qui est, à
savoir celui de l'immédiateté, de l'intuition, de la connivence intérieure.
P o u r Schopenhauer, l'essence de toute chose, la réalité ultime des
êtres et du m o n d e s'appelle la volonté. Nous assistons ici à une inversion
radicale des positions classiques qui voyaient dans la raison, dans la représentation, les clefs de compréhension de l'univers. Avec Schopenhauer, il
faut concevoir tout ce qui est en termes de vouloir, de pulsion, de Trieb.
La volonté devient ainsi le concept originaire, celui qui ramasse le
mieux la totalité du monde, celui qui rend le mieux compte de tout ce qui
existe. On ne peut le comprendre comme un concept dérivé, comme le voulait la position classique qui voyait dans une volonté une faculté de l'intellect. Schopenhauer pose la volonté comme concept fondateur - Ur-begriff ce qui permet de comprendre l'origine, ce qui met en œuvre l'originaire
même. Il est à la source de tout ce qui existe.
C'est dire que ce vouloir est un et universel. Sujet unique, il veut littéralement le m o n d e , il le met en œuvre. Il est, dira Schopenhauer, Wille zum
Leben, vouloir-vivre. Impulsion vitale le vouloir-vivre traverse tout de son
désir de faire surgir la vie. Cette vision cosmique à laquelle nous invite
Schopenhauer exclut toute perspective créationniste. Car cette volonté ne
présuppose rien. Elle ne renvoie à aucun «je» divin, à aucune raison universelle. Pulsion aveugle, poussée irrésistible, elle met la vie en exercice
sans autre but que de faire fonctionner la vie.
C'est en ce sens que la réflexion de Schopenhauer commence la
modernité. Aucun logos, aucune rationalité ne président au monde et à
l ' h o m m e . La pulsion aveugle originaire, au contraire, déstabilise l'homme
et le m o n d e qui ne sont plus traversés, portés, par une cohérence logique.
Dans cette perspective, il est exclu que le monde soit «cosmos» au sens grec
du terme, c'est-à-dire harmonie, bel ordonnancement dont l'homme serait
le sommet. A l'origine de tout, nous trouvons ce «Trieb», cette force qui ne
cherche q u ' à s'exprimer, à se manifester, «Ça veut», pourrait-on dire,
pour définir cet originaire impersonnel, neutre qui ne relève d'aucune
rationalité, d'aucune finalité.
Il faudra attendre Nietzsche pour apprendre que cette pulsion origi-
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naire est puissance. Avec lui, la perspective schopenhaurienne s'accélère et
tire les conséquences des prémisses encore incertaines. Le «Wille zum
Leben» devient «Wille zur M a c h t » , car si la volonté veut la vie, c'et parce
qu'elle n'est q u ' u n indicatif de puissance dont le seul impératif est la manifestation de son pouvoir, de sa force. Le m o n d e , comme la vie résultent de
cette puissance.
A partir des conséquences nietzschéennes nous voyons mieux à quel
point la philosophie de Schopenhauer met en œuvre une perspective
«mécaniste» du m o n d e . L'univers est traversé par une force aveugle qui
explique tout, mais ne donne raison de rien puisqu'elle ne poursuit aucun
but. Le m o n d e ne se comprend plus à partir de l ' h o m m e et d'une rationalité. L ' h o m m e n'est q u ' u n élément dans cette mécanique pulsionnelle qui
n ' a d'autre importance que d'être le véhicule du vouloir-vivre illimité.
Ce long détour dans la réflexion de Schopenhauer était nécessaire
pour comprendre sa position par rapport à la m o r t . Si l'individu n'est rien
dans cette mécanique mondaine, la mort qui ne touche que l'individu perd
toute signification. Elle n ' a q u ' u n e réalité particulière, apparente, auant
dire nulle dans l'immense vouloir-vivre qui n'est en rien concerné par elle.
La mort ne fait qu'indiquer la précarité individuelle.
«La volonté étant la chose même en soi, le fond intime, l'essentiel de
l'univers, tandis que la vie, le m o n d e visible, le phénomène, n'est que le
miroir de la volonté, la vie doit être comme la compagne inséparable de la
volonté : l'ombre ne suit pas plus nécessairement le corps; et partout où il y
a de la volonté, il y aura de la vie, un m o n d e enfin. Aussi vouloir-vivre,
c'est aussi être sûr de vivre, et tant que la volonté de vivre nous anime, nous
n'avons pas à nous inquiéter pour notre propre existence, même à l'heure
de la m o r t . » (9)
Si l'essentiel est vouloir-vivre, la mort ne peut faire obstacle au
mystère de la vie et du m o n d e . Schopenhauer maîtrise la mort en la destituant de son caractère de fatalité. Il réduit la mort à un élément second et
secondaire qui ne peut pas arrêter l'élan universel du vouloir-vivre. Cette
banalisation de la mort - en aucun cas elle n'est la fin de tout, mais seulement de tel individu - engendre la sérénité devant l'inéluctable mourir.
On perçoit ici l'argumentation de Schopenhauer. Il «dévitalise» la
mort puisqu'elle ne concerne ni la vie, ni le vouloir-vivre. En ôtant le caractère essentiel à la mort, Schopenhauer la réduit à une dimension purement
phénoménale et individuelle. Quand «je» meurs, ce n'est pas la vie qui disparaît, mais une de ses expressions.
(9) Le M o n d e . . . , § 54, p. 350.
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Il appartient à la philosophie, tout comme du reste à la religion qui
n'est q u ' u n e «Volksmetaphysik» - une philosophie pour le peuple - de faire
prendre conscience de la précarité de la mort, de son caractère particulier,
individuel et finalement inessentiel. Ainsi la pensée qui éveille l'homme à sa
mort, le conduit à considérer ce phénomène avec une très grande tranquillité. Il appartient à la réflexion, par son travail méditatif, de réduire la
m o r t , comme on réduit un obstacle. La tâche philosophique, spécifique à
l ' h o m m e , culmine dans cette fonction d'«éveil réducteur» de la mort. Le
mourir biologique doit devenir événement spirituel dans l'idée de la mort
pour pouvoir être maîtrisé. Il n ' y a que la pensée qui puisse dominer le
mourir, mais à la condition que, par un travail de réflexion, ce phénomène
physiologique soit à portée, à hauteur d'esprit. Quand la mort est transformée à la mesure de l'homme, elle entre dans son m o n d e . Elle n'en est plus
la menace extérieure ni sa destruction finale. En intériorisant la mort dans
la réflexion, l ' h o m m e l'intègre à sa vie. Elle n ' e n signifie plus la fin, tout au
contraire, l'acte de naissance au m o n d e im-mortel de la pensée.
Cette réduction de la mort s'opère chez Schopenhauer dans une perspective bouddhiste. Elle n'aboutit à aucune vision d'immortalité individuelle. De ce point de vue, la réflexion de Schopenhauer est aux antipodes
du discours chrétien qui dépasse la mort dans la résurrection personnelle à
la suite de celle du Christ. Schopenhauer parle d'indestructibilité - Unzerstôrbarkeit - du vouloir-vivre, mais jamais d'immortalité de l'individu.
Tout au contraire, Schopenhauer parvient à réduire la mort dans la
mesure où, avec la vision bouddhiste, il enlève toute signification à l'individu. Réduit à une forme, à une apparence, l'individu n'est que support du
vouloir-vivre. Tout ce qui touche, par conséquent, l'individu devient quelque chose de très secondaire. La mort n'est rien parce que l'individu n ' a
aucune importance dans le jeu cosmique du «Wille zum Leben».
«La mort comme la vie de l'individu n'importe en rien» (10) conclut
Schopenhauer à la suite de l'enseignement du Bhagavad-Gitâ, le grand
texte sacré hindou.
Nous touchons ici le cœur de l'argumentation de Schopenhauer. La
déréalisation de la mort s'obtient par une sorte d'effacement de l'individu
au profit de la pulsion universelle. Le mourir biologique individuel au
regard de la totalité universelle n'est rien. Ce qui veut dire, a contrario, que
la vie individuelle n ' a pas plus de signification q u ' u n petit et vulgaire grain
de sable. De ce point de vue, on peut dire que la pensée de Schopenhauer
(10) Le Monde, suppléments, § 41, p. 1216.
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est une intrusion orientale cosmique dans une perspective occidentale qui
met l'accent sur l'individu, la personne. C'est probablement pour cela que
la philosophie du solitaire de Francfort a toujours été considérée comme un
corps étranger dans la culture occidentale.
Il est évident que sa sérénité, sa béatitude ne repose pas sur une survie
individuelle, mais au contraire que la nécessaire disparition de toute indi vi duation. La béatitude de Schopenhauer (11) s'obtient par une sorte de fuite
par le bas, par l'anéantissement de tout individu. Elle est pessimisme. A
l'inverse de la béatitude chrétienne qui est dépassement vers le haut en assurant un régime divin à l'individu.
Ces deux perspectives diamétralement opposées convergent cependant dans le fait que l'on considère l'individuation comme une réalité inachevée, espace de souffrance et de culpabilité. En aucun cas, on ne peut
obtenir épanouissement et bonheur au niveau de la subjectivité individuelle. L'espoir chrétien postule que ce moi imparfait trouve sa dimension
finale dans une épiphanie divine. La solution au mal individuel passe par
un dépassement vers le divin.
P o u r Schopenhauer, au contraire, la réponse s'appelle u n «affaissement individuel», un retour à l'indéterminé primitif, à ce qui n'aurait
jamais dû exister.
«Nous sommes au fond, avoue-t-il, quelque chose qui ne devrait pas
être.» (12)
La mort prend l'allure d ' u n juste retour des choses. Elle répare ce
péché d'origine que représente toute existence individuelle. Ni scandale, ni
aberration, la mort opère la grande libération et signifie réintégration dans
le tout indifférencié que le Bouddhisme appelle le nirvana. Elle efface la
seule aberration qui soit, à savoir l'existence individuelle.
La conception de Schopenhauer repose sur la vision d ' u n h o m m e qui
a perçu profondément le néant de toute chose, l'inutilité de tout ce qui
existe, qui commence à être. Ce pessimisme radical n'est que l'envers d'une
froide lucidité : l'individu n ' a pas sa raison d'être en lui-même. En d'autres
termes, il est habité par la m o r t . Reconnaître loyalement sa «facticité»
oblige l ' h o m m e soit au dépassement transcendant, soit à l'affaissement
nihiliste. La plus mauvaise manière d'être h o m m e , celle qui ne débouche
sur aucune culture, est probablement la fuite dans ce que Pascal appelait le
divertissement.
(11) Du reste Schopenhauer n'utilise pas le terme chrétien - die Seligkeit - pour parler de la
béatitude. Il emploie l'expression «höchste Freudigkeit» (Le Monde, § 68, p. 499). Il
s'agit en quelque sorte de l'enivrement dû à la disparition.
(12) Le Monde, suppléments, § 41, p. 1257.
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