
INDIVIDU ET MORT DANS LA PHILOSOPHIE DE SCHOPENHAUER 
mort «macht das Leben bedenklich». Il importe ici de passer par le texte 
original allemand pour saisir la vigueur de cette pensée. La pensée de la 
mort fait peser un doute sur la vie qui perd son homogénéité opaque, son 
évidente densité. Ce doute qui pèse sur le biologique n'est plus la menace 
extérieure du mourir, mais le fait que la pensée - Denken - s'exerce sur lui. 
La mort oblige ainsi la vie à se mettre à penser, à devenir une fonction pen-
sante. Quand la mort n'est rien d'autre que l'acte final d'une existence, elle 
appartient à l'ordre naturel, comme l'admettent les Stoïciens. Il faut s'y 
résigner ! Mais en faisant du mourir biologique un événement de la pensée, 
en anticipant le décès dans l'idée de la mort, tout change. Car alors la mort 
n'est plus l'ultime de la sensibilité, mais ce qui met la vie en exercice de pen-
sée.
 Elle ne réduit plus la vie humaine à un ensemble de fonctions biologi-
ques,
 mais la contraint à un travail de pensée. La vie franchit un seuil pour 
devenir événement spirituel. 
C'est en ce sens que l'on peut dire que la mort met la vie en état de 
penser. Elle est ce qui inspire toute pensée, et plus particulièrement la phi-
losophie. La mort rejoint le «es», le «ça» indiscible de Heidegger qui parle 
en l'homme, qui fait de l'homme un être parlant, le seul de tous les vivants. 
La mort en faisant «penser» la vie, instaure la différence entre l'homme et 
l'animal. Elle devient à proprement parler avènement de l'esprit. 
Dans la perspective de Schopenhauer la mort, en tant qu'idée du 
mourir, n'est plus l'au-delà de toute communication, comme chez Epicure, 
mais au contraire la fondamentale, pourrait-on dire, de tout vécu humain. 
Elle met en question - Bedenklich - ce vécu dans son écoulement incessant 
pour se penser en fonction d'un avenir, d'une fin. L'homogénéité du vécu 
est brisée par la pensée de la mort. Loin d'être im-pensable, la mort est ce 
qui donne à penser à la vie. Elle désigne l'occupation essentielle de 
l'homme en ce qu'elle le met en différence d'avec l'animal. Elle garde 
l'homme à sa vocation de différence. «Excepté l'homme, aucun être ne 
s'étonne de sa propre existence» précise Schopenhauer (6). 
Donnant à penser, la mort construit l'espace de la pensée. Elle est la 
patrie de la pensée. Sans elle, il n'y aurait probablement pas de philoso-
phie,
 note Schopenhauer (7). Bien des prolongements pourraient être tirés 
à ce niveau. Dans une société comme la nôtre qui évacue et marginalise la 
mort, quelle réalité a encore la pensée ? Si mort et pensée se joignent pour 
créer l'espace de toute culture, on est en droit de se demander si une société 
qui refoule la mort dans des lieux spécifiques à l'extérieur de la cité, est 
(6) Le Monde, suppléments, § 17, p. 851. 
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(7) Le Monde, suppléments, § 41, p. 1203.