DOI : 10.1684/med.2013.0985
CONCEPTS ET OUTILS
Maël Lemoine
Université de Tours,
INSERM U930,
IHPST (Paris)
Mots clés : attitude
envers la santé ;
états, signes
et symptômes
pathologiques
Concepts
N’importe quel médecin peut en principe donner une définition assez précise de ce
qu’est une maladie particulière. Aucun ne sait définir précisément la maladie en géné-
ral. Le médecin observe tous les jours des états de santé variés, mais il ne s’aventure
pas à définir la santé. Définir la santé et la maladie, ce serait expliciter le sens de ces
termes, préciser leur extension, c’est-à-dire l’ensemble des cas auxquels ils peuvent
être appliqués, en donner des critères opérationnels de sorte que, face à un état ré-
pondant à certaines conditions, on puisse dire en toute clarté pourquoi c’est une ma-
ladie ou pas.
Abstract: The concepts of health and disease
According to the so-called naturalistic definition, health and disease are natural facts, which are described by
physiology and pathology. Something is “healthy” when it contributes to the survival or reproduction, and it is
statistically normal and consistent with the design of a reference class within the species.
In the so-called normativist definition, disease and health are especially valued or devalued states: the pathological
state is when “something gets wrong”, more precisely a state when one suffers or may suffer from an evil
(cancer at an early stage is a silent disease).
A “hybrid” definition of disease as a “harmful dysfunction” has been proposed: for a condition to be pathological,
two conditions are necessary, harm and dysfunction, the latter being an impairment to a function defined as an
effect selected by evolution.
But can we find a satisfactory definition of the concept of health or disease by a simple analysis of language?
Key words: Attitude to Health; Pathological Conditions, Signs and Symptoms
Les concepts de santé
et de maladie
Quand une nouvelle maladie fait son entrée en méde-
cine, elle est à la fois définie clairement par des critè-
res diagnostiques et qualifiée de maladie. Le philoso-
phe allemand Sadegh-Zadeh appelle cette entrée en
médecine un « acte nosologique » ([1], p. 157). Il
comporte deux étapes qu’il convient de distinguer. La
première est une sorte d’acte de baptême : nous ap-
pelons « X » (syndrome métabolique, trouble dyspho-
rique prémenstruel, hypertension, colopathie fonction-
nelle, syndrome de Münchhausen, maladie
d’Alzheimer, etc.), tout état qui comporte les caracté-
ristiques X1, ..., Xn. La deuxième étape est une affir-
mation : cet état qui vient d’être défini appartient au
groupe des états pathologiques. La question posée
par les philosophes est la suivante : comment savons-
nous qu’un état, si bien défini soit-il, est bien patho-
logique, sinon en nous appuyant sur un concept de
maladie ? C’est ce concept de maladie qu’il convient
de définir précisément à son tour.
Àquoi sert une définition
de la santé et de la maladie ?
Pour justifier les efforts demandés par une analyse
conceptuelle, plusieurs auteurs ont avancé des rai-
sons théoriques ou pratiques. Parmi les raisons prati-
ques, le souci de contrecarrer la possibilité que n’im-
porte quoi soit appelé une maladie a été invoqué
fréquemment depuis les années 1970, tout particuliè-
rement dans le domaine de la santé mentale. De nom-
breux travaux ont dénoncé la médicalisation de l’exis-
tence humaine et le contrôle social auquel la médecine
se prête [2, 3], souvent en prenant des exemples pré-
cis tels que la masturbation [4], l’hyperactivité [5], le
syndrome prémenstruel [6] ou l’anxiété sociale [7].
Sont-ce des maladies ? Dans ce même courant, des
thèses plus modérées poussent à réfléchir sur les
273juin 2013MÉDECINE
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
limites entre pathologique et non-pathologique : ainsi, sans
remettre en cause le caractère pathologique de la dépres-
sion, la tristesse normale (consécutive à un deuil, une perte
d’emploi, etc.) pourrait constituer un faux positif fréquem-
ment médicalisé [8]. Une définition de ce qu’est la maladie
en général pourrait aider à endiguer une tendance présumée
à tout « pathologiser ».
Un deuxième argument consiste à soutenir que nos ac-
tions en matière de santé sont implicitement orientées
par nos conceptions de la santé et de la maladie [9] :
éclairer ces concepts clarifierait les débats sur les orien-
tations des systèmes de santé. Plus spécifiquement, un
philosophe comme Norman Daniels considère que, pour
établir une théorie de la justice en matière de santé, il
est nécessaire de déterminer les besoins de santé au
moyen d’une définition claire de la santé et de la maladie
([10], p. 36). Dans le même esprit, Thomas Schramme
propose de s’appuyer sur une définition rigoureuse de la
maladie pour déterminer quels états justifient, ou justi-
fient le plus, un remboursement par un système de santé
collectif [11].
Sur un plan théorique, il apparaît qu’une définition rigoureuse
de la santé et de la maladie clarifierait la structure scientifique
et l’unité théorique de la médecine. La médecine n’a pas
besoin d’une telle définition pour devenir une science, mais
une telle définition contribuerait à organiser le savoir médical
[12] et à le mettre en perspective dans le champ des scien-
ces : par exemple, en quoi la médecine se distingue-t-elle de
la biologie ? Quelle articulation entre savoir et pratique en
médecine ?
Il existe toutefois un courant sceptique quant à l’intérêt
d’une telle définition. Hesslow a fait valoir, par exemple,
que le remboursement des soins, la reconnaissance so-
ciale, la dispense d’obligation juridique ou morale, ne
coïncidaient pas avec les limites de la santé et de la ma-
ladie. En effet, être enceinte, ou vieux, justifient un sta-
tut à part sur le plan de la santé sans être des patho-
logies. D’autre part, Hesslow nie que le concept de santé
et de maladie joue dans les sciences médicales un rôle
similaire au concept de « masse » en physique par exem-
ple. Alors que ce dernier appelle une définition précise
aux conséquences multiples, les concepts de santé et de
maladie, s’ils sont bien utilisés au quotidien, restent d’un
usage trivial qui ne semble pas appeler d’élaboration
technique [13].
La définition naturaliste
de référence : théorie
biostatistique
Si elle fait souvent l’objet de critiques, l’analyse de la santé
et de la maladie proposée par Christopher Boorse [14] est de
loin la plus influente dans ce domaine de la philosophie de
la médecine (voir [15] pour une présentation détaillée en fran-
çais). Elle est appelée « naturaliste » parce qu’elle définit la
santé comme un fait naturel, mais aussi parce qu’elle donne
la primauté sur la définition de ce terme aux sciences natu-
relles de la santé et de la maladie, physiologie et pathologie.
En effet, cette approche s’applique à décrire l’usage de ces
termes dans ce qui constitue le cœur de la médecine, la
connaissance théorique de la pathologie (disease) et de la
santé. D’autres concepts dérivés jouent un rôle important en
pratique, comme la maladie (illness) et la normalité diagnos-
tique ou thérapeutique ([12], p. 13) : mais comme c’est bien
le concept de pathologie qui joue un rôle central dans l’ana-
lyse de ces concepts, c’est ce dernier qu’il s’agit ici de bien
comprendre.
Selon Boorse, on juge en médecine un état ou un processus
comme sain ou pathologique à partir de trois questions
conjointes :
1. Est-ce un effet contributif à la survie ou à la reproduction ?
2. Est-ce statistiquement normal ?
3. Est-ce conforme au design d’une espèce (ou d’une classe
de référence) ?
Aucune de ces trois questions ne permet seule de répondre
à la question : « est-ce sain ou pathologique ? ». Intuitive-
ment, on dira qu’un processus est sain s’il contribue à la
survie ou à la reproduction, s’il est statistiquement normal et
s’il est conforme au design d’une classe de référence au sein
de l’espèce. Reste à comprendre plus précisément ce que
cela signifie et ce que cela implique pour la définition du pa-
thologique.
Les fonctions biologiques
Du système à la molécule en passant par les organes, les
tissus, les cellules et les organelles, chacune des parties d’un
organisme produit une série d’effets. Certains de ces effets
sont des contributions à la survie ou la reproduction de l’or-
ganisme, d’autres ne le sont pas. Selon un exemple célèbre
en philosophie de la biologie, le cœur produit, notamment,
deux effets : il pompe le sang, et il émet un bruit régulier. Le
premier effet seul est une contribution à la survie de l’orga-
nisme, c’est une fonction biologique [16].
Toutefois, il ne suffit pas de contribuer à la survie ou à la
reproduction pour qu’un effet d’une partie d’un organisme
soit considéré comme une fonction biologique. Si un écu-
reuil, dit Boorse, est sauvé des roues de la voiture sous la-
quelle il allait se jeter par sa queue qui s’est coincée dans
une fissure de la route, cela n’en fait pas pour autant une
fonction de sa queue ([14], p. 557). D’un autre côté, il n’est
pas non plus suffisant que l’effet soit statistiquement normal
pour qu’il constitue une fonction : les caries dentaires sont
statistiquement normales. Il faut donc, conclut Boorse, que
274 MÉDECINE juin 2013
CONCEPTS ET OUTILS
Concepts
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
l’effet biologique soit une contribution typique de la manière
dont survivent normalement les organismes du groupe au-
quel appartient l’individu.
La normalité statistique
Beaucoup de choses sont statistiquement normales ou anor-
males, toutes ne sont pas pertinentes au même degré pour
définir ce qui est sain ou pathologique. Pour commencer, la
médecine ne définit pas une valeur numérique (comme la
tension artérielle ou la glycémie) comme normale ou patho-
logique par elle-même. Les valeurs numériques sont des in-
dices d’un dysfonctionnement éventuel, pas leur définition
même. Ensuite, certaines propriétés structurelles de certains
individus sont statistiquement fréquentes, sans que leur ab-
sence influe en rien survie ou reproduction, comme le fait
d’avoir (ou non) des lobes d’oreille. Ces propriétés peuvent
même être statistiquement normales et contributives, mais
ne pas définir une norme de santé. Un exemple classique
est la forme du nez, qui permet le plus souvent de porter
des lunettes. Ne pas pouvoir en porter à cause d’un nez à la
forme rare est préjudiciable, mais ce n’est pas pathologique.
De même, les capacités exceptionnelles sont rares, mais pas
pathologiques : du reste, elles contribuent le plus souvent à
la survie ou à la reproduction. Enfin, il existe des états sta-
tistiquement fréquents qui sont clairement pathologiques,
comme les caries ou l’athérosclérose (à partir d’un certain
âge du moins).
Malgré toutes ces réserves, il semble bien que la normalité
statistique soit nécessaire à la définition de la santé. L’idée
de C. Boorse est de créer une sous-classe d’états statisti-
quement normaux qui définissent la norme de santé : ceux
qui, ensemble, définissent une classe de référence.
Les classes de référence
Tous les êtres vivants survivent et se reproduisent, chaque
espèce a sa manière typique de le faire. C’est ce que Boorse
appelle le design d’une espèce. Toutes les propriétés typi-
ques des organismes d’une espèce ne sont pas pertinentes
en médecine. Certaines, en effet, sont structurelles sans
avoir d’incidence fonctionnelle (présence d’un appendice ou
du coccyx). D’autres propriétés présentent une variabilité qui
n’a pas d’incidence fonctionnelle : ainsi, certains individus
sont gauchers et d’autres droitiers, et si la plupart ont le cœur
à gauche, d’autres l’ont à droite (dextrocardie) ; la couleur
des cheveux n’importe pas non plus.
Seules les propriétés fonctionnelles déterminent ce que
Boorse appelle le design (fonctionnel) de l’espèce. Chacune
d’elles présente des variations de niveau d’efficacité qui ne
remettent pas en cause l’appartenance à l’espèce : certains
ont des capacités exceptionnellement élevées, d’autres, ex-
ceptionnellement faibles. Toutefois, prises toutes ensemble,
les capacités typiques d’une espèce présentent des configu-
rations assez différentes qui se ramènent essentiellement à
quelques groupes. En effet, selon qu’on est homme ou
femme, enfant, adulte ou âgé, le design fonctionnel typique
n’est pas le même. Ces groupes, qui semblent se définir
pour Boorse comme les plus vastes présentant le plus de
variations fonctionnelles, sont appelés des classes de réfé-
rence. Chacun a sa manière propre, typique, de fonctionner.
Ce sont les classes de référence qui permettent de compren-
dre la définition de la santé proposée par Boorse, puis celle
de la pathologie.
Récapitulation et définition du pathologique
On peut récapituler dans le schéma suivant (figure 1) l’en-
semble de l’analyse que l’on vient de conduire. La santé se
définit à l’intersection des trois classes définies précédem-
ment : celle des effets contributifs (et en particulier des fonc-
tions biologiques), celle des designs fonctionnels et celle de
la normalité statistique. La maladie se définit, non pas
comme tout ce qui est extérieur à ce cercle central, mais
comme tout ce qui n’est ni contributif à la survie ou à la
reproduction, ni statistiquement normal, ni typique du design
d’une espèce (à l’extérieur des trois cercles). La définition
proposée par Boorse est la suivante :
1. La classe de référence est une classe naturelle d’organis-
mes ayant un design fonctionnel uniforme : particulièrement,
un groupe de même âge et de même sexe à l’intérieur d’une
espèce.
2. Une fonction normale d’une partie ou d’un processus, pour
les membres de la classe de référence, est sa contribution
statistiquement typique à la survie et à la reproduction indi-
viduelles.
3. Une pathologie est un type d’état interne qui est soit une
diminution d’une capacité fonctionnelle normale, c’est-à-dire
une réduction d’une ou de plusieurs capacités fonctionnelles
au-dessous du niveau d’efficacité typique, soit une limitation
d’une capacité fonctionnelle causée par des agents environ-
nementaux.
4. La santé est l’absence de pathologie. » ([12], pp 7-8, tra-
duction (légèrement modifiée) dans [15], p. 70).
Figure 1. La théorie biostatistique de la santé et de la maladie.
Comme on le constate sur ce schéma, il reste des anomalies,
qui constituent, de l’aveu de Boorse lui-même, des limites à
son analyse des concepts de santé et de maladie : les caries
ou l’athérosclérose du sujet âgé, bien que statistiquement
normaux, et même typiques d’une classe de référence dans
le second cas, sont des phénomènes pathologiques. Toute-
fois, dans l’ensemble, cette magistrale analyse est souvent
apparue comme un succès pour restituer le concept médical
de santé et de maladie. Les critiques, qu’on ne peut présen-
ter ici (voir [12, 15, 16] pour des exposés détaillés), se sont
275juin 2013MÉDECINE
CONCEPTS ET OUTILS
Concepts
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
souvent concentrées sur la priorité donnée à ces concepts
médicaux de santé et de maladie. Elles sont le fait de l’autre
grande position sur cette question : le normativisme.
Les définitions normativistes :
questions de valeurs
L’état de maladie n’est pas un simple fait qu’on se borne à
noter, c’est un état indésirable, craint, source de souffrance
réelle ou potentielle pour celui qui en est atteint, comme la
santé est souhaitée. En d’autres termes, c’est un état auquel
des valeurs sont attachées. Le naturalisme ne le nie pas : il
nie simplement que ces valeurs puissent être définitoires de
la santé et de la maladie. C’est la position exactement in-
verse que défendent les normativistes. Ils ne nient pas que
certains types de maladie soient déterminables biologique-
ment, voire que la maladie en général puisse l’être aussi. Ils
affirment que par définition, la maladie et de la santé sont
des états que les humains valorisent ou dévalorisent d’une
manière particulière.
Une fois admise la différence entre maladie (illness) et pa-
thologie (disease) proposée initialement par C. Boorse
comme une différence entre un concept pratique et un
concept théorique, l’enjeu est pour les normativistes de dé-
montrer la primauté du premier sur le deuxième. Engelhardt
propose pour ce faire une conception pragmatique du
concept de pathologie [17]. En effet, on appelle « patholo-
gie » un type de mal bien particulier : celui sur lequel on
pense qu’une explication ou une prédiction scientifique, ou
encore une intervention technique proprement médicale,
aura prise. Ainsi, le schéma explicatif qui sous-tend une ma-
ladie donnée, par exemple la pathophysiologie du diabète,
reflète nos succès et nos espoirs de manipulation de cet état,
plutôt qu’une simple description théorique de ce en quoi
celle-ci consiste. Un exemple particulièrement convaincant
est celui de la masturbation, étudiée par Engelhardt [4] : on
ne découvre pas en effet progressivement que ce n’est pas
une maladie ; on commence par la juger une pratique indé-
sirable et dangereuse, et par espérer qu’on pourra y remédier
médicalement, voire chirurgicalement. Quand à la faveur d’un
changement de valeurs, on cesse de la juger telle, on cesse
en même temps de la juger pathologique. Ce qui reste donc
central pour définir cet état, ce sont donc bien les valeurs à
la lumière desquelles nous le jugeons initialement.
Un article influent écrit par trois auteurs, Clouser, Culver et
Gert, permet de préciser le genre de valeurs qui intervien-
draient dans la définition de la pathologie [18]. Tout d’abord,
ces auteurs proposent d’élargir le champ de la définition à
tout ce qui est pathologique (malady), incluant les blessures,
lésions, difformités, qui ne sont pas, à proprement parler,
des « pathologies » (diseases). Ainsi le pathologique se dé-
finit, très largement et très simplement, comme quelque
chose qui ne va pas (something wrong). Plus précisément,
c’est être dans un état où l’on pâtit d’un mal (evil), ou bien
où l’on court un risque accru d’en pâtir. En effet, il existe des
maladies, comme le cancer à un stade précoce, où l’on ne
pâtit encore de rien.
À son tour, le mal se définit comme quelque chose dont
personne ne veut : la mort, la souffrance, l’invalidité, la perte
de liberté ou d’opportunité. À cela, une objection immédiate
vient à l’esprit : certains cherchent parfois la mort, la souf-
france, etc. Clouser, Culver et Gert propose d’ajouter que le
mal est quelque chose dont personne ne veut sauf ration-
nellement, c’est-à-dire pour obtenir un bien plus grand ou se
débarrasser d’un autre mal. Ainsi, celui qui recherche la mort
cherche le plus souvent à éviter la souffrance, et celui qui
cherche la souffrance ou limite ses opportunités, ne veut pas
cela pour soi-même, mais bien en vue d’autre chose. Ainsi,
le normativisme des valeurs, ou normativisme axiologique,
permet-il d’éviter de tomber dans un relativisme intégral sur
la notion de maladie. Si on observe en effet que certains
états peuvent être définis comme pathologiques dans une
culture et normaux dans une autre, comme la schizophrénie
ou l’obésité, c’est l’exception plutôt que la règle. Les hom-
mes semblent tomber assez largement d’accord sur ce qui
n’est pas souhaitable, au moins dans le domaine de la santé.
Le normativisme doit donc rendre compte de ce fait.
Une troisième condition est que le mal en question vienne
de soi et non de l’environnement. Par là on veut dire qu’il ne
faut pas qu’il dépende seulement du maintien continu de
circonstances extérieures à soi qui augmentent le risque de
souffrir ou de mourir, comme un froid extrême, une pièce
pleine de fumée ou être dans une voiture sur le point d’avoir
un accident. Il faut au contraire que l’organisme ait aussi une
partie de la cause de ce mal en soi-même. En outre, il est
nécessaire qu’on ne puisse pas neutraliser cette cause rapi-
dement et facilement sans technique ou habileté spécifique
(une intervention médicale). Ainsi, la souffrance d’un individu
dans un endroit où il est normal de vivre pour son espèce
signale une maladie probable, même s’il suffit de le changer
d’environnement pour qu’il ne souffre plus. L’anomalie sta-
tistique n’est pas un critère de définition, mais c’est en re-
vanche un indice diagnostique.
Enfin, Clouser, Culver et Gert notent qu’une maladie est une
souffrance qui ne doit pas venir des désirs ou des croyances
rationnelles du sujet. On peut en effet pâtir d’un mal à cause
de ses aspirations, notamment quand elles ne sont pas sa-
tisfaites, ou à cause de ses représentations du monde, no-
tamment quand elles incitent au pessimisme.
Il faut réserver à une autre occasion la présentation d’une
autre théorie normativiste influente, celle de Lennart Norden-
felt [15, 19, 20]. La définition axiologique de la maladie
276 MÉDECINE juin 2013
CONCEPTS ET OUTILS
Concepts
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
proposée par Clouser, Culver et Gert présente beaucoup
d’analogie avec les tentatives de définition du trouble mental
qui ont été proposées par les auteurs du DSM-III, le manuel
statistique et diagnostique des troubles mentaux de l’Ame-
rican Association of Psychiatry, en particulier des travaux de
Spitzer [21]. Ce sont de telles définitions que Wakefield a
tenté d’intégrer à son modèle « hybride », normativiste et
naturaliste, du « trouble mental ».
Une définition hybride :
la théorie
du «dysfonctionnement
préjudiciable »
Jerome Wakefield est un philosophe de la psychiatrie dont
les théories concernent au premier chef les troubles men-
taux [22]. Toutefois, il n’y a aucune raison de ne pas les ap-
pliquer à tout le champ des pathologies, ce que du reste
Wakefield fait souvent lui-même.
L’intuition fondamentale de Wakefield est qu’un trouble men-
tal doit être à la fois un mal subi ou un préjudice – critère
normatif – et un dysfonctionnement biologique – critère na-
turaliste. Ilyadenombreux préjudices qui ne sont pas cau-
sés par un dysfonctionnement biologique, comme la mau-
vaise humeur, la petite taille, la tristesse dans le deuil, et des
dysfonctionnements biologiques qui n’apportent aucun pré-
judice, comme l’alexie lorsque l’écriture n’était pas encore
inventée. Aucun de ces états n’est une pathologie.
La notion de préjudice (harm) est largement explicitée par
les travaux de Spitzer et ceux de Clouser, Culver et Gert
(Wakefield a consacré deux articles aux premiers [23,24] et
mentionne peu les seconds). Wakefield insiste essentielle-
ment sur deux points. Le premier est que le préjudice subi
doit l’être par celui qui est atteint du trouble mental lui-même,
non par ses proches, le médecin ou la société. Cette ques-
tion, moins problématique en médecine somatique, l’est par-
ticulièrement en psychiatrie, du moins, pour certains trou-
bles. Psychopathie, manie ou perversion ne font pas souffrir
le sujet directement, voire lui apportent du plaisir ; mais ces
états peuvent être justement tenus pour pathologiques à
cause de la perte de liberté ou d’opportunité associée. Cette
thèse a été nuancée par le philosophe britannique Derek Bol-
ton, qui affirme la légitimité du psychothérapeute, de la fa-
mille et de la société à partager avec l’individu la détermina-
tion du préjudice causé par l’état pathologique [25]. Le
deuxième point sur lequel insiste Wakefield est que sa théo-
rie détermine exactement la part des jugements de valeurs
dans la définition des troubles mentaux. Celle-ci est réelle et
explique la variabilité possible de leur définition – notam-
ment, la variété interculturelle ou la relativité sociale. Mais
elle est aussi circonscrite : en d’autres termes, il existe éga-
lement une partie factuelle dans le concept de trouble men-
tal.
Cette partie factuelle est définie par la notion biologique de
dysfonctionnement. On sait tout le soin apporté par Christo-
pher Boorse à la définition du dysfonctionnement biologique
telle qu’elle intervient en médecine. Wakefield, qui n’est pas
convaincu par cette définition, propose un mouvement très
audacieux : il définit le dysfonctionnement biologique en mé-
decine, et qui plus est, en psychiatrie, à partir de la théorie
de l’évolution. Une fonction est un effet sélectionnée par
l’évolution. Pomper le sang, maintenir constante la tempéra-
ture du corps, voir, sont des effets sélectionnés au cours de
l’évolution, et c’est la raison pour laquelle ils sont appelés
des fonctions. Cette définition si simple est audacieuse parce
qu’il est évident que ce n’est pas celle qui vient immédiate-
ment à l’esprit des médecins, et sans doute moins encore
des psychiatres. Bien que darwiniens, ils pensent plus spon-
tanément la fonction d’une partie de l’organisme comme une
contribution actuelle à la survie et à la reproduction que
comme un effet sélectionné au cours de l’histoire de l’es-
pèce. Aux yeux de Wakefield, cette approche permet de
contourner les problèmes bien connus produits par le recours
à la notion de normalité statistique, ou à celle de classe de
référence. Elle a fait l’objet de nombreuses objections aux-
quelles Wakefield a passé la décennie 1990-2000 à répondre
(voir en particulier [26-28]).
Aujourd’hui, la conception proposée par Wakefield est
connue et très discutée dans les milieux psychiatriques et
psychopathologiques américains, au point que celui-ci s’est
rallié le nom prestigieux de Robert Spitzer, et peut se per-
mettre de discuter dans des revues de premier plan de l’in-
clusion ou de l’exclusion de certains troubles de la prochaine
édition du Manuel statistique et diagnostique des troubles
mentaux. En philosophie de la médecine également, cette
définition est influente. Elle est moins considérée comme
hybride que comme naturaliste, et aussi bien Wakefield que
Boorse considèrent leurs thèses proches l’une de l’autre sur
l’essentiel.
Conclusion
Ce débat sur la définition des concepts appartenant au champ
lexical de la santé a donné lieu à des prises de positions bien
plus nombreuses, et a soulevé encore bien d’autres ques-
tions qu’il n’est pas possible d’aborder ici. Un postulat
commun très frappant des participants a été dénoncé par
quelques auteurs plus tardifs [1, 29] : c’est l’idée qu’on
puisse trouver une définition satisfaisante du concept de ma-
ladie ou de santé par une simple analyse du langage. En d’au-
tres termes, confronter une définition possible qu’on croit
descriptive de l’usage à des cas typiques, comme le diabète
ou la grippe, et à des cas-limites, comme la grossesse, la
dextrocardie ou l’hypertension, ne permet guère d’avancer
sur la connaissance de la nature de la maladie et de la santé.
Normativistes et naturalistes continuent de penser, semble-
t-il, qu’ils parviendront à se départager par ce moyen et s’en-
tendent pour continuer à l’employer. Quoi qu’il en soit, cette
question de la définition de la santé et de la maladie a joué
un rôle inaugural majeur dans la genèse et la structure de la
philosophie de la médecine comme une discipline à part en-
tière en philosophie des sciences.
Liens d’intérêts : L’auteur déclare ne pas avoir
de lien d’intérêt.
277juin 2013MÉDECINE
CONCEPTS ET OUTILS
Concepts
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
1 / 6 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !