souvent concentrées sur la priorité donnée à ces concepts
médicaux de santé et de maladie. Elles sont le fait de l’autre
grande position sur cette question : le normativisme.
Les définitions normativistes :
questions de valeurs
L’état de maladie n’est pas un simple fait qu’on se borne à
noter, c’est un état indésirable, craint, source de souffrance
réelle ou potentielle pour celui qui en est atteint, comme la
santé est souhaitée. En d’autres termes, c’est un état auquel
des valeurs sont attachées. Le naturalisme ne le nie pas : il
nie simplement que ces valeurs puissent être définitoires de
la santé et de la maladie. C’est la position exactement in-
verse que défendent les normativistes. Ils ne nient pas que
certains types de maladie soient déterminables biologique-
ment, voire que la maladie en général puisse l’être aussi. Ils
affirment que par définition, la maladie et de la santé sont
des états que les humains valorisent ou dévalorisent d’une
manière particulière.
Une fois admise la différence entre maladie (illness) et pa-
thologie (disease) proposée initialement par C. Boorse
comme une différence entre un concept pratique et un
concept théorique, l’enjeu est pour les normativistes de dé-
montrer la primauté du premier sur le deuxième. Engelhardt
propose pour ce faire une conception pragmatique du
concept de pathologie [17]. En effet, on appelle « patholo-
gie » un type de mal bien particulier : celui sur lequel on
pense qu’une explication ou une prédiction scientifique, ou
encore une intervention technique proprement médicale,
aura prise. Ainsi, le schéma explicatif qui sous-tend une ma-
ladie donnée, par exemple la pathophysiologie du diabète,
reflète nos succès et nos espoirs de manipulation de cet état,
plutôt qu’une simple description théorique de ce en quoi
celle-ci consiste. Un exemple particulièrement convaincant
est celui de la masturbation, étudiée par Engelhardt [4] : on
ne découvre pas en effet progressivement que ce n’est pas
une maladie ; on commence par la juger une pratique indé-
sirable et dangereuse, et par espérer qu’on pourra y remédier
médicalement, voire chirurgicalement. Quand à la faveur d’un
changement de valeurs, on cesse de la juger telle, on cesse
en même temps de la juger pathologique. Ce qui reste donc
central pour définir cet état, ce sont donc bien les valeurs à
la lumière desquelles nous le jugeons initialement.
Un article influent écrit par trois auteurs, Clouser, Culver et
Gert, permet de préciser le genre de valeurs qui intervien-
draient dans la définition de la pathologie [18]. Tout d’abord,
ces auteurs proposent d’élargir le champ de la définition à
tout ce qui est pathologique (malady), incluant les blessures,
lésions, difformités, qui ne sont pas, à proprement parler,
des « pathologies » (diseases). Ainsi le pathologique se dé-
finit, très largement et très simplement, comme quelque
chose qui ne va pas (something wrong). Plus précisément,
c’est être dans un état où l’on pâtit d’un mal (evil), ou bien
où l’on court un risque accru d’en pâtir. En effet, il existe des
maladies, comme le cancer à un stade précoce, où l’on ne
pâtit encore de rien.
À son tour, le mal se définit comme quelque chose dont
personne ne veut : la mort, la souffrance, l’invalidité, la perte
de liberté ou d’opportunité. À cela, une objection immédiate
vient à l’esprit : certains cherchent parfois la mort, la souf-
france, etc. Clouser, Culver et Gert propose d’ajouter que le
mal est quelque chose dont personne ne veut sauf ration-
nellement, c’est-à-dire pour obtenir un bien plus grand ou se
débarrasser d’un autre mal. Ainsi, celui qui recherche la mort
cherche le plus souvent à éviter la souffrance, et celui qui
cherche la souffrance ou limite ses opportunités, ne veut pas
cela pour soi-même, mais bien en vue d’autre chose. Ainsi,
le normativisme des valeurs, ou normativisme axiologique,
permet-il d’éviter de tomber dans un relativisme intégral sur
la notion de maladie. Si on observe en effet que certains
états peuvent être définis comme pathologiques dans une
culture et normaux dans une autre, comme la schizophrénie
ou l’obésité, c’est l’exception plutôt que la règle. Les hom-
mes semblent tomber assez largement d’accord sur ce qui
n’est pas souhaitable, au moins dans le domaine de la santé.
Le normativisme doit donc rendre compte de ce fait.
Une troisième condition est que le mal en question vienne
de soi et non de l’environnement. Par là on veut dire qu’il ne
faut pas qu’il dépende seulement du maintien continu de
circonstances extérieures à soi qui augmentent le risque de
souffrir ou de mourir, comme un froid extrême, une pièce
pleine de fumée ou être dans une voiture sur le point d’avoir
un accident. Il faut au contraire que l’organisme ait aussi une
partie de la cause de ce mal en soi-même. En outre, il est
nécessaire qu’on ne puisse pas neutraliser cette cause rapi-
dement et facilement sans technique ou habileté spécifique
(une intervention médicale). Ainsi, la souffrance d’un individu
dans un endroit où il est normal de vivre pour son espèce
signale une maladie probable, même s’il suffit de le changer
d’environnement pour qu’il ne souffre plus. L’anomalie sta-
tistique n’est pas un critère de définition, mais c’est en re-
vanche un indice diagnostique.
Enfin, Clouser, Culver et Gert notent qu’une maladie est une
souffrance qui ne doit pas venir des désirs ou des croyances
rationnelles du sujet. On peut en effet pâtir d’un mal à cause
de ses aspirations, notamment quand elles ne sont pas sa-
tisfaites, ou à cause de ses représentations du monde, no-
tamment quand elles incitent au pessimisme.
Il faut réserver à une autre occasion la présentation d’une
autre théorie normativiste influente, celle de Lennart Norden-
felt [15, 19, 20]. La définition axiologique de la maladie
276 MÉDECINE juin 2013
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