O S S I E R T H É M A T I Q U E Mi s e a u p o i nt D Sexe, dépression et vie de couple Sexuality and depressive disorders ● C. Lançon* R R É É S S U U M M Les troubles sexuels sont fréquents chez les patients déprimés. Ces troubles touchent à la fois la libido et les conduites sexuelles. Ils font partie intégrante de l’état dépressif. Ces troubles sont grandement méconnus des praticiens. Ils sont souvent peu verbalisés par les patients. L’existence de troubles sexuels, du fait de leur retentissement sur chacun des partenaires, a souvent des conséquences néfastes sur la vie de couple. Les traitements antidépresseurs dans leur majorité ont des effets secondaires qui aggravent les troubles sexuels. La méconnaissance de ces effets indésirables participe ainsi indirectement à la chronicité de certains troubles dépressifs et aggrave la souffrance des patients et de leur conjoint ou partenaire sexuel. Le repérage précoce des troubles sexuels et la prise en compte de la dynamique du couple constituent deux éléments majeurs de la prise en charge du patient déprimé. Le retour à une vie sexuelle satisfaisante doit faire partie des objectifs actuels du traitement des troubles dépressifs. Mots-clés : Dépression – Sexualité – Couple – Antidépresseurs. SUMMARY SUMMARY Sexual dysfunctions in depressed patients are frequent. Sexual symptoms are core symptoms of depressive disorders. SUMMARY Libido and sexual behaviours are disturbed. These dysfunctions are largely underestimated by practitioners. They are SUMMARY poorly expressed by patients. Sexual disturbances often have The early fatal consequences recogn on the life of couples. Antidepressant treatments their majority side effects which deterioKeywords: in High-risk subjectshave – Schizophrenia – Genetic liarate sexual behaviors. The nonrecognition of antidepresbility – Early treatment – Secondary prevention – Prodromes. sants’ sexual side effects participates indirectly in the chronicity of depression. Evaluation of sexual disturbances and of the dynamics of the couple are two major elements in clinical practice. A return to a satisfactory sexual life has to be a current objective of the treatment of depression. Keywords: Depression – Sexuality – Antidepressant agents. * SHU de psychiatrie adultes, CHU Sainte-Marguerite, Marseille. 58 É É e visage et l’expression clinique des troubles psychiatriques se modifient peu à peu. La dépression dans ses modalités actuelles d’expression en constitue un bon exemple. Si, pendant longtemps, le visage de l’état dépressif s’incarnait dans la mélancolie, la majorité des troubles dépressifs actuels ont des expressions symptomatiques très différentes. Parmi celles-ci, les plaintes “sexuelles” ou les troubles de la libido occupent une part importante. Le succès des médicaments “sexoactifs” et les effets démontrés de ce type de médicament sur l’humeur de certains patients déprimés en sont une illustration. Les modifications dans l’expression symptomatique des états dépressifs sont parallèles aux changements de la société dans ses relations avec la vie sexuelle et aux modifications de la vie du couple. Les perturbations de la performance sexuelle (comme tant d’autres d’ailleurs) sont probablement des facteurs de décompensation de certains patients “déprimés”. L LES TROUBLES SEXUELS DANS LA DÉPRESSION Si la sémiologie de la dépression se modifie dans son expression avec les changements culturels et sociaux, l’importance accordée dans les classifications actuelles aux troubles sexuels et de la libido reste particulièrement faible. Le corollaire est certainement l’absence ou la discrétion de l’enseignement de la médecine sexuelle (plus particulièrement dans le champ des troubles de l’humeur auprès des praticiens). Pourtant, l’expression des troubles dépressifs au travers de plaintes centrées sur la vie sexuelle est un phénomène très fréquent en clinique et dans les différentes études qui se sont intéressées à ce sujet. Il apparaît ainsi que, chez la majorité des patients souffrant de dépression, l’ensemble des domaines de la vie sexuelle (intérêt, activité, réactions et plaisir) est perturbé. La forme clinique de dépression semble n’avoir que peu d’influence sur les troubles sexuels des patients déprimés (1). La présence de troubles sexuels est fréquente, puisqu’on estime que plus de 70 % des patients déprimés disent souffrir d’une diminution de la libido ou du désir sexuel. Les troubles sexuels rapportés chez les patients déprimés touchent la libido, l’éveil sexuel, mais aussi les fantasmes, qui sont très diminués. En clinique, les plaintes fonctionnelles le plus fréquemment rapportées sont l’impuissance chez l’homme et la frigidité chez la femme. Cela renvoie à l’existence d’une clinique de la “médecine sexuelle” adaptée suivant le sexe ; cela étant particulièrement La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006 RÔLE DES ANTIDÉPRESSEURS Face à la sous-évaluation des troubles sexuels chez le patient dépressif et à leurs éventuelles conséquences sur la vie de couple, la prescription de médicaments antidépresseurs n’est pas sans poser certaines difficultés (5). La question est à la mode ! D’une manière générale, les troubles sexuels s’estompent avec la guérison de l’état dépressif. Toutefois, la récupération d’une sexualité “satisfaisante” ou “épanouie” nécessite souvent beaucoup plus de temps que le retour à l’euthymie (6). Le rôle joué par les traitements antidépresseurs dans le maintien ou l’aggravation des troubles de la sexualité et du désir chez le patient ayant traversé un état dépressif n’est plus à souligner. Si les troubles de la libido sont généralement sous-estimés chez les déprimés, l’apparition d’effets indésirables affectant la libido est encore plus négligée. Toutefois, pour les antidépresseurs de nouvelle génération (inhibiteurs de la recapture de la sérotonine, venlaflaxine, etc.), la survenue d’effets secondaires sexuels tels que la diminution de la libido et les troubles de l’orgasme constitue les troubles iatrogènes les plus fréquents au décours du traitement (7). De nombreuses études ont pu montrer que la survenue de ce type d’effet indésirable altérait la qualité de vie des patients et était source de mauvaise observance du traitement. D’une manière générale, les antidépresseurs aggravent les troubles sexuels préexistants. Ils augmentent la survenue de troubles plus “mécaniques” comme l’apparition d’éjaculation rétrograde ou la diminution du volume de l’éjaculation. Ces troubles ont un impact particulièrement négatif sur l’image de soi des hommes déprimés. Cela souligne encore l’importance d’une médecine adaptée au sexe. Des différences importantes sont signalées entre hommes et femmes pour la survenue d’effets secondaires “sexuels” liés aux antidépresseurs. Il est généralement admis que les hommes souffrent plus souvent de ce type de troubles lors de la prescription des médicaments antidépresseurs. Toutefois, les femmes présentent plus fréquemment et plus intensément des troubles de la libido et de l’orgasme. Les patients âgés sont ceux qui rapportent le moins d’effets secondaires “sexuels” ; il semble surtout que les sujets les plus âgés accordent moins d’importance à ce type d’effet. DYNAMIQUE SEXUELLE DU COUPLE Toutes ces perturbations (trouble préexistant de la libido, troubles sexuels de la dépression, troubles sexuels induits pas les antidépresseurs) modifient inévitablement la dynamique sexuelle du couple. Si, actuellement, les psychiatres redécouvrent l’impor59 a u p o i nt La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006 rend artificiellement délicate la question de l’évaluation de la vie sexuelle en pratique quotidienne. L’abord de la vie sexuelle est ainsi souvent considéré comme trop intrusif par bon nombre de praticiens. Les patients sont parfois eux-mêmes “embarrassés” d’évoquer avec leur médecin les difficultés de leur sexualité et leurs retentissements sur leur vie sexuelle ou sur leur couple (4). Mi s e important dans le cas des troubles de l’humeur. En effet, il semble que la diminution du désir sexuel soit plus fréquemment rapportée par les hommes que par les femmes. Ainsi, la diminution de la libido est rapportée chez plus de 80 % des patients déprimés de sexe masculin, alors que seulement 53 % des femmes “déprimées” rapportent ce type de trouble. Données qui renvoient probablement à des différences entre les hommes et les femmes dans l’expression symptomatique des troubles dépressifs. Cependant, dans la vie de couple ou la vie amoureuse, cette différence relative à l’importance des troubles de la libido entre les sexes peut entretenir une sorte de malentendu, surtout lorsque le couple est dans une situation de rupture. Si l’existence d’une diminution de la libido est généralement admise comme faisant partie du tableau clinique de l’état dépressif, une augmentation de la libido est aussi constatée chez certains patients. On estime ainsi qu’environ 20 % des patients déprimés signalent une augmentation de la libido au décours des états dépressifs. Cet accroissement de la libido renvoie probablement à un mécanisme “compensatoire” de la dysfonction orgasmique chez les déprimés ; une sorte de fuite en avant visant à maintenir à distance l’impotence ressentie. On peut rattacher à ce phénomène le rôle joué par l’anxiété dans la survenue des troubles sexuels chez ces patients. En effet, plus que le trouble de l’humeur, il semble que l’existence de troubles anxieux associés à l’état dépressif soit importante dans la genèse des plaintes “sexuelles”. On a pu montrer une corrélation significative entre la présence d’anxiété et la diminution de la libido (2). L’existence de troubles de la libido, bien avant l’apparition d’un état dépressif, est une question depuis longtemps débattue. Chez certains patients, ces troubles de la libido sont probablement des facteurs de “vulnérabilité” à la dépression et renvoient à ce qui est décrit dans certains types de personnalité sous le nom d’anxiété de performance. Chez ces patients, la vie affective et sexuelle est, en dehors de toute problématique de couple, un sujet complexe et délicat ; point d’appel à l’expression de nombreux conflits. L’importance actuelle de l’expression de la dépression au travers d’un “masque sexuel” est trop souvent négligée par les cliniciens, ce qui n’est pas toujours sans conséquence pour les patients et leur prise en charge (3). Si les troubles sexuels font partie intégrante de la symptomatologie dépressive, ils sont généralement sous-estimés par les médecins. À cela plusieurs explications peuvent être avancées. Tout d’abord, le manque de formation actuelle des médecins (somaticiens et psychiatres pour une fois à égalité) à la médecine “sexuelle”. L’enseignement des troubles psychiatriques, et plus particulièrement celui de la sémiologie des troubles dépressifs, est aussi responsable de ce phénomène. L’importance accordée à certains éléments sémiologiques comme la tristesse ou le risque suicidaire au détriment de manifestations considérées comme plus “fonctionnelles” (les troubles sexuels) participe aussi à minimiser les problèmes sexuels chez le patient déprimé. À l’inverse, cette vision de la sémiologie rend plus difficile le repérage de troubles psychiques derrière des plaintes fonctionnelles essentiellement centrées sur la vie sexuelle. Enfin, la culture médicale (et psychiatrique) vis-à-vis de la vie sexuelle O S S I E R T H É M A T I Q U E Mi s e a u p o i nt D tance de la libido et sont plus sensibilisés aux effets secondaires sexuels des antidépresseurs, la dynamique du couple s’est modifiée au cours des dernières années, entre autres dans ses relations avec la notion d’intimité et dans les revendications à une vie sexuelle “satisfaisante” comme critère d’épanouissement et de stabilité du couple. La dépression, en perturbant la dynamique sexuelle de chacun des partenaires, met grandement en danger le couple. Face à cette menace, le couple va tenter de trouver une adaptation (4). Cette menace est d’autant plus importante que s’y associent, à des degrés divers, des modifications du caractère et des troubles majeurs du désir dépassant largement le cadre de la seule vie sexuelle. Il convient de rappeler que les troubles de l’humeur s’installent le plus souvent de manière progressive en modifiant de façon sournoise et durable le caractère et les investissements de celui qui en souffre. La dépression, en affectant la vie sexuelle d’un des deux partenaires, risque d’entraîner ou d’entretenir une dynamique de couple parfois “malade”. L’état dépressif va ainsi généralement atteindre grandement le partenaire dans son intimité. Celui-ci risque alors à son tour de décompenser (sur un mode dépressif, ou parfois sous couvert de plaintes centrées sur la sexualité). Peu de couples s’accommodent de perturbations de la sexualité. Rapidement va s’installer la culpabilité chez le partenaire “déprimé” ; cette culpabilité constitue en soi un facteur d’aggravation de l’humeur dépressive (8). L’apparition de ce type de réaction, accompagnée par l’agressivité du partenaire, peut conduire à un évitement de la sexualité, à une indifférence relative et à un éloignement de la vie de couple. La dépression d’un des partenaires va ainsi favoriser l’apparition d’un couple “dépressif” qui va entrevoir comme seule issue possible une séparation : le suicide du couple comme équivalent dépressif. Ce “suicide du couple” peut aussi s’exprimer au travers d’une expérience extraconjugale de l’un de ses membres. Le partenaire déprimé peut dans cette aventure être tenté de se rassurer quant à sa propre sexualité. Parfois, l’amélioration de l’état dépressif, surtout si celui-ci est chronique ou récidivant, constitue, du fait de la reprise du désir 60 chez le partenaire “déprimé”, une “menace” pour le conjoint non déprimé, et il n’est pas rare de voir apparaître chez lui une décompensation dépressive, créant ce que l’on pourrait appeler un couple “à bascule”. CONCLUSION Ces quelques données soulignent l’importance actuelle accordée à l’expression sexuelle de la souffrance psychique. Les troubles de l’humeur, du fait de leur retentissement sur l’anticipation, le désir et la libido, constituent une menace profonde pour l’image de soi et pour le couple. Ces constatations obligent à modifier quelque peu notre pratique et nécessitent d’inclure dans nos évaluations, et comme critère principal d’une “guérison” d’une vulnérabilité dépressive, l’apparition d’une libido satisfaisante. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Clayton AH. Recognition and assessment of sexual dysfunction associated with depression. J Clin Psychiatry 2001;62(Suppl.3):5-9. 2. Kennedy SH, Dickens SE, Eisfeld BS, Bagby RM. Sexual dysfunction before antidepressant therapy in major depression. J Affect Disord 1999;56:537-44. 3. Mathew RJ, Weinman ML. Sexual dysfunctions in depression. Arch Sex Behav 1982;11:323-8. 4. Pasini W. La clinique du couple. Dans : Désir, couple, dépression. L’Esprit du temps, 2001:67-75. 5. Rothschild AJ. Selective serotonin reuptake inhibitor-induced sexual dysfunction: efficacy of a drug holiday. Am J Psychiatry 1995;152:1514-6. 6. Zajecka J. Strategies for the treatment of antidepressant-related sexual dysfunction. J Clin Psychiatry 2001;62(Suppl.3):35-43. 7. Baldwin D, Thomas S, Birtwistle J. Effects of antidepressant drugs on sexual function. Int J Psychiatry Clin Prac 1997;1:47-58. 8. Brenot P, Henri C. Désir, couple et dépression. L’Esprit du temps, 2001, 169 p. La Lettre du Psychiatre - vol. II - n° 2 - mars-avril 2006