NOUVELLE HISTOIRE DE LA PENSEE ECONOMIQUE
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Mieux, il reprend à son compte l’adage célèbre qui veut que le tout est
autre chose que la somme des parties. Il y a, dans l’action des hommes,
des motivations qui ne se ramènent, en aucune manière, à un calcul des
plaisirs et des peines, à la recherche de la satisfaction de l’individu ou de
ses proches. Il reproche aux économistes d’avoir, en utilisant une
terminologie équivoque, laissé penser que leurs recherches s’appuyaient
sur l’utilitarisme et l’hédonisme. « Car, même s’ils admettent générale-
ment que les plus grands plaisirs sont ceux que l’on éprouve en faisant
son devoir, [les économistes] ont parlé des plaisirs et des peines comme
s’ils étaient les seuls motifs de toutes les actions. Ils se sont, ainsi, exposés
à la critique de ces philosophes qui considèrent, comme un principe
essentiel, l’idée que le désir d’accomplir son devoir est différent du désir
du plaisir qu’on peut retirer de son accomplissement à supposer qu’il se
présente. » (Marshall, 1890 : 14)
On pourrait penser que ces divergences philosophiques se tradui-
raient dans des approches opposées dans l’analyse de l’utilité et dans la
théorie du bien-être. En fait, l’opposition est plus subtile car si les démar-
ches sont différentes, elles ne se traduisent guère dans la construction des
fonctions d’utilité et dans la détermination des critères des choix collec-
tifs. Il n’y a pas d’opposition fondamentale dans la construction des
concepts clefs et les divergences n’apparaissent que dans les marges du
discours, que dans ces commentaires qui viennent nuancer l’aspect par-
fois brutal des hypothèses sur lesquelles s’appuie la théorie économique
des premiers néo-classiques anglais.
Cette relation entre l’utilitarisme et l’économie politique n’est,
cependant, pas nouvelle et Marshall soutenait, à juste titre, que Bentham
était le penseur qui avait influencé le plus profondément les successeurs
immédiats d’Adam Smith. L’apport de Jevons, c’est sa proposition
d’appliquer les mathématiques au calcul des plaisirs et des peines. Si
cette idée s’imposa rapidement, elle suscita néanmoins des réticences.
L’un des premiers critiques qui rendit compte de la Théorie de l’économie
politique, objecta que, pour appliquer le calcul différentiel aux questions
posées par l’utilitarisme, il était nécessaire de disposer de données
numériques. Pour écarter cette objection, Edgeworth reprit l’argument de
Cournot : pour appliquer de façon fructueuse les mathématiques à la
résolution d’un problème, il n’est pas nécessaire de disposer de valeurs
numériques, il n’est pas même nécessaire d’assigner aux relations sur
lesquelles on raisonne une forme algébrique précise. La simple
connaissance des propriétés des fonctions inconnues suffit pour établir
entre les variables les relations générales sur lesquelles s’appuiera l’ana-
lyse économique. Ainsi, en dépit des réticences initiales, l’idée clef de
Jevons (1871 : 78) — « La science [économique] doit être mathématique,
simplement parce qu’elle traite de quantités » — s’imposa rapidement.
Le point de départ de Jevons est l’application du calcul différentiel à
l’analyse des choix individuels. En s’appuyant sur des hypothèses
simplificatrices, il put établir les deux « lois de Gossen » et déduire de
son raisonnement l’existence et les propriétés de l’équilibre de marché.