« Toute subvention exige un contrôle ! »
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Série : « Les critiques vivants du spectacle » (2)
Rencontre avec Jacques Nerson.
Confortablement installé dans un salon aux fauteuils épais, entouré d’oiseaux et de
fleurs, d’œuvres d’art classiques et modernes, je regarde une à une les six lampes
qui ornent la pièce, comme si elles allaient brutalement éclairer de l’intérieur
l’homme qui me fait face, comédien devenu critique : Jacques Nerson. Sa parole est
celle d’un homme libre, qui essaie de penser chaque problématique, au risque de la
contradiction.
Comment êtes-vous devenu critique ?
Le moment décisif eut lieu en 1967 ; j’avais alors douze ans. Le théâtre des Célestins avait
programmé une pièce de Marivaux, mise en scène par le jeune Patrice Chéreau. Le choc fut
violent, à tel point qu’il me semblait que la scène était mieux que la vie, comme un
concentré de la vie. En rentrant, j’ai annoncé à mes parents que je voulais devenir
comédien ; après une longue bataille, je suis entré au conservatoire de Lyon, puis à
l’ENSATT, et ai suivi les cours de Jean Périmony et de Jean-Laurent Cochet.
Avec un tel bagage, vous étiez armé pour la scène… Que s’est-il passé ?
Lors d’une conversation avec un ami, dans le Midi, j’ai réalisé que je n’étais pas comédien.
Diplômé depuis un an, je gagnais alors ma vie sans avoir rien fait pour jouer… Ce qui fut
révélateur, c’est que la scène ne me manquait pas. J’ai naturellement arrêté, sans jamais le
regretter. Je me suis progressivement tourné vers le journalisme : nous étions en 1978, le
Figaro magazine se créait ; j’y suis resté seize années ! C’est ainsi que ma carrière de
critique a commencé.
Qu’en ont pensé vos amis ?
Mes camarades et moi passions beaucoup de temps à condamner la critique, trop littéraire
et peu théâtrale à notre goût. Je pensais que mes camarades seraient fous de joie de voir
l’un des leurs occuper un poste clef… Ils m’ont considéré comme un traître, d’autant que
mon employeur était un journal de droite à une époque où la culture était à 99% à gauche.
Ce n’est plus le cas maintenant ?
Non… maintenant elle l’est à 100% !
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« Je me suis toujours senti libre, quel que soit le journal dans lequel j’écris. »
Cocasse… venant d’un critique travaillant aujourd’hui pour l’Obs !
Je me suis toujours senti libre, quel que soit le journal dans lequel j’écris. C’est pourquoi je
rends hommage aux différents employeurs qui ont toujours respecté mon indépendance, que
ce soit Valeurs Actuelles, magazine pour lequel j’ai travaillé plusieurs années, ou l’Obs.
L’art dépasse-t-il les clivages politiques ?
Il faut l’espérer. Un auteur engagé comme Bertolt Brecht est un immense poète, que
j’admire sans partager ses vues. Il n’est pas non plus besoin d’être catholique pour aimer
Paul Claudel ! Sans me forcer, je suis assez éclectique : je n’ai jamais été un militant.
Le fait d’être issu du milieu vous a-t-il rendu plus ouvert, voire plus compétent ?
Pas forcément. Pierre Marcabru, le plus grand critique théâtral du XXe siècle, n’en était pas
issu. En Inde, les professeurs de danse ne sont pas des danseurs, mais des musiciens. En
revanche, être du milieu n’est pas une garantie de qualité.
Qu’est-ce qui fait alors le critique ?
Critique est moins que jamais une profession : personne ne peut dire qu’il en vit
exclusivement. Certains sont par ailleurs avocats ou journalistes culturels. Au risque parfois
d’une trop grande connivence : un metteur en scène qui vous explique pendant deux heures
ses intentions influence automatiquement votre jugement.
Comment percevez-vous votre mission de critique ?
Notre mission n’est pas d’imposer un goût. Une critique est une information, à laquelle
s’ajoute de l’humeur, dès lors qu’elle passe à travers le filtre d’une sensibilité par essence
subjective. Nous ne sommes jamais objectifs, honnêtes peut-être, mais sans incarner
l’objectivité.
La critique comme une information et une humeur… Pouvez-vous développer ?
Je suis souvent étonné de voir que certains de mes confrères se rendent peu, voire jamais,
dans les théâtres privés. Or comment informer si l’on ignore une grande partie de la
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créativité contemporaine ? Le danger est de faire comme Staline qui gommait certains
proscrits sur les photographies. Informer demande de prendre en compte la totalité des
réalités existantes : c’est non seulement une nécessité, mais encore un devoir.
« Le net marque la fin de la critique, et plus généralement de la presse écrite. »
Et l’humeur ?
L’humeur est l’attribut essentiel du critique, ce qui donne envie de le lire jusqu’au bout.
L’enjeu pour un critique est d’être lu, c’est-à-dire de capter l’attention du lecteur. Ou pour
le dire avec François Mauriac : un bon journaliste vous prend par le col et ne vous lâche
pas !
Si ce n’est qu’une question d’humeur, quelle est la limite ?
Les journaux sont le filtre qui permet de détecter les vrais talents.
Avec l’arrivée d’Internet, cette limite n’existe plus…
Le net marque la fin de la critique, et plus généralement de la presse écrite. C’est une
question économique : la publicité quitte l’écrit sans reparaître sur l’écran… Il n’y a pas de
quoi payer sur Internet ! Cela fait vingt-cinq ans que le net existe, c’est-à-dire le temps
qu’une génération prenne l’habitude d’accéder gratuitement à l’information gratuitement.
Jacques NERSON
Photo : Pierre Monastier pour Profession
Spectacle
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Si l’information continue sur le net, en quoi est-ce la fin du journalisme ?
Dès lors que les gens ne sont plus payés, c’est la fin d’un métier : la critique devient un
passe-temps. Plus encore, si vous ne vivez pas du journalisme, vous consacrez moins de
temps à l’investigation et à la recherche : l’information en pâtit. La critique telle que je la
pratique est une écriture mercenaire qui s’adresse à un public, et non un écrit intime.
Vous critiquez le théâtre depuis trente-cinq ans : quelles évolutions percevez-vous ?
J’ai commencé mon métier à la fin du spectacle populaire et du brechtisme. À Lyon
régnaient alors Patrice Chéreau, Marcel Maréchal, Roger Planchon… Il y avait une envie de
mettre le meilleur du théâtre à la hauteur du plus grand nombre, sans néanmoins tomber
dans le populisme, à la manière d’un Robert Hossein. Toutefois, j’ai progressivement assisté
à la dépolitisation du théâtre : les metteurs en scène n’étaient plus au service de rien, ni
d’une pensée, ni d’un message, ni de l’auteur, sinon d’eux-mêmes.
Était-ce de si mauvaise qualité ?
Non, les spectacles pouvaient être d’une grande qualité, mais l’ensemble était souvent
autocentré, de telle sorte que le metteur en scène occultait totalement l’auteur par sa
recherche de nouveauté, d’originalité. Toutes les inventions sont bienvenues dès lors
qu’elles vont dans le même sens que l’œuvre. Mais il y avait alors une course à la modernité,
une recherche forcenée du faire-ce-qui-n’a-jamais-été-fait, une surenchère décorationiste…
« Le théâtre est un jeu, c’est-à-dire une activité grave et joyeuse. Je sais bien qu’il
faut en vivre, mais si le combat pour en vivre enlève la joie de le faire, alors
quelque chose ne va plus. »
Et aujourd’hui ?
La nouvelle génération pratique moins l’esbroufe que celle qui l’a précédée. Tout en
maintenant une qualité d’invention aussi élevée, elle fait preuve de plus de modestie, de
plus de responsabilité aussi, caractérisée par un triple respect, pour l’auteur d’abord, dans
la manière de dépenser de l’argent public, enfin pour le public même.
Avez-vous un exemple en tête ?
Je pense à Christian Schiaretti, Joël Pommerat, Christian Rauck, Jean Bellorini, au jeune
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Julien Gosselin et à son adaptation des Particules élémentaires de Michel Houellebecq.
Que conseillez-vous à cette génération ?
S’amuser ! Le théâtre est un jeu, c’est-à-dire une activité grave et joyeuse. Je sais bien qu’il
faut en vivre, mais si le combat pour en vivre enlève la joie de le faire, alors quelque chose
ne va plus. Le théâtre n’est pas de la culture, mais un divertissement, une distraction,
comme dit Brecht, qui nous tire du quotidien pour nous emmener ailleurs.
Le théâtre n’appartient pas à la culture ? !
Je me méfie de la manière dont le mot culture est automatiquement mis sur les activités
artistiques. C’est dangereux dans la mesure où l’on prend la chose par le mauvais bout. Le
fait de lire beaucoup, de fréquenter musées et salles de concert, donne à la longue une
certaine culture, sans qu’elle soit le moteur de notre action : je ne lis pas pour me cultiver,
ce qui serait affreux, mais parce que j’ai faim et soif de lecture. La culture n’est pas la fin
recherchée, sous peine de considérer l’art de manière purement utilitariste, mais intervient
comme un surcroît, une conséquence. Moi, j’ai un fort appétit de théâtre, je m’y rends parce
que j’en éprouve du plaisir ; il se trouve que cela me cultive.
Vous parlez de plaisir, mais la crise n’aide pas à la joie. Que pensez-vous des
politiques culturelles actuelles ?
Je pense, comme Manuel Valls, que le budget de la culture devrait être sanctuarisé, pour
employer un mode à la mode. En revanche, si la crise peut nous amener à réfléchir sur
l’utilisation de ces fonds publics, ce ne sera pas une mauvaise chose. À la différence d’un
film qui peut être dupliqué et diffusé dans mille salles en même temps, une pièce de théâtre
ne peut être jouée qu’une fois par jour, en un lieu déterminé, devant un public limité, alors
même que les frais fixes restent inchangés.
Le théâtre n’a donc pas de rentabilité ?
Non seulement l’activité théâtrale n’est pas rentable, mais elle ne l’a jamais été ! Regardons
l’histoire : le théâtre grec était subventionné, les mystères religieux du Moyen-âge ne
visaient pas la rentabilité, Molière lui-même n’était riche que dans la mesure où il recevait
une pension du roi… et c’est très bien ainsi ! Il est normal et sain que le théâtre soit
subventionné.
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