L’analyse en quatre points L’expert Jacques Besson insiste sur le fait que «l’addiction est une maladie; le patient, qui a perdu sa volonté, a besoin d’un traitement à long terme». Texte: Quan Ly Photos: Sedrik Nemeth Le 30 novembre, on votera sur deux objets différents mais liés aux drogues: la révision de la loi sur les stupéfiants et la dépénalisation du cannabis pour les adultes. L’éclairage du professeur Jacques Besson, 53 ans, addictologue, chef du service de psychiatrie communautaire du CHUV et fondateur du centre spécialisé de Saint-Martin, à Lausanne. 1 «Elle offrira les bases légales pour poursuivre un travail qui se fait depuis plus de dix ans» Pouvez-vous rappeler ce qu’est la politique des quatre piliers? La prévention, la thérapie, l’aide à la survie et la répression. C’est un plan national de santé publique lancé dans les années 90 pour sauver les toxicomanes des scènes ouvertes. Ce modèle de lutte contre la drogue a valu à la Suisse son statut de pionnier au niveau international. Quel est le pourcentage de toxicomanes concernés? En Suisse, il y a 0,5% de la population qui est injecteur de drogues, dont l’héroïne. Grâce aux quatre piliers, on estime que les deux tiers ont pu accéder aux dispositifs de soin. Dans le canton de Vaud, sur les 3000 toxicomanes dénombrés, 2000 sont ainsi soignés: les trois quarts ont recours à la substitution à la méthadone, quelques-uns sont en sevrage dans 36 L’ILLUSTRÉ 47/08 une unité spécialisée, d’autres bénéficient de séjours dans des institutions à visée d’abstinence et le reste est, malheureusement, dans la rue. A Genève, on prescrit aussi de l’héroïne dans une cinquantaine de cas. Le bilan est positif: un tiers des patients évoluent favorablement, un autre tiers font des rechutes et le reste nécessite un traitement à long terme. Il faut passer du jugement moral au jugement clinique. 2 Qu’est-ce que cela va changer si la révision de la loi passe? Il s’agit de donner toutes les bases légales pour continuer le travail fait depuis plus de dix ans. Si la loi passe, c’est le statu quo: on ne fait que confirmer le dispositif existant. Dans le cas contraire, on reviendrait à l’ancienne loi de 1975, alors que la situation en matière de drogues a évolué. La nouvelle loi, c’est une vision globale centrée plus sur les patients que les substances consommées, qui changent tout le temps: on garde à terme un objectif d’abstinence, mais on prend d’abord les gens tels qu’ils sont, on détermine leurs besoins de santé et on les accompagne en leur offrant une palette de traitements. C’est une action interdisciplinaire entre le policier, l’addictologue, l’éducateur, l’infirmier pour réinsérer à terme le patient dans la société. «En cas de rechute, c’est l’overdose immédiate» Ne préserve-t-on pas l’ordre public au détriment de la répression? La police fait de gros efforts pour définir les priorités. Une pression est maintenue sur le grand trafic. On ne tolère plus la consommation de rue et le trafic visible. Le problème est qu’il n’y a pas que l’héroïne dans le champ des drogues illégales. Il y a, depuis les années 2000, une épidémie de cocaïne qui perturbe beaucoup les services d’addictologie. De plus, la grande majorité des patients sont des polytoxicomanes: une personne dépendante de l’héroïne peut par exemple abuser de la cocaïne en fin de semaine, avec usage excessif d’alcool, le tout sur fond de cannabis. Et, si elle a des angoisses, elle va s’intoxiquer avec des tranquillisants obtenus sur le marché noir. Or, il a été démontré en Suisse alémanique que la prescription médicale d’héroïne a permis de diminuer la consommation des autres substances. Au début, les injections d’hé- Drogue: «Passons du jugement moral au jugement clinique» Que va changer la révision de la loi sur les stupéfiants? 3 Ne doit-on pas opter plutôt pour le sevrage? 500 morts en 1990 chez les toxicomanes en Suisse, 153 en 2007. Pourquoi une telle baisse? «Tous les pays qui offrent des produits de substitution o nt vu les décès diminuer» En 1990, près de 500 personnes mouraient chaque année à cause de la drogue. En 2007, ce nombre tombait à 153. Est-ce parce que les toxicomanes sont plus prudents? Les cas d’overdoses ne disparaîtront jamais totalement. Difficile à dire. Mais on a de bonnes raisons de penser qu’en offrant des produits de substitution, de la méthadone dans plus de 90% des cas, cela permet à des gens en manque de prévenir les overdoses. Tous les pays qui offrent de la substitution de manière organisée, avec le processus d’accompagnement et de réhabilitation psychosociale, ont vu diminuer leur nombre d’overdoses. Cela dit, toutes ne sont pas liées à l’héroïne: on peut avoir des overdoses à la cocaïne (hémorragie cérébrale, arrêt du cœur, etc.), à l’alcool (coma éthylique), ou des overdoses dues à des mélanges (drogues, médicaments et alcool). Ce sont des chiffres donnés par la police lorsqu’elle trouve une personne morte avec des substances dans son corps. Là, on ne parle que de morts par overdose. Les gens qui meurent du sida dans un lit d’hôpital n’ont rien à voir avec ces chiffres. Ces chiffres incluent-ils les victimes du VIH, lié à l’utilisation de seringues contaminées? Le nombre de morts a certes baissé, mais il n’en reste pas moins qu’il y a, comme vous le dites, d’autres drogues telles que la cocaïne. N’est-ce pas un succès relatif? Effectivement, nous avons obtenu des succès sur le champ de l’héroïne. Paradoxalement, cela a créé une offre pour d’autres produits illégaux comme la cocaïne, pour laquelle nous rencontrons des difficultés car nous ne disposons pas de produit de substitution. Dans toute société moderne où il y a des comportements addictifs, il n’est pas impensable que les mafias et les dealers s’organisent pour continuer à faire des bénéfices avec d’autres produits tels que la cocaïne, qui touche 3 à 5% de la population. Les besoins des toxicomanes sont donc très variés. Mais, avec la politique des quatre piliers, nous sommes en mesure de proposer une offre diversifiée qui nous permet de faire face à ce problème de cocaïne. Et nous commençons à avoir des résultats avec les traitements motivationnels permettant aux cocaïnomanes de gérer leur anxiété, leur dépression. Du coup, on voit revenir de l’héroïne… Les marchés des drogues illégales s’adaptent. 4 roïne se faisant trois fois par jour, ils ont un contact permanent avec des professionnels. On amène l’héroïne de la scène illégale à la scène de la santé; cela a contribué à diminuer la criminalité. Le sevrage en vue de l’abstinence est-il une mauvaise méthode? Il y a un risque vital: la personne qui fait un sevrage perd l’habitude de la drogue; mais, si elle fait une rechute, même modeste, et reprend la même dose qu’avant le sevrage, c’est l’overdose immédiate. L’addiction est une maladie chronique du cerveau et cela prend du temps à traiter. A cela s’ajoutent des problèmes de santé, familiaux, de motivation. La philosophie des addictologues est donc plutôt la substitution, des objectifs de rétablissement physique et mental du patient, et son accompagnement sur le long terme sans lui faire courir trop de risques. Cela prend bien sûr des années. Pourquoi tant de bruit autour du cannabis? «Le problème, c’est la protection des mineurs» L’autre objet de la votation est une initiative en faveur de la dépénalisation du cannabis pour les adultes. Pourquoi divise-t-elle autant les Suisses? La majorité des associations travaillant dans le domaine des addictions défend cette dépénalisation et estiment qu’il ne faut pas criminaliser les personnes qui cultivent, possèdent ou consomment du cannabis. Il faudra faire de la prévention auprès de la jeunesse et on espère qu’elle n’ira plus auprès des dealers pour s’approvisionner. Mais il y a au sein même de ces associations une minorité qui s’y oppose car, à leurs yeux, dépénaliser, c’est prendre le risque de banaliser la consommation. Ce qui, d’un point de vue éducatif, n’est pas une bonne idée. Enfin, tous ceux qui n’osaient pas franchir le pas le feront et la consommation moyenne s’amplifiera inévitablement. Les spécialistes de la schizophrénie pensent que le nombre de cas de psychoses augmentera d’autant. Le problème est qu’il y a des arguments scientifiques qui se valent des deux côtés. Les médecins de santé publique voteront plutôt oui et les psychiatres de santé mentale plutôt non. Cette dépénalisation peut-elle s’accompagner d’une protection efficace de la jeunesse contre les risques de consommation? C’est bien de protéger les gens au-dessus de 18 ans, mais on fait quoi pour ceux qui sont au-dessous? Or, la plupart des problèmes liés au cannabis arrivent largement avant 18 ans. L’initiative ne dit rien des jeunes, et c’est là que ça se passe. C’est un argument de plus pour les opposants. Quoi qu’il en soit, le principe de précaution est de faire en sorte que les jeunes aient le moins possible accès à ce produit dont on ne sait pas tout. L’ILLUSTRÉ 47/08 37