le discours de rectorat et le « national-socialisme

LE DISCOURS DE RECTORAT ET LE « NATIONAL-SOCIALISME
PRIVÉ » DE HEIDEGGER
Karsten Harries
P.U.F. | Les études philosophiques
2010/2 - n° 93
pages 189 à 210
ISSN 0014-2166
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2010-2-page-189.htm
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Pour citer cet article :
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Harries Karsten, « Le Discours de rectorat et le « national-socialisme privé » de Heidegger »,
Les études philosophiques, 2010/2 n° 93, p. 189-210. DOI : 10.3917/leph.102.0189
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Les Études philosophiques, n° 2/2010, p. 189-210
LE DISCOURS DE RECTORAT ET
LE  NATIONALSOCIALISME PRIVÉ  DE HEIDEGGER1
Le Rectorat
On sait assez pourquoi la question de l’implication de Heidegger dans
le national-socialisme nous place encore et toujours face à un important
problème philosophique : ce n’est pas seulement qu’il existe une connexion
essentielle entre l’engagement de Heidegger pour le national-socialisme et
sa pensée philosophique, mais aussi qu’il en va, plus généralement, du rôle
de la philosophie dans la vie publique. En ce sens, la réponse que formula
Hans-Georg Gadamer à l’étude bien connue de Victor Farias, Heidegger et le
nazisme2, est particulièrement intéressante :
Lors des cinquante dernières années, certains d’entre nous ont réfléchi à ce qui,
à l’époque, nous a aleret a conduit à notre séparation d’avec Heidegger pendant
de nombreuses années. De fait, on peut difficilement s’attendre à ce que nous soyons
surpris en entendant qu’il a « cru » en Hitler en 1933 et même depuis bien plus
longtemps, et combien d’années encore après ? Il n’était pas un simple opportuniste.
Il serait plus indiqué de qualifier son engagement politique non pas de point de
vue politique au sens fort mais plutôt d’illusion politique, une illusion qui, au fur
et à mesure du temps, avait d’ailleurs de moins en moins à voir avec la réalité poli-
tique. Plus tard, lorsqu’il a continde rêver son rêve d’une « religion du peuple »
(Volksreligion), en dépit de toutes les alités qui l’entouraient, il a naturellement été
grandement déçu par le cours des événements. Il a toutefois sauvegarson rêve,
mais s’est tu à son propos. En 1933 et 1934, il a cru qu’il pouvait suivre son rêve et
remplir sa plus authentique mission philosophique en révolutionnant l’Université
dans ses fondements mêmes. Afin d’atteindre ce but, il a fait des choses qui, sur le
moment, nous ont terrifié. Il voulait briser l’influence politique de l’Église et en finir
avec l’inertie des huiles académiques. Il s’est également approprié la conception du
1. Le présent texte est extrait de K. Harries, Art Matters. A Critical Commentary on
Heideggers « e Origin of the Work of Art », Springer, Dordrecht, 2009. Nous remercions les
éditions Springer pour l’aimable autorisation de publier une traduction de cet extrait.
2. Cf. V. Farias, Heidegger et le nazisme, tr. fr. M. Bennarock & J.-B. Grasset, Verdier,
Paris, 1987.
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Travailleur veloppée par Ernst Jünger et s’en est servie pour déployer ses propres
idées concernant le dépassement de la tradition de la métaphysique du point de vue
de l’Être. Plus tard, il est même allé jusqu’à parler de la fin de la philosophie1. C’était
sa révolution2.
Gadamer souligne ici les points suivants :
1°) Ceux qui ont connu Heidegger ne pouvaient que difficilement être
surpris par ces nouvelles révélations.
2°) Heidegger a longtemps rêvé d’une transformation radicale de la
culture européenne, d’une religion séculaire post-chrétienne.
3°) Le mouvement national-socialiste semblait faire écho à ce rêve.
4°) Le rêve de Heidegger l’a rendu aveugle à la réalité du national-
socialisme.
5°) Le tournant heideggérien vers l’Être a des implications révolutionnai-
res, comme on peut le vérifier dans sa glose sur la fin de la philosophie et le
dépassement de la métaphysique.
Gadamer voit lui aussi une relation fondamentale entre les aspects
essentiels de la pensée philosophique de Heidegger et son engagement pour
le national-socialisme, et cet engagement est inséparable de ce qui fait de
Heidegger un penseur « post-moderne ».
À ce titre, il est tout à fait éclairant de comparer Heidegger à Nietzsche.
Je voudrais tout particulièrement attirer l’attention sur des textes tels que La
naissance de la tragédie et Wagner à Bayreuth3. Heidegger et Nietzsche ont en
commun leur critique de la modernité. Ce qui, par exemple, est en jeu dans
L’origine de l’œuvre d’art4, fait signe vers la question de la légitimité de l’âge
moderne. La vulnérabilité de Heidegger au nazisme fut nourrie par son anti-
modernisme, lequel fait corps avec son questionnement de Hegel et plus
spécifiquement avec la thèse hégélienne de la mort de l’art dans un monde
qui a atteint sa maturité.
Que Heidegger lui-même ait revendiqué un lien essentiel entre son tour-
nant vers le national-socialisme et sa pensée philosophique est une chose
avérée depuis l’entretien avec le Spiegel5 ainsi que le texte intitulé Faits et
1. Cf. Heidegger, Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens (1964), in Zur
Sache des Denkens, p. 61-80 ; tr. fr. J. Beaufret et F. Fédier, « La fin de la philosophie et la
tâche de la pensée », in Kierkegaard vivant, Gallimard, Paris, 1966, p. 167-204, repris in
Questions IV, Gallimard, Paris, 1976, p. 107-157.
2. H.-G. Gadamer, « Oberflächlichkeit und Unkenntnis. Zur Veröffentlichung von
Victor Farias », in G. Neske (ed.), Antwort. Martin Heidegger im Gespräch, Neske, Pfullingen,
1988, p. 153.
3. À ce propos, on se reportera aux remarques consacrées à Wagner dans Heidegger,
Nietzsche: Der Wille zur Macht als Kunst (w s 1936/37), Gesamtausgabe t. 43, p. 100-107.
La Gesamtausgabe est désormais abrégée par g a , suivi de la tomaison et du numéro de page
citée.
4. Cf. le premier chapitre de mon Art Matters., op. cit.
5. g a 16, 652-683 ; « Martin Heidegger interrogé par Der Spiegel. Réponses et questions
sur l’histoire et la politique », tr. fr. J. Launay, in Écrits politiques. 1933-1966, Gallimard,
Paris, 1995, p. 239-272. Traduction française abrégée s p .
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réflexions1. Les deux documents proposent la même analyse ; Heidegger en
avait déjà donné une version similaire dans une lettre au Rectorat de l’Uni-
versité de Fribourg datée du 4 novembre 1945, dans laquelle il demandait
à être réintégré dans ses fonctions de professeur2, une requête qui s’avéra
infructueuse ce n’est qu’en 1950/1951 qu’il fut autorisé à reprendre son
enseignement. L’explication fournie par Heidegger donne l’impression qu’il
fut pour ainsi dire « enrôlé », entraîné de force à assumer le Rectorat3. À
l’époque, il s’intéressait de près aux questions touchant à la réforme uni-
versitaire, comme on peut le vérifier dans une lettre à Karl Jaspers datée du
3 avril 1933 :
Pour obscures et problématiques que soient bien des choses, je n’en sens pas
moins toujours davantage que nous sommes en train de nous faire à une réalité
nouvelle et qu’une époque a vieilli. Tout est suspendu à la question de savoir si nous
préparons pour la philosophie la place où elle puisse jouer son rôle comme il faut et
lui procurons le verbe dont elle a besoin4.
Heidegger ne changera rien à cette idée quand il reviendra sur cette
période à la fois dans Faits et Réflexions et dans l’entretien avec le Spiegel :
il maintiendra que c’est la position qu’il a toujours soutenue et qui l’a
conduit à accepter le poste de recteur. Les deux textes tardifs attestent que
le motif fondamental qui a conduit Heidegger à accepter le Rectorat était
déjà clairement établi dans sa conférence inaugurale de 1929 Qu’est-ce que la
métaphysique ?5 :
Nous questionnons pour nous, ici et maintenant. Notre être-là dans la com-
munauté des chercheurs, maîtres et étudiants – est déterminé par la science. Qu’en
advient-il d’essentiel de nous-mêmes, au fond de notre être-là, dans la mesure où la
science est devenue notre passion ? Les domaines respectifs des sciences sont nette-
ment séparés les uns des autres. La manière dont chacun d’eux traite son objet est
fondamentalement distincte. Cet éclatement en disciplines multiples ne doit plus
aujourd’hui sa cohésion qu’à l’organisation technique en universités et facultés ; elle
ne garde une signification que par la convergence pratique des buts poursuivis par les
spécialistes. En revanche, l’enracinement des sciences dans leur fondement essentiel
est bien mort6.
1. g a 16, 372-394 ; « Le Rectorat. Faits et réflexions », tr. fr. F. Fédier, in Écrits politiques,
op. cit., p. 215-238. Traduction française abrégée F&R.
2. g a 16, 184.
3. Cf. Farias, Heidegger et le nazisme, op. cit., p. 91-121 ; Hugo Ott, Martin Heidegger:
Unterwegs zu seiner Biographie, Campus, Frankfurt/M., 1988, p. 138-145 (Martin Heidegger:
éléments pour une biographie, tr. fr. J.-M. Belœil, Payot, Paris, 1988, p. 139-155).
4. Lettre de Heidegger à Jaspers datée du 3 avril 1933, in Heidegger / Jaspers, Briefwechsel,
1920-1963, Klostermann / Piper, Frankfurt/M. / München, 1990, p. 152 ; Correspondance
avec Karl Jaspers, suivi de : Correspondance avec Elisabeth Blochmann, tr. fr. P. David, Gallimard,
Paris, 1996, p. 138.
5. Heidegger, g a 9, 103-122 ; « Qu’est-ce que la métaphysique ? », tr. fr. R. Munier, in
M. Haar (éd.), Heidegger, Cahier de l’Herne, Paris, L’Herne, 1986, p. 47-58. Tr. fr. abrégée
q m .6. g a 9, 103-104 ; q m , 47-48.
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Le passage rappelle la description nietzschéenne du style de la décadence
dans Le cas Wagner :
Je m’en tiendrais aujourd’hui à la question du style. À quoi distingue-t-on
toute décadence littéraire ? À ce que la vie n’anime plus l’ensemble. Le mot devient
souverain et fait irruption hors de la phrase, la phrase déborde et obscurcit le sens
de la page, la page prend vie au détriment de l’ensemble : le tout ne forme plus un
tout. Mais cette image vaut pour tous les styles de la décadence : c’est, à chaque fois,
anarchie des atomes, désagrégation de la volonté. En morale, cela donne : « liberté
individuelle ». Étendu à la théorie politique : « Les mêmes droits pour tous ». La vie,
la même qualité de vie, la vibration et l’exubérance de la vie comprimée dans les plus
infimes ramifications, tout le reste dénué de vie. Partout paralysie, peine, engourdis-
sement, ou bien antagonisme et chaos : l’un et l’autre sautant de plus en plus aux
yeux au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des formes d’organisation.
L’ensemble ne vit même plus : il est composite, calculé, artificiel, c’est un produit
de synthèse1.
Cette critique de la décadence s’accompagne d’une attaque contre la liberté.
Le Spiegel reprend cet argument, rappelant à Heidegger ce qu’il disait dans
le Discours rectoral :
Se donner à soi-même la loi est la plus haute liberté. La tant chantée « liberté aca-
démique » se voit chassée de l’Université allemande, car cette liberté était inauthen-
tique, parce que seulement négatrice. Elle signifiait principalement l’insouciance,
l’arbitraire des projets et des inclinations, la licence dans tout ce qu’on faisait ou ne
faisait pas. Le concept de liberde l’étudiant allemand est maintenant reconduit
à sa vérité. C’est d’elle que se déploient à l’avenir les obligations et les services des
étudiants allemands2.
En s’opposant à une liberté purement négative, Heidegger semble au pre-
mier abord s’accorder avec des philosophes tels que Rousseau et Kant. Mais
cette analyse ne tient pas longtemps, car il est clair qu’il désespérait depuis
bien longtemps de la capacité de la raison à fournir l’obligation nécessaire
à l’exercice de la liberté. C’est ce qui l’a conduit à se tourner vers le mou-
vement qui se vantait alors d’inaugurer un nouvel ordre. Le paragraphe au
sein duquel se trouve cette glose aux allures apparemment kantiennes sur la
liberté s’ouvrait par une référence à la « résolution du corps des étudiants alle-
mands » qui, selon les mots de leur nouveau recteur, acceptent « d’endurer le
destin allemand dans sa plus extrême détresse »3. Considérons cette phrase :
« Cette volonté est une vraie volonté dans la mesure le corps des étudiants
1. Nietzsche, Le cas Wagner, tr. fr. J.-C. Hémery, in Œuvres philosophiques complètes,
VIII, Gallimard, Paris, 1974, p. 33-34.
2. g a 16, 103 ; L’auto-affirmation de l’Université allemande. Discours tenu pour la prise
en charge de rectorat de l’Université de Fribourg-en-Brisgau le 27.5.1933, éd. bilingue et tr. fr.
G. Granel, t e r , Mauvezin, 1982, p. 29. Tr. fr. abrégée d r ; entre crochets pagination de la
tr. fr. de F. Fédier in Écrits politiques, op. cit.
3. g a 16, 112-113 ; d r , 27 [105].
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