le discours de rectorat et le « national-socialisme

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LE DISCOURS DE RECTORAT ET LE « NATIONAL-SOCIALISME
PRIVÉ » DE HEIDEGGER
Karsten Harries
P.U.F. | Les études philosophiques
2010/2 - n° 93
pages 189 à 210
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Harries Karsten, « Le Discours de rectorat et le « national-socialisme privé » de Heidegger »,
Les études philosophiques, 2010/2 n° 93, p. 189-210. DOI : 10.3917/leph.102.0189
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ISSN 0014-2166
22 avril 2010 - Autour de Heidegger - Reboul - Etudes philosophiques - 155 x 240 - page 189 / 312
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Le Rectorat
On sait assez pourquoi la question de l’implication de Heidegger dans
le national-socialisme nous place encore et toujours face à un important
problème philosophique : ce n’est pas seulement qu’il existe une connexion
essentielle entre l’engagement de Heidegger pour le national-socialisme et
sa pensée philosophique, mais aussi qu’il en va, plus généralement, du rôle
de la philosophie dans la vie publique. En ce sens, la réponse que formula
Hans-Georg Gadamer à l’étude bien connue de Victor Farias, Heidegger et le
nazisme2, est particulièrement intéressante :
Lors des cinquante dernières années, certains d’entre nous ont réfléchi à ce qui,
à l’époque, nous a alerté et a conduit à notre séparation d’avec Heidegger pendant
de nombreuses années. De fait, on peut difficilement s’attendre à ce que nous soyons
surpris en entendant qu’il a « cru » en Hitler en 1933 – et même depuis bien plus
longtemps, et combien d’années encore après ? Il n’était pas un simple opportuniste.
Il serait plus indiqué de qualifier son engagement politique non pas de point de
vue politique au sens fort mais plutôt d’illusion politique, une illusion qui, au fur
et à mesure du temps, avait d’ailleurs de moins en moins à voir avec la réalité politique. Plus tard, lorsqu’il a continué de rêver son rêve d’une « religion du peuple »
(Volksreligion), en dépit de toutes les réalités qui l’entouraient, il a naturellement été
grandement déçu par le cours des événements. Il a toutefois sauvegardé son rêve,
mais s’est tu à son propos. En 1933 et 1934, il a cru qu’il pouvait suivre son rêve et
remplir sa plus authentique mission philosophique en révolutionnant l’Université
dans ses fondements mêmes. Afin d’atteindre ce but, il a fait des choses qui, sur le
moment, nous ont terrifié. Il voulait briser l’influence politique de l’Église et en finir
avec l’inertie des huiles académiques. Il s’est également approprié la conception du
1. Le présent texte est extrait de K. Harries, Art Matters. A Critical Commentary on
Heidegger’s « The Origin of the Work of Art », Springer, Dordrecht, 2009. Nous remercions les
éditions Springer pour l’aimable autorisation de publier une traduction de cet extrait.
2. Cf. V. Farias, Heidegger et le nazisme, tr. fr. M. Bennarock & J.-B. Grasset, Verdier,
Paris, 1987.
Les Études philosophiques, n° 2/2010, p. 189-210
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Gadamer souligne ici les points suivants :
1°) Ceux qui ont connu Heidegger ne pouvaient que difficilement être
surpris par ces nouvelles révélations.
2°) Heidegger a longtemps rêvé d’une transformation radicale de la
culture européenne, d’une religion séculaire post-chrétienne.
3°) Le mouvement national-socialiste semblait faire écho à ce rêve.
4°) Le rêve de Heidegger l’a rendu aveugle à la réalité du nationalsocialisme.
5°) Le tournant heideggérien vers l’Être a des implications révolutionnaires, comme on peut le vérifier dans sa glose sur la fin de la philosophie et le
dépassement de la métaphysique.
Gadamer voit lui aussi une relation fondamentale entre les aspects
essentiels de la pensée philosophique de Heidegger et son engagement pour
le national-socialisme, et cet engagement est inséparable de ce qui fait de
Heidegger un penseur « post-moderne ».
À ce titre, il est tout à fait éclairant de comparer Heidegger à Nietzsche.
Je voudrais tout particulièrement attirer l’attention sur des textes tels que La
naissance de la tragédie et Wagner à Bayreuth3. Heidegger et Nietzsche ont en
commun leur critique de la modernité. Ce qui, par exemple, est en jeu dans
L’origine de l’œuvre d’art4, fait signe vers la question de la légitimité de l’âge
moderne. La vulnérabilité de Heidegger au nazisme fut nourrie par son antimodernisme, lequel fait corps avec son questionnement de Hegel et plus
spécifiquement avec la thèse hégélienne de la mort de l’art dans un monde
qui a atteint sa maturité.
Que Heidegger lui-même ait revendiqué un lien essentiel entre son tournant vers le national-socialisme et sa pensée philosophique est une chose
avérée depuis l’entretien avec le Spiegel5 ainsi que le texte intitulé Faits et
1. Cf. Heidegger, Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens (1964), in Zur
Sache des Denkens, p. 61-80 ; tr. fr. J. Beaufret et F. Fédier, « La fin de la philosophie et la
tâche de la pensée », in Kierkegaard vivant, Gallimard, Paris, 1966, p. 167-204, repris in
Questions IV, Gallimard, Paris, 1976, p. 107-157.
2. H.-G. Gadamer, « Oberflächlichkeit und Unkenntnis. Zur Veröffentlichung von
Victor Farias », in G. Neske (ed.), Antwort. Martin Heidegger im Gespräch, Neske, Pfullingen,
1988, p. 153.
3. À ce propos, on se reportera aux remarques consacrées à Wagner dans Heidegger,
Nietzsche: Der Wille zur Macht als Kunst (ws 1936/37), Gesamtausgabe t. 43, p. 100-107.
La Gesamtausgabe est désormais abrégée par ga, suivi de la tomaison et du numéro de page
citée.
4. Cf. le premier chapitre de mon Art Matters., op. cit.
5. ga 16, 652-683 ; « Martin Heidegger interrogé par Der Spiegel. Réponses et questions
sur l’histoire et la politique », tr. fr. J. Launay, in Écrits politiques. 1933-1966, Gallimard,
Paris, 1995, p. 239-272. Traduction française abrégée sp.
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Travailleur développée par Ernst Jünger et s’en est servie pour déployer ses propres
idées concernant le dépassement de la tradition de la métaphysique du point de vue
de l’Être. Plus tard, il est même allé jusqu’à parler de la fin de la philosophie1. C’était
sa révolution2.
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Pour obscures et problématiques que soient bien des choses, je n’en sens pas
moins toujours davantage que nous sommes en train de nous faire à une réalité
nouvelle et qu’une époque a vieilli. Tout est suspendu à la question de savoir si nous
préparons pour la philosophie la place où elle puisse jouer son rôle comme il faut et
lui procurons le verbe dont elle a besoin4.
Heidegger ne changera rien à cette idée quand il reviendra sur cette
période à la fois dans Faits et Réflexions et dans l’entretien avec le Spiegel :
il maintiendra que c’est la position qu’il a toujours soutenue et qui l’a
conduit à accepter le poste de recteur. Les deux textes tardifs attestent que
le motif fondamental qui a conduit Heidegger à accepter le Rectorat était
déjà clairement établi dans sa conférence inaugurale de 1929 Qu’est-ce que la
métaphysique ?5 :
Nous questionnons pour nous, ici et maintenant. Notre être-là – dans la communauté des chercheurs, maîtres et étudiants – est déterminé par la science. Qu’en
advient-il d’essentiel de nous-mêmes, au fond de notre être-là, dans la mesure où la
science est devenue notre passion ? Les domaines respectifs des sciences sont nettement séparés les uns des autres. La manière dont chacun d’eux traite son objet est
fondamentalement distincte. Cet éclatement en disciplines multiples ne doit plus
aujourd’hui sa cohésion qu’à l’organisation technique en universités et facultés ; elle
ne garde une signification que par la convergence pratique des buts poursuivis par les
spécialistes. En revanche, l’enracinement des sciences dans leur fondement essentiel
est bien mort6.
1. ga 16, 372-394 ; « Le Rectorat. Faits et réflexions », tr. fr. F. Fédier, in Écrits politiques,
op. cit., p. 215-238. Traduction française abrégée F&R.
2. ga 16, 184.
3. Cf. Farias, Heidegger et le nazisme, op. cit., p. 91-121 ; Hugo Ott, Martin Heidegger:
Unterwegs zu seiner Biographie, Campus, Frankfurt/M., 1988, p. 138-145 (Martin Heidegger:
éléments pour une biographie, tr. fr. J.-M. Belœil, Payot, Paris, 1988, p. 139-155).
4. Lettre de Heidegger à Jaspers datée du 3 avril 1933, in Heidegger / Jaspers, Briefwechsel,
1920-1963, Klostermann / Piper, Frankfurt/M. / München, 1990, p. 152 ; Correspondance
avec Karl Jaspers, suivi de : Correspondance avec Elisabeth Blochmann, tr. fr. P. David, Gallimard,
Paris, 1996, p. 138.
5. Heidegger, ga 9, 103-122 ; « Qu’est-ce que la métaphysique ? », tr. fr. R. Munier, in
M. Haar (éd.), Heidegger, Cahier de l’Herne, Paris, L’Herne, 1986, p. 47-58. Tr. fr. abrégée
qm.
6. ga 9, 103-104 ; qm, 47-48.
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réflexions1. Les deux documents proposent la même analyse ; Heidegger en
avait déjà donné une version similaire dans une lettre au Rectorat de l’Université de Fribourg datée du 4 novembre 1945, dans laquelle il demandait
à être réintégré dans ses fonctions de professeur2, une requête qui s’avéra
infructueuse – ce n’est qu’en 1950/1951 qu’il fut autorisé à reprendre son
enseignement. L’explication fournie par Heidegger donne l’impression qu’il
fut pour ainsi dire « enrôlé », entraîné de force à assumer le Rectorat3. À
l’époque, il s’intéressait de près aux questions touchant à la réforme universitaire, comme on peut le vérifier dans une lettre à Karl Jaspers datée du
3 avril 1933 :
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Karsten Harries
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Je m’en tiendrais aujourd’hui à la question du style. – À quoi distingue-t-on
toute décadence littéraire ? À ce que la vie n’anime plus l’ensemble. Le mot devient
souverain et fait irruption hors de la phrase, la phrase déborde et obscurcit le sens
de la page, la page prend vie au détriment de l’ensemble : le tout ne forme plus un
tout. Mais cette image vaut pour tous les styles de la décadence : c’est, à chaque fois,
anarchie des atomes, désagrégation de la volonté. En morale, cela donne : « liberté
individuelle ». Étendu à la théorie politique : « Les mêmes droits pour tous ». La vie,
la même qualité de vie, la vibration et l’exubérance de la vie comprimée dans les plus
infimes ramifications, tout le reste dénué de vie. Partout paralysie, peine, engourdissement, ou bien antagonisme et chaos : l’un et l’autre sautant de plus en plus aux
yeux au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des formes d’organisation.
L’ensemble ne vit même plus : il est composite, calculé, artificiel, c’est un produit
de synthèse1.
Cette critique de la décadence s’accompagne d’une attaque contre la liberté.
Le Spiegel reprend cet argument, rappelant à Heidegger ce qu’il disait dans
le Discours rectoral :
Se donner à soi-même la loi est la plus haute liberté. La tant chantée « liberté académique » se voit chassée de l’Université allemande, car cette liberté était inauthentique, parce que seulement négatrice. Elle signifiait principalement l’insouciance,
l’arbitraire des projets et des inclinations, la licence dans tout ce qu’on faisait ou ne
faisait pas. Le concept de liberté de l’étudiant allemand est maintenant reconduit
à sa vérité. C’est d’elle que se déploient à l’avenir les obligations et les services des
étudiants allemands2.
En s’opposant à une liberté purement négative, Heidegger semble au premier abord s’accorder avec des philosophes tels que Rousseau et Kant. Mais
cette analyse ne tient pas longtemps, car il est clair qu’il désespérait depuis
bien longtemps de la capacité de la raison à fournir l’obligation nécessaire
à l’exercice de la liberté. C’est ce qui l’a conduit à se tourner vers le mouvement qui se vantait alors d’inaugurer un nouvel ordre. Le paragraphe au
sein duquel se trouve cette glose aux allures apparemment kantiennes sur la
liberté s’ouvrait par une référence à la « résolution du corps des étudiants allemands » qui, selon les mots de leur nouveau recteur, acceptent « d’endurer le
destin allemand dans sa plus extrême détresse »3. Considérons cette phrase :
« Cette volonté est une vraie volonté dans la mesure où le corps des étudiants
1. Nietzsche, Le cas Wagner, tr. fr. J.-C. Hémery, in Œuvres philosophiques complètes,
VIII, Gallimard, Paris, 1974, p. 33-34.
2. ga 16, 103 ; L’auto-affirmation de l’Université allemande. Discours tenu pour la prise
en charge de rectorat de l’Université de Fribourg-en-Brisgau le 27.5.1933, éd. bilingue et tr. fr.
G. Granel, ter, Mauvezin, 1982, p. 29. Tr. fr. abrégée dr ; entre crochets pagination de la
tr. fr. de F. Fédier in Écrits politiques, op. cit.
3. ga 16, 112-113 ; dr, 27 [105].
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Le passage rappelle la description nietzschéenne du style de la décadence
dans Le cas Wagner :
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Oui, je maintiens ce que j’ai dit. Car cette « liberté académique » était au fond
purement négative : la liberté de ne pas se mettre en peine de s’ouvrir à la réflexion et
à la méditation qu’exigent des études scientifiques. Du reste, la phrase que vous avez
extraite ne devrait pas être lue isolément mais replacée dans son contexte ; on voit
alors clairement ce que j’ai voulu faire entendre avec « liberté négative ».2
Heidegger suggère ici qu’il était préoccupé en premier lieu par le type de
liberté exigé du savant responsable, et non du citoyen responsable. Le Discours
lui-même efface ou du moins voile cette distinction. On y rencontre en effet
l’idée selon laquelle l’Université devrait se charger de guider les citoyens vers
une telle responsabilité. Mais il demeure bien sûr un problème au sein même
de cette liberté positive que Heidegger opposait à la liberté seulement négative de l’État libéral et de ses universités : d’où peut-elle recevoir son contenu
si ce n’est de la raison ?
Dans l’ambiance électrique de 1933, cette question reçut une réponse
bien trop facile de la part du mouvement dans lequel Heidegger lui aussi s’est
retrouvé enfermé, à l’instar des nombreux étudiants qu’il était supposé guider et qui étaient souvent plus durs dans leurs revendications que le Parti luimême. Il a sans peine reconnu avoir été convaincu de « la grandeur et de la
magnificence de ce nouveau départ »3. Il a également admis qu’à l’époque, il
ne voyait aucune alternative sérieuse à Hitler. Dans l’entretien avec le Spiegel,
il a encore précisé qu’à son avis, les choses ne s’étaient pas améliorées depuis
lors, du moins en ce qui concernait l’Université. À propos du glissement
dans la décadence qu’il tentait alors d’enrayer, Heidegger va même ajouter
qu’il n’a jamais cessé sa course, jusqu’à prendre, en ces années 1966-1967,
des « formes extrêmes »4.
Selon sa propre version des faits, Heidegger a accepté le Rectorat afin
de sauver l’Université en rappelant la science à son essence originelle, lui
permettant de retrouver et de recouvrir sa racine grecque. Pour Heidegger,
reconduire la science à son origine signifie aussi inévitablement faire de cette
origine une question. On en a la confirmation dans les lignes qui précèdent
le passage déjà cité de Qu’est-ce que la métaphysique ? :
1. ga 16, 112-113 ; dr, 27-29 [105].
2. ga 16, 655 ; sp, 244.
3. ga 16, 655 ; sp, 244.
4. ga 16, 654 ; sp, 244.
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allemands, grâce au nouveau droit des étudiants, se place lui-même sous la
loi de son essence, et du même coup définit en premier lieu cette essence »1.
Le « droit des étudiants » en question a été instauré le 1er mai 1933. Il avait
pour but d’organiser les étudiants selon le Führerprinzip. L’obligation de
transformer une liberté seulement négative en une liberté positive et de permettre à ces étudiants de « se placer sous la loi de leur essence » fut en réalité
imposée par le régime qui venait d’arriver au pouvoir.
Lorsque le Spiegel conjecture que le philosophe soutiendrait encore ce
qu’il avait affirmé à l’époque, Heidegger l’admet sans hésiter :
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Ainsi comprise, la métaphysique est troublante, déstabilisante. Elle prépare
à la révolution. Dans cet esprit, il est utile d’opérer un retour à Être et Temps
où, au § 3, « La priorité ontologique de la question de l’être », Heidegger
propose une formulation pour le moins limpide de sa compréhension de la
science.
Toute science présuppose une détermination particulière de l’être des
étants qui font l’objet d’une investigation. Considérons la détermination
cartésienne de l’être de la nature comme res extensa. Cette détermination
s’est efforcée de fournir à la science de l’époque une fondation solide ; elle
a prescrit un certain mode d’accès à l’être. Questionner la détermination de
l’être des choses présupposé par une science particulière, c’est préparer une
révolution scientifique2.
La même démonstration vaut en d’autres circonstances : toutes nos
actions présupposent une certaine compréhension de l’Être. Questionner
cette compréhension revient à se laisser devenir sans abri au moins une fois
dans ce monde si familier. Authenticité et questionnement de l’Être vont de
pair. Cette question nous incite à interroger et peut-être à modifier notre
orientation vis-à-vis des personnes et des choses ; elle invite ainsi à la révolution, même si elle refuse tout recours aux critères bien établis susceptibles
de guider une telle révolution. Cette idée s’exprime tout particulièrement
dans une affirmation que l’on rencontre dans le Discours : « La science, c’est
tenir bon en questionnant au milieu de l’étant en totalité, qui ne cesse de se
dissimuler. Cette obstination active sait du même coup quelque chose de son
impuissance devant le destin »3.
Un « national-socialisme privé »
Nous devons prendre Heidegger au sérieux quand il affirme que, lorsqu’il
a accepté sa nomination en tant que recteur de l’Université, il était encore
occupé par les questions qu’il avait soulevées dans Être et Temps. De même
lorsqu’il suggère qu'au moment même où il a assumé la charge de recteur, il a
vite réalisé qu’il était en désaccord avec la position officielle du Parti, en dépit
de ce qu’il allait dire quelques mois plus tard à propos du Führer incarnant
1. ga 9, 103 ; qm, 47.
2. La compréhension heideggérienne de la science nous invite à la comparaison avec la
thèse bien connue de T. S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, University of Chicago
Press, Chicago, 1996 (La structure des révolutions scientifiques, tr. fr. L. Meyer, Flammarion,
Paris 32008).
3. ga 16, 110 ; dr, 19 [102].
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D’une part, toute question métaphysique embrasse toujours l’ensemble de la
problématique métaphysique. Elle est, à chaque fois, l’ensemble lui-même. Ensuite,
toute question métaphysique ne peut être posée sans que le questionnant – comme
tel – soit pris dans la question, c’est-à-dire mis en question. D’où nous tirons l’indication que l’interrogation métaphysique doit être formulée dans son ensemble et à
partir de la situation essentielle de l’être-là questionnant1.
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S. : « Fidélité à elle-même de l’Université », dans un monde aussi turbulent,
est-ce que ça ne détonnait pas un peu ?
H. : Comment cela ? – « La fidélité à elle-même de l’Université », cela va contre
la prétendue « science politique » qui dès cette époque était réclamée à l’intérieur du
Parti et par les étudiants nationaux-socialistes. Ce nom de « science politique » avait
alors un tout autre sens que celui qu’il a aujourd’hui ; il ne désignait pas la politologie, mais voulait dire ceci : la science en tant que telle, son sens et sa valeur, est mesurée à son utilité pratique pour le peuple. La position contraire à cette politisation-là
de la science est expressément énoncée dans le Discours de rectorat.1
Heidegger affirmait fondamentalement la même chose dans Faits et
Réflexions. Il se montre tout à fait conscient du fait que beaucoup ont vu ses
actions sous une lumière différente, comme une tentative visant à aider les
nazis dans leur stratégie d’intégration de l’Université dans l’État nationalsocialiste, c’est-à-dire, en d’autres termes, dans leur stratégie de politisation
de la science. Dans l’entretien avec le Spiegel, Heidegger admet qu’il est seul
responsable du flottement de sa rhétorique : « lorsque j’acceptai le rectorat,
je savais clairement que je ne m’en tirerais pas sans compromis »2. Mais une
lecture attentive du Discours montre qu’il a pourtant bel et bien résisté aux
tentatives d’intégrer l’Université dans l’État totalitaire. Cette résistance-là
renvoie au discours tenu par Heidegger dans Être et Temps à propos de la
science et de sa relation à la question de l’Être.
Dans le contexte qui est le sien, le terme de Selbstbehauptung suggère en
effet un refus de céder à la conception national-socialiste de l’Université. Si
nous ne faisons pas confiance à Heidegger (et une saine dose de scepticisme
est justifiée à la lecture d’un texte comme Faits et Réflexions…), nous devons
cependant reconnaître que le Parti, bien qu’il n’ait rien compris au Discours
sur le fond, en a du moins saisi la provocation et l’opposition à ses thèses
fondamentales. Le récit que fait Heidegger de sa rencontre avec le ministre
Wacker sonne véridique :
Le discours et, partant, mon attitude furent encore moins compris par le Parti et
les instances dirigeantes ; mais il fut néanmoins « perçu », en ce sens qu’aussitôt on y
subodora l’opposition. Le ministre Wacker, après le banquet officiel pour la cérémonie du rectorat, me fit part, le jour même, de son « opinion » sur le discours.
1°) C’était une sorte de « national-socialisme privé » qui contournait les perspectives du programme du Parti.
2°) Avant tout, l’ensemble n’était pas édifié sur l’idée raciale.
1. ga 16, 646 ; sp, 245.
2. ga 16, 658 ; sp, 246.
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« la réalité allemande et sa loi ». Heidegger soutient en effet que le titre du
Discours, à savoir L’auto-affirmation de l’Université allemande, implique un
désaccord, une opposition fondamentale aux thèses du Parti. On lit ainsi
dans l’entretien avec le Spiegel :
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Wacker visait particulièrement juste dans ses critiques : Heidegger supportait en effet une sorte de national-socialisme privé, et il ne s’en est en quelque sorte jamais défait. Ce national-socialisme n’est pas raciste, bien qu’il
soit néanmoins marqué par un chauvinisme national prononcé – peut-être
pouvons-nous parler d’un chauvinisme linguistique2. Derrière cette posture
ambiguë se cache un sérieux problème philosophique : de quelle nature est la
relation entre le langage et la pensée3 ? Cela fait-il véritablement sens de parler d’une « physique allemande », ainsi que le soutenait le physicien lauréat
du prix Nobel Philipp Lenard4 ? Il semble au contraire que Bertold Brecht
ait eu raison de tourner en ridicule de tels discours dans sa pièce Furcht und
Elend des dritten Reiches5. Mais s’il ne peut y avoir aucune physique allemande, cela signifie-t-il du même coup l’impossibilité d’une « philosophie
allemande » ? Si tel est le cas, pourquoi ? Et si tel n’est pas le cas, pourquoi
pas ? Et qu’en est-il de la poésie ? Comment le style opère-t-il en physique,
en philosophie et en poésie ? Comment le style se rapporte-t-il au langage
naturel ? Comment se rapporte-t-il à la question de l’Être ? La philosophie
n’est-elle que d’une seule sorte ? À toutes ces questions, il semble impossible
de nier que Heidegger a tenté de répondre par le biais d’un certain chauvinisme linguistique. Mais la question demeure : s’agit-il seulement d’un préjugé malheureux ne méritant pas plus de réflexion ?
Que Heidegger n’ait jamais voulu une science politisée au sens du Parti
semble clair, au moins aussi clair que le fait qu’il n’avait, en 1933 et plus
tard à partir de 1945, aucune sympathie pour la démocratie libérale ou le
communisme. Dans l’entretien avec le Spiegel, il donne une explication plus
détaillée de ce qu’il avait en tête :
S. : Est-ce que nous vous comprenons bien ? En entraînant l’Université dans ce
que vous ressentiez à cette époque comme un départ, vous vouliez affirmer l’originalité de l’Université contre des courants par ailleurs si puissants qu’ils n’auraient plus
laissé à l’Université son caractère propre ?
1. ga 16, 381 ; F&R, 226.
2. Il est impossible de s’accorder avec P. Emad lorsqu’il écrit : « Il n’y avait rien dans le
Discours de rectorat de Heidegger qui le rendait acceptable aux fonctionnaires du Parti nazi.
Rien ! ». Cf. H. W. Petzet, Encounters and Dialogues with Martin Heidegger 1929-1976, trad.
P. Emad et K. Maly, introd. P. Emad, Chicago University Press, Chicago et Londres, 1993,
p. xxiii. Il est aujourd’hui indiscutable qu’il y avait bien dans le Discours des éléments avec
lesquels le Parti pouvait être en accord. Cette thèse est accréditée par l’imputation à Heidegger
d’un national-socialisme « privé ».
3. S. Vietta en appelle sur ce point à la conception humboldtienne du langage comme institution d’une vision du monde, ainsi qu’aux travaux de B. L. Whorf ; cf. S. Vietta, Heideggers
Kritik am Nationalsozialismus und an der Technik, Niemeyer, Tübingen, 1989, p. 7.
4. Ph. Lenard, Deutsche Physik, t. 1-4, Lehmann, München, 1936-1937.
5. Brecht, Furcht und Elend des Dritten Reiches, Suhrkamp, Frankfurt/M., 2006.
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3°) Lui-même ne pouvait concéder le refus de la « science politisée », bien qu’il
accordât que l’idée n’était pas encore suffisamment fondée en raison.1
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Le Discours de rectorat et le « national-socialisme privé » de Heidegger
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L’origine grecque de la science
Mais pouvons-nous prendre Heidegger au mot ? Avec cette question à l’esprit, considérons de plus près le Discours. D’abord le premier paragraphe :
Prendre en charge le rectorat, c’est s’obliger à guider spirituellement cette haute
école. Ceux qui suivent, maîtres et élèves, ne doivent pas leur existence et leur force
qu’à un enracinement véritable et communautaire dans l’essence de l’Université allemande. Mais cette essence ne parvient à la clarté, au rang et à la puissance qui sont
les siens, que si d’abord et en tout temps les guideurs sont eux-mêmes des guidés
– guidés par l’inflexibilité de cette mission spirituelle dont la contrainte imprime au
destin du peuple allemand son caractère historique propre.2
On est frappé par l’usage de termes ayant trait à l’acte de diriger et
d’être dirigé. Par son style, le Discours peut sembler rendre hommage au
Führerprinzip. Ce style nous place dans une certaine disposition affective
– l’appel à quelque guide qui apporterait avec lui une nouvelle orientation
après l’effondrement de l’ordre ancien se fit inlassablement entendre dans
les années suivant la Première Guerre mondiale. Mais, au-delà du style, on
peut s’interroger sur ce qui est réellement énoncé. Comment doit-on comprendre ce premier paragraphe ? Étant donné les circonstances, l’insistance
sur la Selbstverantwortung, la Selbstbesinnung et la Selbstbehauptung paraît
presque désespérée3. De même, la vacuité du propos heideggérien semble
sérieusement irritante. Néanmoins, la dualité qui peut déjà se lire à même le
titre, elle, est claire : l’engagement pour l’essence de la science doit s’accorder avec un engagement pour le destin allemand. La tension entre ces deux
engagements est évidente, mais on notera ce fait assez troublant que, dans le
Discours, la définition du second d’entre eux demeure pour le moins vague.
Heidegger a bien davantage à dire sur l’essence de la science. La conception
de la science qui dominait alors est fermement rejetée :
1. ga 16, 656-657 ; sp, 245-246.
2. ga 16, 107 ; dr, 7 [99].
3. ga 16, 107 ; dr, 7-11 [100].
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H. : Certainement, mais cette fidélité à soi devait en même temps se donner
pour tâche, en face de l’organisation uniquement technique de l’Université, de regagner un nouveau sens à partir d’une réflexion sur la tradition de la pensée occidentale européenne.
S. : Monsieur le Professeur, devons-nous comprendre que vous pensiez à ce
moment-là obtenir la guérison de l’Université en collaboration avec les nationauxsocialistes ?
H. : La formulation est fausse. Pas en collaboration avec les nationaux-socialistes. L’Université devait se renouveler à partir d’une réflexion propre et conquérir
ainsi une position solide en face du danger de la politisation, de la politisation de la
science – au sens que je viens de dire.1
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Karsten Harries
L’essence de la science, nous ne l’éprouvons du reste pas dans sa plus intime
nécessité aussi longtemps que, bavardant sur un « nouveau concept de la science »,
nous ne faisons que combattre la prétendue absence de préjugés d’une science trop
récente. Cette manière de faire purement négative, et dont le regard en arrière s’étend
à peine sur les dernières décennies, se change bientôt dans le simulacre d’un véritable
effort en vue de l’essence de la science.1
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Si nous voulons saisir l’essence de la science, alors il faut d’abord que nous
affrontions la question décisive suivante : La science doit-elle pour nous continuer à
être, ou devons-nous la laisser dériver vers une fin rapide ? Que la science en général
doive être, cela n’est jamais inconditionnellement nécessaire. Mais la science doit
être, et si elle doit être pour nous et par nous, sous quelles conditions peut-elle alors
trouver sa véritable consistance ?2
Heidegger répond :
C’est à la seule condition que nous nous placions à nouveau sous la puissance du
commencement de notre existence spirituo-historiale. Ce commencement est l’irruption de la philosophie grecque. C’est là que pour la première fois l’homme occidental, à partir du génie d’un peuple et grâce à la langue de ce peuple, se dresse en face
de l’étant en totalité, qu’il l’interroge et le saisit comme l’étant qu’il est.3
Ce passage demande une lecture attentive. Il est dit de la science qu’elle a
son origine dans un point d’émergence qui, pour quelque raison, a permis
à certains Grecs – comme l’indique clairement un propos similaire du cours
de 1933/1934 sur L’essence du langage, Heidegger pensait en premier lieu
à Héraclite4 – de s’élever au-dessus de la culture dans laquelle ils s’enracinaient et, soutenus par leur langage, de faire face à la totalité de ce qui est
au moyen de leurs questions, insistant sur l’investigation de ce qui est véritablement, refusant de se contenter des phénomènes tels qu’ils se présentent
au premier abord et la plupart du temps5. C’est à ce commencement, un
commencement qui exige la liberté vis-à-vis des modes de pensée établis, que
Heidegger a voulu rappeler la science. Un rappel qui implique un refus de
1. ga 16, 108 ; dr, 11-13 [100-101].
2. ga 16, 108 ; dr, 13 [101].
3. ga 16, 108 ; dr, 13 [101].
4. ga 36/37, 89-99.
5. Ce passage gagne à être lu en parallèle avec la glose heideggérienne sur la réflexion de
Hebel sur la Gelassenheit : « “Nous sommes des plantes qui – que nous l’admettions volontiers
ou non – par nos racines devons sortir de terre afin d’être capables de fleurir dans l’éther et
de porter des fruits” (Werke, éd. Altwegg III, 314). Le poète veut dire : là où croît une œuvre
humaine véritablement joyeuse et salutaire, l’homme doit pouvoir se transporter des profondeurs du sol natal vers l’éther. L’éther signifie ici : l’air frais du haut ciel, le domaine ouvert de
l’esprit » (ga, 16, 521).
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Heidegger continue en soulignant le fait qu’il n’est pas absolument nécessaire
qu’il y ait de la science au sens où il l’entend. Mais qu’en est-il alors de l’Entscheidungsfrage, la question décisive ou critique qu’il soulève ?
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Le Discours de rectorat et le « national-socialisme privé » de Heidegger
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cette « science politique » servile alors vantée par les nationaux-socialistes, à
l’image du ministre Wacker.
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À l’écoute de son nouveau recteur et nouvelle figure de proue, la communauté universitaire a dû se demander si tout le monde allait devoir étudier
Héraclite ! Mais ce qui importait aux yeux de Heidegger était ailleurs. En
prolongeant ce qu’il disait déjà dans Être et Temps sur l’action authentique en
tant que répétition créatrice du passé, il voulait reconduire la science à son
origine afin de « regagner deux propriétés éminentes de l’essence grecque
originelle » :
1°) Le savoir de la manière dont « tout savoir sur les choses reste d’abord
livré à la surpuissance du destin (Übermacht des Schicksals) et échoue devant
elle » doit faire naufrage sur le rocher de « l’excessive puissance du destin » :
Il courait chez les Grecs une vieille histoire, qui racontait que Prométhée aurait
été le premier philosophe. Eschyle fait prononcer à Prométhée cette parole, qui
exprime l’essence du savoir : / Techne d’anankes asthenestera makro (Prom. 514, éd.
Wil.). / « Mais le savoir est bien plus faible que la nécessité ». Ce qui veut dire : tout
savoir sur les choses reste d’abord livré à la surpuissance du destin et échoue devant
elle.2
Quelques mois plus tard, Heidegger devait donner cours, en se référant à
Héraclite, sur l’Übermacht des Seins, la surpuissance de l’Être. Tous nos actes
et toutes nos pensées seraient vains, impuissants, s’ils n’étaient pas déjà liés
« à ce que chaque être singulier, multiple est, à ce qu’il est et comment il est,
à son Être (…) Ce n’est que parce que l’homme a été transporté au sein de
la surpuissance (Übermacht) de l’Être et la contrôle de telle ou telle manière
qu’il est capable de se maintenir au milieu des êtres en tant que tels »3. C’est
une vision tragique de l’auto-affirmation prométhéenne que Heidegger propose ici pour faire face à une réalité finalement opaque et souvent cruelle.
Nous devons reconnaître que nous sommes liés par l’Être surpuissant, reconnaître qu’un tel être-lié est une condition du vivre responsable, du penser et
plus particulièrement encore de la science. Avec Nietzsche, nous pouvons
dire que l’homme veut le pouvoir, mais le voulant, il doit admettre qu’il
demeure dépendant de l’Être surpuissant qu’il ne maîtrisera jamais.
2°) « C’est bien pourquoi le savoir doit déployer son défi le plus haut,
auquel seule toute la puissance de l’être-caché de l’étant se manifeste, pour
1. ga 16, 109 ; dr, 13 [101].
2. ga 16, 109 ; dr, 15 [101].
3. ga 36/37, 100.
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Toute science reste affectée par ce commencement de la philosophie. C’est de
lui qu’elle puise la force de son essence, supposé qu’elle reste encore en général à la
hauteur de ce commencement.1
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Karsten Harries
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Ce mot sur la faiblesse créatrice du savoir est un mot des Grecs, chez lesquels on
aimerait trouver, par trop arbitrairement, le prototype d’un savoir reposant uniquement sur soi-même, et du même coup oublieux de soi-même, que l’on nous explique
être l’attitude « théorique ». – Mais qu’est-ce que la theôria chez les Grecs ? On dit :
c’est le pur acte de « considérer », qui n’est lié qu’à la chose dans sa plénitude et dans
son exigence. Et ce comportement qui « considère » doit se produire – dit-on en
invoquant les Grecs – en vue de soi-même. Mais cette invocation des Grecs est injustifiée. Car la « théorie », d’une part n’advient pas pour soi-même, mais uniquement
dans la passion de demeurer près de l’étant en tant que tel et sous sa contrainte. Et
d’autre part, les Grecs se sont précisément battus pour concevoir et accomplir cette
considération interrogative comme une modalité – et même comme la plus haute
modalité – de l’energeia, de l’« être-au-travail » de l’homme4.
Nous ne devons pas manquer le basculement du propos : dans la première
citation, « savoir » traduit technè ; dans la seconde, il rend la notion de theôria.
Mais, ici, les deux termes n’en sont pas pour autant opposés. La théorie est
comprise comme la plus haute technè, le mode le plus haut de « l’être-autravail “de l’homme” »5. Cela veut dire que le savoir n’est pas contemplation
passive, mais œuvre de création. Seule l’impuissance finale de la connaissance,
la connaissance du fait que la vérité ne se tient pas ouverte devant nous,
que nous devons travailler ou œuvrer pour l’atteindre, et qu’enfin nous ne
devrions jamais saisir la vérité, si par vérité nous entendons l’adéquation de
nos pensées à la réalité ; tout cela seul rend le savoir créatif6. En accentuant la
créativité de la connaissance, Heidegger cherche manifestement à prendre ses
distances vis-à-vis d’une compréhension de la connaissance en tant que simple théorie. La theôria, s’efforce-t-il de montrer, est la plus haute déclinaison
1. ga 16, 109 ; dr, 15 [101].
2. ga 36/37, 101.
3. ga 16, 109-110.
4. ga 16, 109-110 ; dr, 15-17 [102].
5. Cf. J. Taminiaux, « The Origin of “The Origin of the Work of Art” », in Poetics,
Speculation and Judgment. The Shadow of the Work of Art from Kant to Phenomenology, suny
Press, Albany, 1993, p. 137-158.
6. Sur ce point et sur la possibilité d’une analogie avec la pensée médiévale tardive, cf.
K. Harries, « Homo Faber: The Rediscovery of Protagoras », in Infinity and Perspective, mit
Press, Cambridge, 2001, p. 184-199.
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échouer effectivement. Ainsi justement s’ouvre l’étant dans son insondable
immuabilité, et ainsi fournit-il au savoir sa vérité »1.
Ce combat entre le destin surpuissant et l’auto-affirmation humaine qui
s’efforce de maîtriser ce qui est, et ce avant tout en nommant les choses,
Heidegger le tient pour constitutif du Dasein tout autant que de la vérité :
« Donc ceci, que l’homme est exposé et ouvert au pouvoir surpuissant de
l’être, et cela, que l’homme parle, signifie une seule et même caractéristique
de l’essence de l’homme »2. Or parler, c’est arracher les êtres à l’occultation,
établir la vérité que la Science prolonge3.
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Le Discours de rectorat et le « national-socialisme privé » de Heidegger
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Terre sacrée
Pourquoi Heidegger juge-t-il si important de retrouver l’origine grecque de la science ? Pourquoi ne pas se contenter d’une conception de la
science comme entreprise fermement établie et se développant sans cesse ?
Comment devons-nous comprendre l’assertion selon laquelle la science, si
nous sommes attentifs à l’ordre de son commencement, devrait devenir le
centre de notre geistig-volkliches Dasein, de notre « existence spirituelle-populaire »3 – formule dans laquelle on doit noter le déplacement terminologique
dans les adjectifs : l’esprit a désormais la priorité sur le peuple. Mais cela ne
revient-il pas à trop demander de la science, à trop attendre de la théorie ?
Qu’est-ce que cela pourrait signifier pour nous Modernes de regagner l’origine grecque de la science ? Heidegger lui-même s’emploie à contraster notre
situation par rapport à celle des Grecs : peut-être comme jamais auparavant,
nous sommes spirituellement désorientés : « Et si justement notre existence
la plus propre se trouve elle-même exposée à une grande mutation, s’il est vrai
ce mot du dernier philosophe allemand qui ait cherché Dieu avec passion,
Frédéric Nietzsche : “Dieu est mort” –, si nous devons prendre au sérieux
cette déréliction de l’homme d’aujourd’hui au milieu de l’étant, qu’en est-il
alors de la science ? »4.
Heidegger accepte la vérité de la sentence nietzschéenne, et une telle
acceptation est la présupposition de toute l’œuvre qu’il va produire par la
suite5.
1. Pour comprendre cette partie du Discours, il est important de se reporter au cours de
Heidegger sur le Sophiste (ga 19). On y trouve une longue discussion de l’Éthique à Nicomaque
d’Aristote. La conception heideggérienne de la theôria récapitule en quelques propositions ce
qui avait été développé en profondeur dans le cours de Marbourg. Cf. J. Taminiaux, op. cit.,
p. 158.
2. ga 16, 110 ; dr, 19 [102].
3. ga 16, 111 ; dr, 21 [103].
4. ga 16, 111 ; dr, 21 [103].
5. Cf. O. Pöggeler, La pensée de Heidegger. Un cheminement vers l’être, tr. fr. M. Simon,
Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 144.
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de l’energeia, de l’être-au-travail de l’homme1. L’œuvre dont il est question
consiste à devenir le centre déterminant de ce que Heidegger appelle maintenant le volklich-staatliches Dasein, donnant désormais au terme Dasein une
dimension collective, le liant à la notion de « peuple » et d’« État ».
En ce sens, la science doit être comprise de la façon suivante : « tenir bon
en questionnant au milieu de l’étant en totalité, qui ne cesse de se dissimuler.
Cette obstination active sait du même coup quelque chose de son impuissance devant le destin »2. Dans L’origine de l’œuvre d’art, Heidegger traquera
cette œuvre capable de fournir à la communauté un centre spirituel, se tournant ainsi vers l’art, et non vers la théorie.
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Karsten Harries
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Mais accepter la proclamation par Nietzsche de la mort de Dieu revient
également à dire ceci : ce qui se tient entre nous et le commencement grec
de la science est une somme de siècles de christianisme et son assurance dans
le fait qu’en Dieu, réalité et compréhension sont inséparablement liées. Ce
genre d’assurance a subi une sorte de transfert de Dieu à l’homme à travers
la philosophie inaugurée par Descartes, philosophie qui préside encore à la
science moderne et qui insiste pour faire reconnaître que la raison est capable de nous rendre maître et possesseurs de la nature. Suivant Nietzsche,
Heidegger est convaincu qu’une telle assurance est déplacée, que la réalité
transcende la compréhension que nous en avons et les conceptions que l’on
peut s’en faire. Il n’a jamais adhéré à l’espoir confiant des Lumières d’après
lequel la raison devait nous conduire au bonheur. Et, comme Nietzsche,
Heidegger préférera nous rappeler au mot tragique cité plus haut : « Mais
le savoir est bien plus faible que la nécessité ». Si l’on s’accorde sur ce mot
d’Héraclite, alors il se peut que l’on accepte également la proposition heideggérienne selon laquelle le questionnement acquiert maintenant une signification nouvelle et centrale : questionner devient une façon de s’ouvrir à la faille
qui sépare la raison de la réalité et de s’en rendre familier.
Cet étonnement par lequel Aristote fait commencer la philosophie réapparaît désormais transformé sous les traits de la fin de la philosophie.
L’endurance admirative des Grecs à l’égard de l’étant se change alors en un êtreexposé, entièrement à découvert, au caché et à l’incertain, c’est-à-dire à ce qui est
digne de question. Questionner n’est plus alors seulement ce premier degré qui peut
être dépassé vers une réponse constituant le savoir, mais questionner devient la plus
haute figure du savoir. Questionner déploie alors sa puissance la plus propre, celle
d’ouvrir l’essentiel de toute chose. Questionner contraint alors à la plus extrême
simplification du regard sur l’incontournable1.
Un tel questionnement vise à retrouver pour les sciences le fondement dans
lequel elles s’enracinent, à les ouvrir à ce que Heidegger appelle leur terre2.
C’est dans le Discours que l’on trouve la première occurrence publique du
concept de terre, lequel va devenir central dans la pensée heideggérienne3.
Il l’a manifestement rencontré dans les hymnes de Hölderlin, lesquelles
1. ga 16, 111 ; dr, 23 [103].
2. Ainsi que le souligne J. D. Caputo, l’insistance de Heidegger sur le questionnement radical le rend, aux yeux du national-socialisme, inapte à assumer le type de leadership
philosophique dont avait besoin le Parti ; cf. J. D. Caputo, « Heidegger’s Revolution. An
Introduction to An Introduction to Metaphysics », in J. Risser (ed.), Heidegger Toward the Turn,
suny, Albany, 1999, p. 53-73.
3. Il vaut la peine de noter cependant que le concept figure déjà en bonne place dans
la première version de L’origine de l’œuvre d’art, version datant de 1931/1932. Il est amené à
travers la discussion heideggérienne de l’alètheia qui, en tant que dé-voilement, présuppose
quelque chose de voilé ou de dissimulé. Sur le même registre, l’évocation et l’explicitation
de la Fable de la Cura dans Être et Temps sont tout particulièrement importantes ; cf. ga 2,
261-265. Cf. également M. Groth, Preparatory Thinking, Philosophical Library, New York,
1987, p. 67-110.
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ont probablement suscité sa sensibilité à la rhétorique nazie du Blut und
Boden ; et il n’est pas surprenant que, peu de temps après avoir prononcé
le Discours, « la terre » tienne une place éminente dans le cours du semestre
d’hiver 1934/1935, Les Hymnes de Hölderlin : « La Germanie » et « Le Rhin ».
Interprétant Hölderlin, Heidegger parle de la Heimat, de la patrie, comme « la
puissance de la terre sur laquelle “habite poétiquement” l’homme, et chaque
homme selon le Dasein historique qui est le sien »1. Heidegger est conscient
que, la plupart du temps, notre habiter en général et notre habiter moderne
en particulier n’a pas besoin d’être poétique au sens qui vient d’être dit. En
règle générale, la terre n’est pas expérimentée comme une puissance qui nous
donne l’occasion de faire l’expérience de cette partie de la terre à laquelle
nous appartenons et dans laquelle nous puisons nos racines (Heimat). Nous
qui sommes véritablement les enfants de l’âge moderne, nous savons ce que
cela veut dire de faire l’expérience de la terre comme de quelque chose de
prédonné, quelque chose pouvant et devant être utilisé et exploité comme
bon nous semble. Une telle conception de la terre, que Heidegger qualifie
sans ambages d’inauthentique, échoue à connaître ce que Hölderlin considérait comme la dimension sacrée de la terre. « Par contre, là où elle se révèle
dans le désintéressement du vrai Dasein, elle est sacrée – terre sacrée. La terre
sacrée, celle qui est “Mère de toute chose et qui porte l’abîme” »2. Cette « terre
sacrée » va se révéler déterminante pour l’argument développé dans L’origine
de l’œuvre d’art et les textes qui vont suivre. Je m’accorde ici volontiers avec
la remarque d’Otto Pöggeler selon laquelle « dans ce concept de la terre se
cache la démarche décisive qu’effectua Heidegger sur le chemin de la pensée
lorsqu’il réfléchit sur l’art »3.
Polemos
Cet accent mis sur le questionnement conduit Heidegger à discuter la
notion de Geist, esprit, ainsi que ce que ce qu’il faut entendre par l’expression
geistige Welt eines Volkes, monde spirituel d’un peuple.
Si nous voulons l’essence de la science au sens de cette façon de tenir bon, questionnant et à découvert, au milieu de l’incertitude de l’étant en totalité, alors cette
volonté de l’essence crée pour notre peuple son monde de danger le plus intime
et le plus extrême, c’est-à-dire son véritable monde spirituel. Car l’« esprit » ce
n’est ni la sagacité vide, ni le jeu gratuit de la plaisanterie, ni le travail d’analyse
illimitée de l’entendement, ni même la raison du monde, mais l’esprit est l’êtrerésolu à l’essence de l’être, d’une résolution qui s’accorde au ton de l’origine et qui
est savoir. Et le monde spirituel d’un peuple, ce n’est pas la superstructure d’une
culture, ni davantage un arsenal de connaissances et de valeurs utilisables, mais
1. ga 39, 88 ; Les Hymnes de Hölderlin : « La Germanie » et « Le Rhin », tr. fr. F. Fédier et
J. Hervier, Gallimard, Paris, 1988, p. 90.
2. ga 39, 105 ; Les Hymnes de Hölderlin, op. cit., p. 105 ; Hölderlin, La Germanie, v. 76.
3. O. Pöggeler, La pensée de Heidegger, op. cit., p. 282.
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Le Discours de rectorat et le « national-socialisme privé » de Heidegger
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Avec ce passage, nous sommes en présence de la première esquisse de ce
qui deviendra peut-être le thème central de L’origine de l’œuvre d’art : l’œuvre qui, simultanément, établit un monde et présentifie la terre, répond
au questionnement qui est l’origine même de la science. Dans le Discours,
Heidegger n’attend pas encore de l’art qu’il produise ce genre d’œuvre, mais
plutôt de la science, et il s’exprime en des termes que le lecteur d’aujourd’hui
serait inspiré de considérer comme ayant été prononcés ad usum Delphini
– selon la formule du Spiegel2, c’est-à-dire comme flattant ou servant son
audience nationale-socialiste – ainsi lorsqu’il invoque « le monde spirituel
d’un peuple » et les liens du peuple à sa terre et à son sang. Mais ce qu’il va
dire un an plus tard dans son cours Les Hymnes de Hölderlin n’est pourtant
pas si différent.
Il parle ici des grossen Wendezeiten der Völker, ces époques où le monde
spirituel d’un peuple subit un changement révolutionnaire. De tels tournants, insiste-t-il, « resurgissent de l’abîme, et chaque fois à proportion de la
profondeur où un peuple plonge en lui – c’est-à-dire plonge dans sa terre et
possède une patrie. C’est pourquoi, on ne peut vivre les tournants du temps
d’un peuple – et à plus forte raison les concevoir – au niveau sans relief des
platitudes du bavardage d’actualité, des considérations toujours biaises et de
toutes les contingences où celles-ci s’enlisent, aveugles à l’origine et à la survenue du nécessaire »3. Les auditeurs se sont entendus dire qu’ils ne devaient
pas attendre un argument raisonné en soutien au mouvement qui promettait
une transformation radicale de la société allemande. Le caractère unique ou
inédit de ce qui se déroulait alors excluait de telles justifications. Ainsi, il n’est
pas surprenant que, dans le Discours également, Heidegger soit incapable de
justifier son affirmation selon laquelle la science, une fois qu’elle a regagné
son origine, sera capable de créer une œuvre devant pouvoir fournir au peuple un monde spirituel. Nous restons donc avec une promesse creuse.
Cet appel rhétoriquement chargé est suivi d’une discussion étrangement
vide à propos des conditions du leadership, qui permit aux nazis engagés présents dans le public de remplir avec leur propre contenu les coquilles vides
que représentaient les mots heideggériens :
Si nous voulons une telle essence de la science, alors il faut que le corps enseignant de l’Université se porte effectivement aux postes les plus avancés du danger
que constitue l’incertitude permanente du monde. Si là il tient bon, autrement dit
si c’est de là – de cette proximité essentielle à l’égard de l’urgence de toute chose –
que provient pour lui une interrogation en commun et un dire dont le ton soit
1. ga 16, 112 ; dr, 23-25 [104].
2. ga 16, 658 ; sp, 247.
3. ga 39, 106 ; Les Hymnes de Hölderlin, op. cit., p. 105.
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c’est la puissance de conservation la plus profonde de ses forces de terre et de sang,
en tant que puissance d’é-motion la plus intime et puissance d’ébranlement la plus
vaste de son existence.1
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Le Discours de rectorat et le « national-socialisme privé » de Heidegger
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C’est de là que Heidegger fut conduit à prononcer la dérangeante adresse
qu’on connaît aux étudiants allemands, lesquels sont décrits « en chemin »,
cherchant des dirigeants capables de les éclairer sur ce qu’ils sont sur le point
de réaliser, capables de résolution aussi. Heidegger savait pertinemment que
les étudiants auxquels il s’adressait ne s’attendaient pas à ce que des universitaires assument le leadership qu’ils cherchaient désespérément. Ils ne l’attendaient pas même de la part du recteur-guide nouvellement élu. Ce dernier
était au mieux en position de soulever d’importantes questions, au pire d’inviter à un empressement aveugle.
Aussi remarquable que troublant est le mouvement inhérent au Discours
par lequel on passe de la résolution des étudiants allemands à se confronter
« au destin allemand dans son affliction la plus extrême » à la volonté de
l’essence de l’Université, laquelle est qualifiée de volonté vraie en tant précisément que les étudiants se donnent à eux-mêmes leur droit à travers le
nouveau droit des étudiants imposé par les instances supérieures. Heidegger
semble dire ici que les nazis ont forcé les étudiants allemands à être libres
dans ce sens positif douteux dont nous avons parlé plus haut. Le lien qui
doit désormais donner à la liberté son contenu positif se manifeste, dans
les termes et l’esprit de l’époque, à travers les drei Bindungen, les trois liens :
Arbeitsdienst, Wehrdienst, et Wissensdienst, service du travail, service de
défense, et service du savoir. À propos de ce dernier, Heidegger a raison d’insister dans l’entretien avec le Spiegel sur le fait que s’il tient la troisième place
dans l’énumération, cela ne signifie pas pour autant qu’il joue un rôle mineur
dans son Discours. Au contraire. Le Wissendienst en effet est le seul service
à propos duquel Heidegger a quelque chose d’important à dire. Pourtant,
l’ordre parle en faveur d’une tension dans le propos heideggérien : entre une
volonté d’être guidé d’une part et le désir de guider de l’autre. La discussion que Heidegger consacre aux implications du Wissensdienst récapitule
des points avec lesquels nous sommes depuis lors familiers : ce qui doit être
dépassé est la fragmentation actuelle de l’Université en départements et en
spécialités ; les sciences ont besoin de faire retour à leur fondement commun, de replonger dans leur terre. C’est à cet endroit précis que Heidegger
encourage encore une fois étudiants et enseignants à faire en sorte d’être liés
1. On peut comparer ce passage à ce que Heidegger disait à ses étudiants à propos de
leur vocation à assurer la direction de la nation dans le cours Einleitung in die Philosophie
(1928/1929) ; cf. ga 27, 7-8. Cf. J. Philipps, Heidegger’s Volk: between National Socialism and
Poetry, Stanford University Press, Stanford, 2005, p. 106-107.
2. ga 16, 112 ; dr, 25-27 [105].
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communautaire, alors il sera fort pour sa fonction de guide1. Car ce qui est décisif
dans le fait de guider, ce n’est pas simplement le fait de marcher devant, mais c’est
la force pour pouvoir aller seul, non par un entêtement personnel ni pour le plaisir
de jouer au chef, mais par la force d’une vocation très profonde et d’une obligation
très large. Une telle force oblige à l’essentiel, produit le triage des meilleurs et suscite
l’allégeance authentique de ceux qui sont d’un nouveau courage.2
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par die ferne Verfügung des Anfangs unseres geistig-geschichtlichen Daseins, « la
lointaine injonction du commencement de notre existence historiale spirituelle »1, c’est-à-dire par l’origine grecque de la science. S’ils deviennent
attentifs au lieu vers lequel ce commencement les entraîne et s’ouvrent aux
letzte Notwendigkeiten und Bedrängnisse des volklich-staatlichen Daseins, « les
ultimes nécessités et les ultimes tourments qui sont ceux de l’existence du
peuple dans son État »2, l’Université deviendra un endroit de « législation
spirituelle » et donnera au peuple son monde spirituel3. Heidegger ne cherche pas à régler la tension entre cette compréhension de la tâche de l’Université en tant qu’institution chargée de dicter la législation spirituelle et son
affirmation selon laquelle, en se soumettant au nouveau droit des étudiants,
imposé à l’Université de l’extérieur, les étudiants choisissaient de devenir
véritablement eux-mêmes. On pourrait tenter d’expliquer ladite tension en
suggérant que le philosophe s’exprimait alors, pour utiliser une nouvelle fois
les termes du Spiegel, ad usum Delphini. Mais dans cet entretien, Heidegger
lui-même souligne que l’expression ne rend pas justice à sa position en ce
temps-là :
(…) je dois souligner que l’expression ad usum Delphini dit trop peu. Je croyais
à cette époque que dans l’explication avec le national-socialisme pouvait s’ouvrir un
chemin nouveau et le seul qui fût encore possible pour un renouveau.4
Le Discours avait pour but d’inaugurer une telle confrontation novatrice.
Que le Parti ait refusé cette confrontation et compris le discours comme une
fâcheuse provocation n’est pas surprenant. Comme il n’est pas surprenant
que Heidegger ait choisi de conclure le Discours sur un appel à combattre encore une fois éminemment circonstanciel, où il invoque le stratège
militaire Carl von Clausewitz. Dans Faits et Réflexions, il revient sur son
emploi de la rhétorique du Kampf dans le Discours. Sa glose, qui s’efforce
de justifier laborieusement le caractère résolument circonstanciel ou actuel
(zeitgemäss) de sa rhétorique en rappelant au lecteur que lui-même pensait
alors à Héraclite et ainsi au commencement grec de la philosophie, mérite
une attention toute particulière :
Le mot polemos, par lequel début le fragment, ne signifie pas guerre, mais signifie
au contraire ce que signifie le mot utilisé dans le même sens par Héraclite, et qui est :
eris. Or, cela veut dire : « différend » (Streit) – non pas différend au sens de querelle,
d’altercation ou de simple dissension ; encore moins l’usage de la violence pour abattre l’adversaire ; mais au contraire : Aus-einander-setzung, la dis-position ex-plicative,
et en telle figure que, dans cette « explication », l’essence des deux qui s’expliquent
vient s’exposer à la vue de l’autre, et ainsi se montre, vient à paraître, i.e., en grec :
vient au non-retrait, vient s’avérer.5
1. ga 16, 114 ; dr, 35 [107].
2. ga 16, 115 ; dr (mod.), 37 [108].
3. ga 16, 115 ; dr, 37 [108].
4. ga 16, 658 ; sp, 247.
5. ga 16, 379-380 ; F&R, 224.
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Il ne fait aucun doute que Heidegger pensait avec ce schéma en tête. Mais ses
auditeurs pouvaient-ils entendre tout cela à travers ses mots ? Avaient-ils lu
Héraclite ? Et plus loin : était-ce bien tout ce que Heidegger entendait dans
le terme polemos ? Avait-il oublié Mein Kampf ? L’interprétation du fragment
héraclitéen 53, « La guerre est le père de tout, roi de tout, a désigné ceux-ci
comme dieux, ceux-là comme hommes, ceux-ci comme esclaves, ceux-là
comme libres »1, qu’il a proposé à ses étudiants au semestre d’hiver suivant le
Discours, joue sur un corde très différente. Le polemos n’y est pas traduit par
le terme de Kampf, combat, mais explicitement par celui de Krieg, guerre ;
et Heidegger insiste sur le fait que l’individu et la nation ou le Volk ont
besoin de la guerre, ont besoin de l’ennemi, et doivent peut-être même créer
l’ennemi, au risque de devenir décadents2. Un tel combat crée un ordre hiérarchique, place une chose au-dessus d’une autre, situe les dieux au-dessus
des humains, les hommes libres au-dessus des esclaves. Heidegger est assurément sur le point d’amorcer un tournant en direction d’une interprétation
de cette guerre en tant qu’Ursprung des Seins, c’est-à-dire en tant qu’« origine
de l’être »3, laquelle origine est ici comprise comme le combat du dionysiaque et de l’apollinien. Dans l’Introduction à la métaphysique, nous lisons que
le polemos héraclitéen précède tout ce qui est divin et tout ce qui est humain
et ne signifie pas ce à quoi nous pensons lorsque nous prononçons le mot
« guerre »4. Ainsi compris, le combat devait demeurer au centre même de la
pensée heideggérienne.
On ne peut remettre en question le fait que Heidegger pensait à tout
cela lorsqu’il a prononcé son Discours, mais il essayait également de mettre
en résonance ce qui allait devenir le point cardinal de sa pensée avec ce qui
se produisait alors en Allemagne. Nous avons ici un autre exemple de l’ambiguïté quelque peu embarrassante du Discours heideggérien : s’agissait-il d’un
appel à reconduire la science à son origine grecque ou bien d’un appel à
rejoindre le mouvement national-socialiste ? On pourrait interpréter cette
ambiguïté comme une tentative de subversion philosophique. Plus facile
1. Héraclite, Fragment 53 (dk), chez Hippolyte, Réfutations de toutes les hérésies, IX, 9,
4 (ici tr. fr. de Tannery).
2. La remarque de Kant dans la Critique de la faculté de juger (section I, livre II, § 28) sur
la dimension sublime de la guerre vient ici à l’esprit, alors qu’il est dit d’une « longue paix »
qu’elle « rend souverain le pur esprit mercantile en même temps que l’égoïsme vil, la lâcheté
et la mollesse, abaissant ainsi la manière de penser du peuple ». Le fragment d’Héraclite cité
ici tient une place déterminante dans une lettre que Heidegger adressa à C. Schmitt le 22 août
1933 (ga 16, 156), et invite ainsi à examiner de plus près la relation de Heidegger à ce penseur
fort disert sur l’importance de l’ennemi. Cf. R. Rother, Wie die Entscheidung lesen. Zu Platon,
Heidegger und Carl Schmitt, Turia & Kant, Berlin, 1993, p. 67-117 ; R. Mehring, « Heidegger
und Carl Schmitt. Verschärfer und Neutralisierer des Nationalsozialismus », in D. Thöma
(éd.), Heidegger-Handbuch, Metzler, Stuttgart, 2003, p. 342-344. L’affirmation de P. Emad
selon laquelle le terme Kampf avait pour Heidegger le sens intellectuel de « confrontation et
controverse et non la signification pointant vers un combat et une lutte physiques et violents »
n’est pas soutenable par les textes et les témoignages dont on dispose ; cf. son « Introduction »
à Petzet, Encounters and Dialogues, op. cit., p. xxi.
3. ga 36/37, 93.
4. ga 40, 66.
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Le Discours de rectorat et le « national-socialisme privé » de Heidegger
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à accepter est une interprétation de cette ambiguïté comme co-optation.
Mais plus fondamental encore est la façon dont elle trahit l’incapacité de
Heidegger à combler le fossé séparant son effort de penser l’origine de l’être
d’une part du besoin de se confronter et de parler des problèmes de l’époque
d’autre part. La rhétorique investit ce fossé, mais ne parvient pas à dissimuler
l’impuissance heideggérienne à montrer concrètement comment de l’Université aurait pu procéder une législation spirituelle susceptible de procurer
aux Allemands un monde spirituel. Certainement que Heidegger n’attendait pas de la philosophie qu’elle créât un tel monde. Son questionnement
radical pouvait au mieux préparer la voie pour d’authentiques créateurs ou
d’authentiques leaders.
Pendant une brève période, Heidegger a pensé qu’il avait trouvé un tel
leader dans l’artiste raté et reconverti en politicien que fut Hitler. Mais nous
ne devrions pas oublier que la conception heideggérienne de ce qui était
exigé d’une adhésion ou d’un ralliement authentique est incompatible avec
le leadership totalitaire. Hitler et ses plus fidèles partisans auraient difficilement pu donner leur assentiment à ce que Heidegger dit de l’adhésion
authentique ou de l’authentique ralliement dans son Discours : « Quiconque
doit reconnaître à ceux qui le suivent leur force propre »1. Si l’on s’en réfère
à ce qui est dit sur l’authenticité dans Être et Temps, cette réflexion sonne
rétrospectivement comme un plaidoyer futile et désespéré.
« Tout ce qui est grand se dresse dans la tempête »
La conclusion du Discours est particulièrement remarquable en ce qu’elle
invite à la comparaison avec celle de L’origine de l’œuvre d’art, où Heidegger
pose une question rhétorique similaire. Bien sûr, beaucoup de choses ont
changé. De façon plus décisive encore, dans le plus tardif des deux textes, ce
n’est plus la science mais l’art qui doit être reconduit à son origine.
Selon le Heidegger du Discours, il nous incombe de décider si, oui ou
non, en tant que peuple historico-spirituel, nous nous voulons encore nousmêmes :
Voulons-nous l’essence de l’Université allemande, ou ne la voulons-nous pas ?
Il dépend de nous de savoir si, et jusqu’où, nous faisons effort en vue de cette autonomie et auto-affirmation, un effort fondamental et non pas seulement occasionnel
– ou bien si (avec les meilleures intentions du monde) nous nous contentons de
modifier de vieilles orientations et d’en ajouter de nouvelles. Ce que personne ne
nous empêchera de faire. Mais personne non plus ne nous demandera : « voulezvous ou ne voulez-vous pas ? », si la force spirituelle de l’Occident flanche et que toutes ses jointures craquent, si le cadavre de la pseudo-culture s’effondre sur soi-même,
emportant toutes les forces dans la confusion et les étouffant dans la folie.2
1. ga 16, 116 ; dr, 41 [109].
2. ga, 16, 117 ; dr, 43 [109].
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Mais tout en affirmant que nous nous tenons devant cette décision, que c’est
aux Allemands de choisir entre se laisser entraîner dans la confusion et la fureur
d’une part et le retour à l’origine et la possibilité d’y puiser la force de fonder
une nouvelle culture d’autre part, Heidegger ne cesse d’insister sur le fait que la
décision en question a déjà été prise, que la question n’est déjà plus en question.
« Nous », c’est-à-dire le mouvement au sein duquel « nous », Heidegger y compris, nous trouvons entraînés, avons déjà décidé de l’affaire. Un nouveau monde
est déjà né. Dans cette conclusion, la volonté d’être fixé, de savoir à nouveau où
nous nous dirigeons, triomphe de la volonté de questionner.
Presque ironiquement, Heidegger conclut le Discours avec la traduction
d’une citation de la République de Platon, citation sortie de son contexte :
« Ta… megala panta episphale… / “Tout ce qui est grand se dresse dans la
tempête…” (Platon, République, 497d9) »1. Le contexte mérite d’être considéré avec soin. Heidegger ne dit-il pas lui-même que ce n’est que lorsque
nous avons compris la sagesse qui s’exprime dans la citation que nous comprenons véritablement la splendeur et la grandeur du mouvement nationalsocialiste ? Mais que voulait dire Platon à cet endroit de la République ?
La discussion s’était orientée vers la question de savoir si n’importe lequel
des gouvernements actuels convient à la philosophie et était parvenue à la
conclusion selon laquelle un tel gouvernement n’existait finalement pas.
Ceux qui écoutaient la conclusion du Discours heideggérien étaient-ils supposés penser également au gouvernement qui venait de prendre le pouvoir
en Allemagne ? Dans la République, le passage cité est suivi d’une admonestation : la philosophie ne devrait pas se réduire à une simple phase dans
l’éducation des jeunes gens qui, grandissant et trouvant leur place dans le
monde, s’en détournent pour se concentrer sur des affaires prétendument
plus importantes. C’est exactement l’inverse : les gens matures devraient se
consacrer à la philosophie. On ne peut être que frappé par le contraste avec
l’affirmation heideggérienne, faisant écho au culte nazi de la jeunesse, selon
laquelle « la jeune, la plus jeune force du peuple, qui porte sa prise déjà loin
au-dessus de notre tête, a déjà décidé là-dessus »2. Leur décision a-t-elle été
motivée par la philosophie ? Le fait que Heidegger était apparemment sur le
point de demander le retour dans la République des poètes qui avaient été
bannis par Platon éclaire la compréhension de la philosophie – de sa puissance comme de son impuissance – qui était alors la sienne.
Pour finir, répétons qu’il est important et même crucial de comprendre
le Discours dans son contexte historique. Dans cet esprit, je me permets de
conclure avec une lettre de Karl Jaspers à Martin Heidegger datant de l’époque du Discours :
Heidelberg, le 23/8/33
1. ga, 16, 117 ; dr, 45 [110] ; cf. Platon, République, 497d7-9 : « De quoi s’agit-il ? / De
la manière dont l’État doit traiter la philosophie, s’il ne veut pas périr ; car les grandes entreprises sont toujours hasardeuses, et comme on dit, le beau est véritablement difficile » (tr.
Chambry).
2. ga 16, 117 ; dr, 45 [109-110].
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Le Discours de rectorat et le « national-socialisme privé » de Heidegger
22 avril 2010 - Autour de Heidegger - Reboul - Etudes philosophiques - 155 x 240 - page 210 / 312
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Cher Heidegger,
Je vous remercie de votre discours de rectorat. Je suis bien aise de le
découvrir maintenant dans sa version authentique, après ce que j’en avais
lu dans la presse. Votre esquisse à grands traits de l’hellénisme ancien m’a
encore touché comme une vérité nouvelle et qui, aussitôt, allait de soi. Vous
êtes en cela en accord avec Nietzsche, mais avec cette différence qu’on peut
espérer qu’un jour, dans une interprétation philosophique, vous accomplirez
ce que vous dites. Votre discours a de ce fait un soubassement digne de foi.
Je ne parle pas de style et de densité, lesquels – autant que je le vois – font
de ce discours le document, unique à ce jour et qui restera comme tel, d’une
volonté dans l’Université actuelle. La confiance que je mets en votre façon
de philosopher, et qui a trouvé une nouvelle vigueur depuis ce printemps et
les conversations que nous avons eues alors, n’est pas troublée par des particularités de ce discours qui sont de circonstance, par quelque chose qui y est
qui me donne un peu une impression d’artificiel et par des phrases qui me
semblent même avoir une résonance creuse. Somme toute, je suis seulement
heureux que quelqu’un puisse parler ainsi, en atteignant aux limites et aux
origines authentiques…1.
Karsten Harries
(Yale University)
(traduction par Sylvain Camilleri)
1. Lettre de Jaspers à Heidegger datée du 23 août 1933, in Heidegger / Jaspers, op. cit.,
p. 155-157 ; tr. fr. cit., p. 140-141. Presque trente ans plus tard, Jaspers écrit (Notizen zu
Martin Heidegger, Piper, München, 1978, no 165 ; passages reproduits dans les notes adjointes
à la Correspondance : p. 238 ; tr. fr. p. 410) qu’au moment où il a reçu l’exemplaire du Discours,
il ne faisait déjà plus confiance à Heidegger, mais que pourtant, « il ne pouvait cesser de le
prendre au sérieux, mais désormais comme un adversaire substantiel ». Nous nous permettons
également de renvoyer à notre étude : « Shame, Guilt, Responsability », in A. M. Olson (éd.),
Essays on Jaspers and Heidegger, Temple University Press, Philadelphia, 1994, p. 49-64.
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