L’Alberta bilingue : les racines constitutionnelles Conférence prononcée lors de l’Assemblée générale annuelle de l’Association des juristes d’expression française de l’Alberta (AJEFA) Edmonton Petroleum Club, le 22 mai 2009 Edmund A. Aunger Professeur de sciences politiques Campus Saint-Jean, University of Alberta 1. INTRODUCTION L’Alberta est née bilingue. En 1905, quand le premier ministre Wilfrid Laurier et son gouvernement libéral ont créé la province, ils ont reconnu publiquement que l’Alberta possédait, dès sa naissance, deux langues officielles, l’anglais et le français. Mais, ils ont également avoué qu’ils ne feraient rien pour protéger ce bilinguisme, ni pour le perpétuer. Au contraire, ils délégueraient à la nouvelle province le pouvoir de décider de son avenir linguistique, tout en sachant qu’elle se ferait un plaisir de supprimer la langue française, et cela, le plus rapidement possible. Aussitôt dit, aussitôt fait. Ce que Laurier n’a pas anticipé, toutefois, c’était qu’une telle suppression serait illégale; car, trente-cinq ans plus tôt, en 1870, la reine Victoria avait enchâssé ce bilinguisme officiel dans la Constitution du Canada. Ainsi, le 2 juillet 2008, trois ans après le centenaire de la province, le juge Leo Wenden de la Cour provinciale de l’Alberta a confirmé le statut constitutionnel de la langue française, en décidant, dans la cause Caron, que la Traffic Safety Act était inopérante, parce qu’elle n’avait pas été adoptée en français. 2. ACTE DE L’ALBERTA, 1905 L’Alberta est née bilingue, en 1905, parce que sa loi constitutive, l’Acte de l’Alberta, prévoyait, à l’article 16, la continuation des lois existantes. Parmi les lois existantes maintenues en vigueur, se trouvait l’Acte des territoires du Nord-Ouest, et notamment l’article 110, garantissant le statut officiel des langues anglaise et française à l’assemblée législative et dans les cours de justice. D’après cette disposition : « Toute personne pourra faire usage soit de la langue anglaise, soit de la langue française, dans les débats de l’Assemblée législative des territoires, ainsi que dans les procédures devant les cours de justice; et ces deux langues seront employées pour la rédaction des procès-verbaux et journaux de l’Assemblée; et toutes les ordonnances rendues sous l’empire du présent acte seront imprimées dans ces deux langues […] ». Lors des débats sur l’Acte de l’Alberta, le ministre de la justice de l’époque, Charles Fitzpatrick, a confirmé que, dans la mesure où l’article 110 était toujours en vigueur, il aurait « force de loi dans la province après l’adoption du présent bill ». Le gouvernement canadien aurait pu insérer l’article 110 directement dans l’Acte de l’Alberta, ce qui aurait eu pour effet d’enchâsser explicitement le bilinguisme albertain dans la Constitution du Canada. Ainsi, la langue française aurait été protégée de toute abrogation unilatérale. L’Acte des territoires du Nord-Ouest était considéré comme une loi ordinaire, et ses dispositions linguistiques étaient modifiables, semble-t-il, par le vote d’un seul parlement, normalement celui qui les avait adoptées. L’Acte de l’Alberta, par contre, était considéré comme une loi constitutionnelle, et ses dispositions linguistiques auraient été modifiables, vraisemblablement, par l’accord de deux parlements, ceux de l’Alberta et du Canada. La Société Saint-Jean Baptiste d’Edmonton, le prédécesseur de l’ACFA régionale d’Edmonton, a adopté une résolution implorant le gouvernement fédéral à insérer une disposition sur le bilinguisme officiel dans l’Acte de l’Alberta. L’opposition officielle à la Chambre des communes, et plus spécifiquement, le député conservateur et professeur de droit constitutionnel, Frederick Monk, a même proposé un amendement au projet de loi afin de constitutionnaliser le bilinguisme albertain. Mais le premier ministre Laurier est resté implacable. En réponse à la Société Saint-Jean Baptiste d’Edmonton, dans une lettre confidentielle adressée à Antonio Prince, ancien député territorial de Saint-Albert, il a déclaré : « La question des écoles est déjà assez embarrassante pour le gouvernement sans qu’elle soit compliquée par nos amis d’une autre question tout aussi difficile et dont le règlement dans le sens que vous le voudriez est absolument impossible ». En réaction à l’opposition officielle, dans une intervention à la Chambre des communes pour s’opposer à la proposition d’amendement, il a affirmé : « Je ne reconnais pas au Parlement le droit d’imposer la langue française aux nouvelles provinces… Le Parlement peut tout faire, mais je déplorerai le jour où les Canadiens-Français demanderont au Parlement de faire une chose qu’il aura le pouvoir de faire sans en avoir eu le droit » (p 8785-8786). Le parlement n’en avait pas le droit parce que, selon Laurier, l’autonomie de la province devrait primer sur la protection de la minorité. En outre, contrairement à la situation en 1877 lors de l’adoption de l’article 110, la population anglophone était maintenant majoritaire. Alors, c’était normal, toujours selon Laurier, que cette population majoritaire impose sa langue, la langue anglaise. D’où sa conclusion : « je dis qu’on ne peut pas réclamer au nom de la justice l’usage officiel de la langue française » (p. 8782). 3. SUPPRESSION DU FRANÇAIS Nous en connaissons la suite. Formellement, le gouvernement de l’Alberta n’a abrogé l’article 110 qu’en 1988, et cela, par l’adoption d’une Loi linguistique affirmant que : « L’article 110 de l’Acte des Territoires du Nord-Ouest, chapitre 50 des lois révisées du Canada, 1886, en sa version du 1er septembre 1905, ne s’applique pas à l’Alberta pour ce qui est des matières relevant de la compétence législative de celle-ci » (art. 7). Dans la pratique toutefois, le gouvernement de l’Alberta l’avait supprimé dès 1905, et cela, par le refus de reconnaître son existence et d’appliquer ses dispositions. Premièrement, le gouvernement de l’Alberta a promulgué toutes ses lois uniquement en anglais. La seule exception était la Loi linguistique, qu’il a dû adopter en anglais et en français, afin d’assurer que l’abrogation de l’article 110 se faisait en bonne et due forme. Deuxièmement, le gouvernement de l’Alberta a publié ses documents législatifs, dont ses procès-verbaux et ses journaux, seulement en anglais. En 1919, il a même adopté une modification à l’Interpretation Act imposant l’anglais pour tout document ou rapport exigé par une loi : « Unless otherwise provided, where any Act requires public records to be kept or any written process to be had or taken, it shall be interpreted to mean that such records or such process shall be in the English language ». Cette disposition était abrogée en 1980, lors de l’adoption des lois révisées. Troisièmement, le gouvernement de l’Alberta a imposé l’emploi de la langue anglaise dans les débats tenus à l’Assemblée législative. Ainsi, en 1987, quand le député Léo Piquette s’est levé pour prononcer quelques mots en français, le président de l’Assemblée a rétorqué, avec une ironie inconsciente : « En anglais s’il vous plaît…. The Chair directs that the questions will be in English or the member will forfeit his position ». Pour éviter que cette situation ne se reproduise, l’Assemblée a modifié son règlement permanent pour affirmer que « the working language of the Assembly, its committees, and any official publications recording its proceedings shall be in English ». Toutefois, la Loi linguistique, adoptée l’année suivante, comme suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Mercure, dispose maintenant que « les membres de l’Assemblée peuvent employer le français ou l’anglais dans l’Assemblée ». Quatrièmement, le gouvernement de l’Alberta a exigé l’usage de la langue anglaise dans ses tribunaux, les Rules of Court faisant de l’anglais la seule langue des plaidoyers et des interrogatoires. La situation semblait connaître un revirement en 1988, quand la Loi linguistique a permis l’usage du français pour les communications verbales, mais ce nouveau droit est souvent enfreint par un manque et de sensibilisation et de ressources. En 1996, dans la cause Desgagné, le juge Richard McIntosh de la Cour provinciale de l’Alberta a annoncé : « With respect, you can do all the talking in French that you like but in Alberta, with respect, Provincial matters are conducted in English, so if you’re going to communicate with me you’ll have to do it in English, or you will have to have somebody here that can assist you in English. But this trial is conducted in English. That’s the law in Alberta, for Provincial Statutes ». 4. ENCHÂSSEMENT CONSTITUTIONNEL Malheureusement, pendant toute cette période, ni le gouvernement albertain, ni le gouvernement canadien ne tenaient compte du fait que, en 1870, la reine Victoria avait publié un décret pour admettre la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest à la fédération canadienne, et que ce décret avait eu pour effet d’enchâsser le statut officiel de la langue française dans la Constitution du Canada. Voici les circonstances entourant ce décret si important, mais si peu connu. Avant même la Confédération, le Canada convoitait jalousement la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest, ces vastes territoires britanniques qui s’étendaient de l’Alaska jusqu’au Labrador et qui couvraient une superficie estimée à 7,2 millions de kilomètres carrés. Ainsi, l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, intitulé aujourd’hui la Loi constitutionnelle de 1867, a prévu l’admission de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord-Ouest à la fédération canadienne, et cela, « aux termes et conditions, dans chaque cas, qui seront exprimés dans les adresses et que la Reine jugera convenable d’approuver […] » [art. 146]. Le 17 décembre 1867, lors de sa toute première session, le parlement du Canada a adopté une telle adresse à la reine, la priant d’unir la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest à la Puissance du Canada et l’assurant de son engagement « à prendre les mesures nécessaires pour que les droits légaux de toutes corporation, compagnie ou particulier soient respectés et placés sous la protection de cours de juridiction compétente ». Quand les habitants métis de la Terre de Rupert et du Territoire du Nord-Ouest ont manifesté leur opposition à toute annexion faite sans leur consentement, le gouverneur général du Canada, sir John Young, a cherché à les concilier en leur communiquant directement les termes de cet engagement. Le 6 décembre 1869, il a émis une proclamation au nom de la reine Victoria, adressée aux « fidèles sujets de Sa Majesté la Reine dans Ses Territoires du Nord-Ouest » et déclarant que : « Par l’autorité de Sa Majesté Je vous assure donc que sous l’Union avec le Canada, tous vos droits et Privilèges civils et religieux seront respectés, vos propriétés vous seront garanties, et que votre Pays sera gouverné, comme par le passé, d’après les lois anglaises et dans l’esprit de la Justice Britannique ». Le lendemain, le secrétaire d’État pour les provinces, Joseph Howe, a écrit au lieutenantgouverneur désigné, William McDougall, lui signalant l’expédition de cette proclamation royale, et lui déclarant que : « You will now be in a position, in your communication with the residents of the North-West, to assure them :– 1. That all their civil and religious liberties and privileges will be sacredly respected. 2. That all their properties, rights, and equities of every kind, as enjoyed under the Government of the Hudson’s Bay Company, will be continued them. […] ». Le 23 juin 1870, la reine Victoria a sanctionné cet engagement dans son Ordre en conseil admettant la Terre de Rupert et le Territoire du Nord-Ouest, maintenant intitulé le Décret en conseil sur la Terre de Rupert et le territoire du Nord-Ouest, et constituant une partie intégrante de la Constitution du Canada. Alors, quels étaient les droits légaux que le parlement du Canada s’est engagé à respecter, et que la reine a accepté de sanctionner? Nos recherches démontrent de manière concluante qu’ils comprenaient, parmi d’autres, le bilinguisme officiel au sein de l’Assemblée législative et des cours de justice. Premièrement, le Conseil d’Assiniboïa – le seul gouvernement civil dans la Terre de Rupert – a promulgué ses lois en anglais et français. En 1846, il a également ordonné que les lois soient lues à haute voix dans ces deux langues lors de certaines réunions publiques. Deuxièmement, le Conseil d’Assiniboïa devait publier ces documents publics en anglais et en français. En 1851, son greffier a fait part de cette obligation à la Compagnie de la Baie d’Hudson, et cela, pour justifier sa commande d’une imprimante équipée d’accents français. Troisièmement, le Conseil d’Assiniboïa a permis l’utilisation de l’anglais et du français lors de ses réunions. Ses comptes rendus sont généralement rédigés en anglais, mais comprennent parfois des interventions en français. Par contre, les comptes rendus de diverses assemblées tenues en 1869 et 1870 indiquent que tout ce qui était dit en anglais était interprété en français, et tout ce qui était dit en français était interprété en anglais. Quatrièmement, le Conseil d’Assiniboïa a exigé l’usage de l’anglais et du français par sa cour suprême, appelée communément la Cour générale. En 1849, par exemple, il a adopté une résolution ordonnant que le juge en chef s’adresse à la cour dans ces deux langues à chaque occasion impliquant des intérêts canadiens ou métis. En outre, lors des procès où les intimés et les appelants étaient francophones, la procédure se déroulait habituellement en français et les jurys étaient composés uniquement de francophones. 5. CONCLUSION Alors, il n’est pas surprenant que l’évêque de Saint-Boniface, Alexandre Taché, avait déclaré, en 1869, que : « La langue Française est non seulement la langue d’une grande partie des habitants du N.O. elle est de plus elle aussi langue officielle … ». Et, il n’est pas surprenant qu’une charte des droits adoptée par les habitants avait revendiqué, en 1870, « That the English and French languages be common in the Legislature and Courts, and that all public documents and Acts of the Legislature, be published in both languages », et en plus, « That the Judge of the Supreme Court speak the French and English languages ». C’est sur la base de ces preuves que le juge Leo Wenden a conclu, le 2 juillet 2008, dans la cause Caron, que la reine Victoria, par son Décret en conseil sur la Terre de Rupert et le territoire du Nord-Ouest, avait effectivement enchâssé le bilinguisme officiel de la future province de l’Alberta dans la Constitution du Canada. Ainsi, il a décidé que la Loi linguistique de 1988, supprimant l’article 110, avait empiété sur les droits linguistiques du défendant francophone, Gilles Caron. Il a également déclaré que la Traffic Safety Act, et par implication toute législation albertaine, étaient inopérantes en vertu de leur promulgation unilingue anglaise. Le gouvernement de l’Alberta conteste cette décision, et la juge Kristine Eidsvik de la Cour du banc de la Reine, qui a entendu son appel du 19 au 27 janvier 2009, devrait annoncer son jugement cet automne. Néanmoins, on peut s’attendre encore à d’autres appels, d’abord à la Cour d’appel de l’Alberta, et puis à la Cour suprême du Canada, avant que la question soit réglée de manière définitive. Espérons que les Canadiens apprendront un jour, non seulement que l’Alberta est née bilingue, mais aussi que l’Alberta reste toujours bilingue.