Katriina Kurki L’expression des émotions dans la communication écrite médiée par ordinateur – le cas des forums de discussion usenet Ce communiqué est lié au séminaire pour les étudiants de troisième cycle qui a eu lieu à l'Université de Helsinki le 12 et le 13 avril 2002. Le résumé se divise en trois parties : en premier lieu, nous présenterons la problématique liée à la communication écrite médiée par ordinateur suivi de la présentation du corpus d'étude et de la méthodologie utilisée dans notre mémoire. 1. Présentation générale de la CEMO 1.1 Premières observations La recherche linguistique sur la communication écrite médiée par ordinateur (désormais la CEMO) est assez récente, les premières études datant des années 1980-90. Les études françaises sur le langage télématique sont parmi les précurseurs. Ces études nous montrent des caractèristiques qui rapprochent l’écrit minitélien à l’oral spontané parce qu'un « bon nombre des énoncés sont conçus dans le fil de leur énonciation, ce qui est la pricipale caractéristique de l’oral spontané » (Luzzati (1991 : 101)). Anis (1998 : 164), fait remarquer à propos des conversations minitéliennes que « le dialogue en quasi-direct suscite une écriture improvisée où s’expriment des émotions et des pulsions ». L'auteur dénomme cette nouvelle forme de communication comme « l’écrit conversationnel ». 1.2 Les différentes formes de communication sur l'internet À l'heure actuelle, la CEMO présente une pluralité des formes disponibles sur l'internet. Le tableau proposé par Anis (1998 : 211) nous montre que ces formes peuvent être divisées en deux groupes ; la communication en direct ou quasidirect et la communication en différé : Courriel Scripteur Médiateur Individu Néant Lecteur Individu Listes de diffusion Individu Modérateur/ Néant Groupe Forums Usenet Répondeur Lecteur réponse Individu Individu Individu Groupe Individu Groupe Individu Individu Temporalité Texte Différé Texte Différé Texte Différé Texte Direct Texte Individu Modérateur/ Néant Groupe Talk (Conversation)1 Individu Néant Individu Chats (Tchatches) Individu Parfois animateur Groupe (ou Individu) Individu Groupe (ou Individu) Quasi-Direct Texte/ Multimédia La différence entre ces deux formes est liée à la temporalité : la pression du temps n’est pas aussi importante dans la communication en différé que dans la communication en direct ou quasi-direct. La forme d’écriture semble être plus proche du standard dans les messages envoyés sur un forum de discussion tandis que dans les chats, l’on recourt plus facilement, par exemple, à des abbréviations et des sigles. 1.3 Quelques particularités de la CEMO La CEMO présente plusieurs caractéristiques qui la divergent de la communication écrite traditionnelle. 1. Les messages que l’on échange sur l’internet relèvent à la fois de la conversation et de la communication écrite. Des termes de « conversation écrite », « parlécrit », « un écrit oralisé », « langue orale scriptée » ont été utilisés dans la recherche consacrée à l'étude de la CEMO. 2. Les participants peuvent rester anonymes ou se créer une identité. Marcoccia (2000 : 251) fait une référence au spectacle théâtral goffmanien. 1 Le Talk est, d’après notre connaissance, aujourd’hui remplacé par la messagerie instantanée proposée par de différents serveurs (Yahoo, Hotmail etc.) Il s’agit d’une conversation en ligne où les individus (deux ou plus) s’écrivent sur la fenêtre que toutes les personnes connectées peuvent voir. La différence entre le talk proposé par Anis (1998) est que l’on ne suit pas la formation des énoncés de chacun ; le message s’affiche sur l’écran après avoir été tapé. 3. Le cadre participatif des échanges est souvent très complèxe. Le nombre des participants dans les discussions peut être très élévé et toute intervention sur un forum est accessible par tous les participants. 4. La ponctuation à valeur expressive prédomine souvent sur la ponctuation syntaxique. L'utilisation des points d'exclamation, des points d'interrogation et des points de suspension est très marquée. Le phénomène de la ponctuation expressive se développe aussi avec les émoticons ou les smileys (pictogrammes qui combinent des signes de ponctuation) qui ont plusieurs fonctions dans une conversation médiée par ordinateur (à ce propos, v. Marcoccia (2000)). 5. Les phénomènes comme l’allongement ou la répétition de caractères pour simuler l'intonation et l’utilisation des abréviations et des sigles (SAV = sexe, âge, ville) font que la communication peut rester incompréhensible à une personne qui ne fait partie du « groupe virtuel » en question. 2. La présentation du corpus Dans notre mémoire de DEA, nous étudions l'expression des émotions dans la la CEMO, notamment sur les forums usenet2. Il s'agit des forums publics ouverts à tous les visiteurs ; qui membres ou non, peuvent y poster des messages. Le corpus sur lequel nous baserons notre analyse est constitué de messages adressés à quatre forums usenet non modérés de discussion francophones : 2 D’après Marcoccia (2001 : 2) le forum usenet est « une forme ancienne de communauté en- ligne, qui correspond le plus fidèlement à la culture d’origine des utilisateurs de l’internet, basée sur la gratuité, l’auto-organisation, et la valorisation de la "palabre" comme forme privilégiée d’activité en-ligne ». Techniquement, la définition la plus couramment acceptée de usenet est celle d'un ensemble de machines reliées à différents réseaux qui véhiculent des messages postés dans des groupes de discussion (newsgroups). Les messages doivent respecter un format de diffusion standard acceptable par tous les réseaux. En effet, chaque réseau a ses particularités et ne transporte pas tous les groupes de discussions. En ce sens, il ne faut pas confondre usenet et internet, ce dernier n'étant qu'un des réseaux participant au système. fr.rec.cinema.discussion (discussion entre cinéphiles), fr.rec.cuisine (discussion consacrée à la gastronomie), fr.soc.politique (discussion sur la politique) et fr.comp.os.linux.debats (discussion sur le système d'exploitation Linux). Nous avons recueilli ce corpus en tant qu’observateur neutre entre mai-août 2002 et il est constitué d'environ 800 messages. La raison pour laquelle nous avons voulu limiter notre recherche sur les forums non modérés est que nous pensons que la liberté d´expression qui s´y trouve, permet d´en faire l´étude. Le fait que l'espace ne soit pas modéré est important car les usages du forum et leur explicitation dans une charte sont les seuls outils de régulation des échanges. 3. La méthodologie 3.1 Qu'est qu'une émotion ? Pour pouvoir étudier l’expression des émotions, il nous faut d’abord travailler avec la notion d’émotion souvent caractérisée comme « vague ». D'après la définition de Caffi et Janney (1994 : Pp. 327-328) l'émotion est « un phénomène empiriquement investigable, généralement transitoire et d’une certaine d’intensité et qui se situe proche du terme d’affect et qui se manifeste au niveau linguistique de différentes manières (le choix des mots, l’intonation, les exclamations) ». D’après Traverso (1999 : 57), l’émotion englobe l’ensemble des phénomènes de la vie affective et renvoie aux sentiments (l’amour, la haine, etc.) ainsi qu’aux « micro-émotions » qui sont présentes dans la vie quotidienne. 3.2 Les indices des émotions Les émotions se manifestent par les indices qui relèvent de différents canaux : le canal auditif (l’intonation), le canal visuel (la mimique, la posture, les gestes) et le canal verbal. Le canal verbal est souvent considéré comme le moins convenable à l’expression des émotions car il est le plus facilement contrôlable. Vu le caractère écrit du corpus, nous nous intéressons au canal verbal dans lequel les émotions sont aperçues aux plusieurs niveaux : lexical (les interjections), sémantique (les connotations), syntaxique (les exclamations) et discursif (la répétition). 3.3 Le modèle d'analyse longitudinale de Traverso (1999) Pour analyser les émotions dans les discussions écrites nous ménageons à notre propos le modèle d'analyse proposé par Véronique Traverso. D'après ce modèle, il faudra prendre en compte que : La désignation de l’émotion peut être directe ou indirecte (« je suis énervé / il faut se calmer ») ou fondée sur les images métaphoriques qui se répètent dans les énoncés. Les causes de l’émotion peuvent être internes ou externes; provoquées soit par le locuteur même soit par son entourage. Les conséquences des émotions peuvent être présentées directement au cours de l’interaction (par exemple, la conséquence directe du stress est la fatigue). D’après ce modèle, il ne faut pas non plus négliger les axes du contrôle, de l’évaluation et de l’intensité de l’émotion. Par le contrôle de l’émotion, l’auteur entend la possibilité d’exercer du contrôle sur les causes internes ou externes de l’émotion. Souvent les causes externes sont plus difficilement contrôlables que les causes internes de l’émotion. L’évaluation de l’émotion se produit principalement sur l’axe « positive ou négative » : « c’est terrible », « c’est super ». Elle peut également relever d’autres axes comme dans le cas « c’est bizarre ». L’intensité de l’émotion est centré sur l’axe d’une émotion forte ou faible. 3.4 L’expression des émotions sur les forums usenet Nous différencions notre analyse sur deux niveaux : la forme d’expression de l’émotion et l’analyse longitudinale de l’émotion. Nous prêterons attention, premièrement, à la forme d´expression de l'émotion; en particulier tout ce qui concerne la forme d´expression indirecte de l'émotion nous semble intéressant. Par la désignation indirecte nous entendons, premièrement, les phénomènes graphiques typiques à la CEMO. Dans ces phénomènes sont inclus la ponctuation à valeur expressive (l'utilisation des points d'exclamation, des points d'interrogation et les émoticons, etc.) et la simulation de l'oral (« ça m'iiinerve », « MON DIEU QUE C'EST TRISTE !!! »). Deuxièmement, nous considérons que l’expression indirecte de l'émotion peut se faire par rapport au champ sémantique ce qui permet de définir l'émotion en question. Par exemple, dans la discussion concernant un film sur la guerre, le locuteur ressent une grande émotion, voire peur : « J'ai encore des frissons en repensant à la petite Setsuko ». Troisièmement, nous dévélopperons comment l'émotion peut être dénommée par l'analogie : «j'ai l'impression que ce fil débile et bicéphale montre que personne n'a encore rien compris au schmilibilibilique... », l'émotion exprimée ici étant l'énervement. En dernier lieu, comme nous l'apercevons dans l'exemple ci-dessus, les créations langagières du locuteur peuvent donner des indices sur une émotion ressentie (« schmilibilibilique » → l'énervement). 3.5 L'étude longitudinale de l'émotion Après avoir fait un bilan sur les façons différentes pour exprimer les émotions dans le corpus, nous passerons à l'étude longitudale de l'émotion à travers de quelques protocoles de discussions. Le but de cette analyse sera de montrer, d'abord, que les discussions sur des forums peuvent être analysées comme celles des corpus oraux. Ensuite, il sera intéressant de voir les causes et les conséquences des émotions dans ces discussions non modérées, parfois très émotives. Conclusion À notre connaissance, il n'existe pas d'études exhaustives sur les émotions dans la CEMO. Il ne faut pourtant pas oublier que la recherche sur le langage télématique avait déjà établi que les conversations minitéliennes étaient chargées de l'émotion et de l'affect. Les émotions ont une importance primordiale dans toute interaction humaine. Comme le constate Michel Marcoccia (2000 : 250), un linguiste spécialisé dans l’étude de la CEMO : « L’utilisation des smileys dans la communication médiatisée par ordinateur, montre que l'émotion n’est pas « une chose en plus » dans l’interaction, et que l’expression de certaines émotions de base (joie, colère, tristesse) est nécessaire à la construction de la signification d’une intervention, à la définition de la situation, au cadrage, et du même coup au ménagement des faces ». Références bibliographiques Anis, Jacques (1998) Texte et ordinateur, l’écriture réinventée ? De Boeck Université, Bruxelles. Caffi, Claudia – Janney, Richard W (1994) « Toward a pragmatics of emotive communication ». Journal of Pragmatics 22. Pp. 325-373. Luzzati , Daniel (1991) «Oralité et interactivité dans un écrit Minitel » Langue française 89. Pp. 99-109. Marcoccia, Michel (2001) « La communauté virtuelle : une communauté en paroles » In Actes du 3e Colloque International sur les Usages et Services des Télécommunications : eusages (12-14 juin 2001, Paris), organisé par France Telecom R&D, ENSTParis, IREST, ADERA. Paris. Pp. 179-189. http://tech-cico.utt.fr/ (2000) : « Les smileys : une représentation iconique des émotions dans la communication médiatisée par ordinateur » In C. Plantin, M. Doury, V. Traverso (eds.) : Les émotions dans les interactions. ARCI - Presses Universitaires de Lyon. Pp. 249-263. Traverso, Véronique (1999) L’analyse des conversations. Nathan, Paris. .