NIETZSCHE ET LA PENSÉE DE LA MORT
perspective en affirmant que ce qui fait la valeur des perspectives nietz-
schéennes "c'est la force vivante avec laquelle nous voyons ici, un être
s'adresser à un autre être. Leur vertu principale réside, pour reprendre une
formule de Nietzsche, dans cette part de sa pensée que l'on pourra sans doute
contredire, mais que l'on ne parviendra jamais à tuer" (5).
Tout ce qui, dans l'œuvre de Nietzsche est dit de la mort doit être
interprété, compris comme un témoignage de vie, comme la trace d'une
histoire individuelle. Ce qui signifie que la mort dont il est question ici, ne
peut être le dernier moment de l'existence, cet ultime qui ne relève
d'aucune analyse. Cette dernière phase d'existence est à ses yeux quelque
chose d'indifférent, sans grande signification. Il fera même reproche au
christianisme d'entretenir la fiction des derniers instants d'un mourant,
d'en majorer l'importance en profitant de la faiblesse de l'agonisant. A ses
yeux, rien de décisif ne se joue à cet instant. Y devient, au contraire,
manifeste l'absurdité d'une fin de vie que l'on ne saurait interpréter comme
son but. La fin de la vie est en somme l'inverse d'un achèvement, c'est-à-
dire le manifeste d'une rupture qui n'a plus de sens. Nous sommes ici à
l'extrême limite du vécu qui n'a plus de signification parce que l'événement
n'a aucune finalité. L'acte de mourir est donc loin d'avoir la signification
qu'on lui reconnaît ordinairement, car "la fin ici n'est certainement pas le
but" (6). Ce constat, dans sa brièveté même, est d'importance. Il conduira
Nietzsche à reconnaître une absurdité dans ce qui lui parait le plus impor-
tant, à savoir la vie. Comme si sa pensée se trouvait en porte-à-faux, car elle
se développe à partir d'un concept dont la cohérence finale fait défaut.
Pour établir ce constat, Nietzsche à la suite de Schopenhauer,
distingue l'acte de mourir (sterben) et la mort à proprement parler (der Tod).
Schopenhauer affirmait que, à l'inverse de l'animal, l'homme avait une pré-
science du mourir. Cette anticipation de l'avènement du mourir est un acte
spécifique humain que Schopenhaueur appelle la mort. On peut donc dire
que la mort est un événement spirituel, une représentation notionnelle,
alors que le mourir qui est la marque de tout ce qui naît, est un acte biolo-
gique. "L'animal, écrit Schopenhauer, n'a l'idée de la mort que dans la mort
même ; l'homme marche chaque jour vers elle avec pleine connaissance et
ceci fait de la vie quelque chose de douteux (Etwas bedenklich) même
chez celui qui n'a pas encore compris qu'elle est faite d'une succession
d'anéantissements. Ceci est la raison principale, ajoute Schopenhauer, pour
laquelle l'homme a des philosophies et des religions" (7).
Une telle élaboration dissocie le mourir de la mort pour le réduire à une
totale insignifiance. Le mourir se situe dans une extériorité à la vie comme
nous l'explique, par exemple, Epicure dans sa Lettre à Ménécée (8). De ce
fait, le mourir n'appartient plus à la catégorie du vivant ; il en est son anéan-
tissement. Et c'est précisément cette issue qui permet à Nietzsche d'affirmer
que la fin de la vie ne saurait être son but. Le mourir ne définit pas la
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