NIETZSCHE ET LA PENSÉE DE LA MORT

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NIETZSCHE ET LA PENSÉE DE LA MORT
par le R. P. Yves LEDURE, membre associé libre
Au-delà de la portée universelle de l'œuvre de Nietzsche que
personne, aujourd'hui, ne saurait sérieusement mettre en doute, il n'est pas
interdit pour une institution messine comme son Académie nationale d'y
trouver également un intérêt "local". La guerre franco-prusienne de 1870
conduira, en effet, Nietzsche jusqu'aux portes de Metz, très précisément à
Ars-sur-Moselle où il arrive le 2 septembre 1870. Sa correspondance
conserve une carte postale datée de ce jour et envoyée à sa mère depuis
Nancy - orthographié parfois Nanzig - sur laquelle nous pouvons lire :
"Nancy depuis hier, dans une heure départ pour Ars-sur-Moselle (près de
Metz)".
Si c'est bien la guerre qui conduit Nietzsche en Lorraine, ce n'est
pourtant pas en tant que militaire qu'il y arrive. En 1869, Nietzsche est
nommé, à l'âge de 24 ans, professeur à l'université de Bâle. Pour faciliter
son intégration au milieu universitaire de cette ville, il renonce à sa nationalité prussienne pour adopter la citoyenneté suisse. La guerre francoprussienne va, en conséquence, lui poser un cas de conscience. Il ne peut
plus être mobilisé au sens strict du terme puisqu'il est citoyen suisse, mais
doit-il pour autant se désintéresser de cette guerre qui mobilise l'Allemagne dans son ensemble ? Après bien des hésitations et des discussions,
notamment avec Cosima von Biilow qui est sur le point d'épouser
Wagner, Nietzsche décide de ne pas se dérober à ce qu'il considère
comme un devoir. Le 8 août 1870, il écrit en ce sens au Conseiller
Vischer de l'université de Bâle : "Connaissant la situation actuelle de
l'Allemagne, vous ne serez pas surpris que je tienne, moi aussi, à
m'acquitter des devoirs que je dois à ma patrie... Si infimes que soient
mes forces personnelles, je dois à ma patrie de lui en apporter
l'offrande". Nietzsche s'engage donc dans ce que l'on appelle à l'époque
les "auxiliaires de campagne", les Felddiakonen voués aux soins des
blessés. Le service des Felddiakonen était une organisation paramilitaire,
assez semblable à la Croix Rouge suisse ; il avait été créé en 1864 au
cours du conflit germano-danois. C'est donc à ce titre que Nietzsche
arrive le 2 septembre 1870 à Ars-sur-Moselle pour prendre en charge des
blessés qu'il doit convoyer jusqu'à Karlsruhe.
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Or à cette époque, le jeune Nietzsche rumine des pensées qui tournent
autour de la fonction herméneutique de la tragédie dans la culture grecque
et du rôle, néfaste à ses yeux, de Socrate sur le déroulement de la pensée
occidentale. Il développera ces considérations dans son premier ouvrage
significatif, "La naissance de la tragédie" qui paraît en 1872. Nul doute
que cette période troublée marquera sur bien des points le cours de la
réflexion nietzschéenne. Elle contribuera notamment à infléchir ses
relations avec Wagner qui voit dans la victoire prussienne de 1870 la
confirmation de la supériorité de la culture allemande. Par ailleurs, le
contact quasi charnel avec la détresse humaine, et plus particulièrement
avec les mourants, le persuade de la pertinence de l'intuition schopenhauerienne, à savoir l'absurdité radicale de la vie qu'il faut pourtant assumer. Ce
paradoxe le conduira plus tard à forger la formule elliptique qui résume son
attitude face à la vie : amorfati.
Une lettre, datée du 20 octobre 1870, à son ami de collège (Pforta),
Cari von Gersdorff fournit un témoignage précieux de l'état d'esprit de
Nietzsche à cette époque. Gersdorff lui avait raconté son "épreuve du feu",
du côté de Mars-la-Tour ; il lui exposait dans cette lettre ses sentiments
désabusés, ses réflexions pessimistes sur le cours de l'histoire et sur le
destin de l'homme. En réponse, Nietzsche écrit : "J'ai fait moi aussi une
expérience identique ; pour moi aussi ces semaines signifient un temps où
se sont avérées les solides racines de nos doctrines fondamentales ; avec
elles on peut mourir, ce qui signifie plus que de dire qu'avec elles on peut
vivre". Cette réflexion qui fait référence aux positions de Schopenhauer,
nous introduit tout naturellement à la thématique de la mort.
Face à l'œuvre de Nietzsche, le lecteur est toujours quelque peu
désemparé. Même celui qui fréquente assidûment ses écrits n'est pas en
mesure d'élaborer une synthèse. Tout se passe comme si la pensée de
Nietzsche échappait toujours, comme si elle appelait l'approfondissement,
mais se refusait à celui qui prétendrait vouloir s'en rendre maître. Loin de
lui en faire grief, je penserai plutôt que cet "insaisissable" relève du spécifique de sa pensée. J'y verrai même une des raisons de sa fécondité comme
de la fascination qu'elle exerce sur des esprits en recherche. Car cet insaisissable est un toujours nouveau et donc une instance de renouvellement
pour celui qui s'en nourrit. Cette charge dynamique de l'œuvre de
Nietzsche n'est pas le fruit du hasard. Elle trouve sa raison d'être dans le
fait que l'œuvre s'enroule autour du concept de vie. La pensée de
Nietzsche se développe comme l'exposé de ce qu'il vit. On peut dire que le
réfèrent majeur de sa philosophie est la vie dont il définira la caractéristique
fondamentale par l'expression "volonté de puissance" Wille zur Macht".
Si la vie occupe cette position stratégique dans l'œuvre de Nietzsche,
on peut comprendre que l'on n'y trouve qu'une réflexion discrète sur la
mort. Comme si, à l'inverse d'un Platon, d'un Schopenhauer, Nietzsche ne
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voyait pas dans la mort un thème de réflexion et encore moins un "lieu
proprement philosophique". En dehors de quelques allusions, on ne trouve
que deux références significatives à la mort dans son œuvre, l'une dans le
1 livre de ''Ainsi parlait Zarathoustra" "de la mort libre", l'autre dans
"Crépuscule des Idoles" "Divagations d'un inactuel" n° 36. Ces deux
passages se présentent comme une exhortation à mourir "zur rechten Zeit",
au juste moment. Cette référence à la mort "au bon moment" témoigne
d'une problématique originale en ce qu'elle situe la mort par rapport à la
vie. Il ne s'agit pas de penser la mort en elle-même ni d'en faire un concept
autonome. C'est par rapport à la vie que Nietzsche pose et pense la mort
"On devrait, par amour pour la vie, écrit-il, vouloir autrement la mort,
libre, consciente, sans hasard, sans accident..." (1) On perçoit dans cette
proposition le renversement que Nietzsche opère par rapport à Platon qui
dans le Phédon nous invite à considérer la vie du point de vue de la mort,
c'est-à-dire de cet état supérieur dans lequel l'âme, séparée du corps, sera
libre, en accord avec elle-même. Dans cette problématique la mort introduit
à une instance de vie supérieure et meilleure ; on comprend alors qu'elle
soit une référence pour l'existence ante mortem. Schopenhauer reprend,
pour l'essentiel, cette perspective dans la mesure où il parle de béatitude à
propos de la mort (2).
er
Nietzsche inverse complètement cette problématique en situant et en
considérant la mort par rapport à la vie. Il lui récuse, de ce fait, sa fonction
de sens pour l'existence. Elle perd son statut herméneutique de signification
et d'interprétation qu'elle a dans une philosophie métaphysique, pour une
fonction plus modeste de témoignage par rapport à l'existant "La manière
dont un homme pense à la mort tout le temps qu'il est plein de vie, de force
épanouie est sans doute un témoignage très éloquent sur ce que l'on appelle
son caractère (3).
Au-delà de ce que cette situation exprime sur la mort, elle est intéressante parce qu'elle nous présente l'œuvre philosophique comme un témoignage. Avant d'être travail de compréhension, le texte philosophique traduit
la personnalité de celui qui l'écrit. C'est ainsi du moins que Nietzsche
l'entend et qu'il pratiquera l'histoire philosophique. Dans "La philosophie à
l'époque tragique des Grecs", il précisera sa position : il ne cherche pas à
énumérer des thèses, à exposer des théories ou systèmes philosophiques. Son
propos consiste à "extraire de chaque système ce point qui est un fragment
de personnalité" (4). Nietzsche pratique ainsi l'histoire philosophique parce
qu'il vit ainsi la philosophie. Elle est moins quête de vérité que l'expression
d'un vécu, car le vrai n'est pas abstraction conceptuelle, mais exposé
expérimental d'une histoire. Pour lui la philosophie renvoie moins à un
savoir qu'à un vivre. C'est donc à cet aune qu'il faut juger l'œuvre nietzschéenne, moins comme système que comme idiosyncrasie, comme
manifeste d'une personnalité. Lou Andréas Salomé qui fréquentera
Nietzsche personnellement dans les années 1882 - 1883 confirme cette
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perspective en affirmant que ce qui fait la valeur des perspectives nietzschéennes "c'est la force vivante avec laquelle nous voyons ici, un être
s'adresser à un autre être. Leur vertu principale réside, pour reprendre une
formule de Nietzsche, dans cette part de sa pensée que l'on pourra sans doute
contredire, mais que l'on ne parviendra jamais à tuer" (5).
Tout ce qui, dans l'œuvre de Nietzsche est dit de la mort doit être
interprété, compris comme un témoignage de vie, comme la trace d'une
histoire individuelle. Ce qui signifie que la mort dont il est question ici, ne
peut être le dernier moment de l'existence, cet ultime qui ne relève
d'aucune analyse. Cette dernière phase d'existence est à ses yeux quelque
chose d'indifférent, sans grande signification. Il fera même reproche au
christianisme d'entretenir la fiction des derniers instants d'un mourant,
d'en majorer l'importance en profitant de la faiblesse de l'agonisant. A ses
yeux, rien de décisif ne se joue à cet instant. Y devient, au contraire,
manifeste l'absurdité d'une fin de vie que l'on ne saurait interpréter comme
son but. La fin de la vie est en somme l'inverse d'un achèvement, c'est-àdire le manifeste d'une rupture qui n'a plus de sens. Nous sommes ici à
l'extrême limite du vécu qui n'a plus de signification parce que l'événement
n'a aucune finalité. L'acte de mourir est donc loin d'avoir la signification
qu'on lui reconnaît ordinairement, car "la fin ici n'est certainement pas le
but" (6). Ce constat, dans sa brièveté même, est d'importance. Il conduira
Nietzsche à reconnaître une absurdité dans ce qui lui parait le plus important, à savoir la vie. Comme si sa pensée se trouvait en porte-à-faux, car elle
se développe à partir d'un concept dont la cohérence finale fait défaut.
Pour établir ce constat, Nietzsche à la suite de Schopenhauer,
distingue l'acte de mourir (sterben) et la mort à proprement parler (der Tod).
Schopenhauer affirmait que, à l'inverse de l'animal, l'homme avait une préscience du mourir. Cette anticipation de l'avènement du mourir est un acte
spécifique humain que Schopenhaueur appelle la mort. On peut donc dire
que la mort est un événement spirituel, une représentation notionnelle,
alors que le mourir qui est la marque de tout ce qui naît, est un acte biologique. "L'animal, écrit Schopenhauer, n'a l'idée de la mort que dans la mort
même ; l'homme marche chaque jour vers elle avec pleine connaissance et
ceci fait de la vie quelque chose de douteux (Etwas bedenklich) même
chez celui qui n'a pas encore compris qu'elle est faite d'une succession
d'anéantissements. Ceci est la raison principale, ajoute Schopenhauer, pour
laquelle l'homme a des philosophies et des religions" (7).
Une telle élaboration dissocie le mourir de la mort pour le réduire à une
totale insignifiance. Le mourir se situe dans une extériorité à la vie comme
nous l'explique, par exemple, Epicure dans sa Lettre à Ménécée (8). De ce
fait, le mourir n'appartient plus à la catégorie du vivant ; il en est son anéantissement. Et c'est précisément cette issue qui permet à Nietzsche d'affirmer
que la fin de la vie ne saurait être son but. Le mourir ne définit pas la
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finalité de la vie. Cette incohérence que le mourir introduit dans le cours de
la vie rejaillit sur l'existence pour la fragiliser. Elle ne va plus de soi. En
somme le mourir donne à penser, selon l'heureuse expression de Schopenhauer. Et cette pensée est précisément la mort. Si la pensée en général et plus
particulièrement la philosophie s'intéressent tellement au mourir au point de
forger le concept de la mort, c'est parce que la vie s'y joue et s'y perd. Dans
la question de la mort, l'objet propre est moins le mourir biologique que la
vie elle-même. C'est sous la poussée de la mort que la pensée jaillit à un
moment de l'évolution et fait de ce vivant un être unique qui conjugue
grandeur de la pensée avec fragilisation de la vitalité biologique.
La conscience de la mort fragilise la vie. Du mourir à la limite, il n'y
a rien à dire. Dans la mesure où il est une totale extériorité à l'existence, il
ne peut qu'être un "non-objet" pour la pensée. Il est cet insaisissable qui ne
se conjugue jamais au présent. Mais dans la mesure où l'homme a la possibilité d'anticiper la mort naturelle, d'en prendre conscience, celle-ci
rejaillit sur la vie pour la fragiliser à l'extrême en lui ôtant la densité vitale
d'un présent immobile. Heidegger dira que la mort naturelle transforme
l'existence en une simple possibilité, toujours menacée d'inexistence.
A partir de Humain, trop humain, Nietzsche rompt avec la problématique métaphysique pour faire de la vie le réfèrent de toute valeur. Il
inaugure une démarche esthétique, au sens étymologique du terme, qui
épouse la logique du sensible et reconnaît la pertinence du corps. Mais
d'emblée ce choix philosophique est fragilisé par le statut mortel de la vie.
Nietzsche doit admettre que le cours esthétique de la vie aboutit à la mort
naturelle. Il subit ici une très forte pression qui ébranle sa conception du
monde : le processus biologique de la vie débouchant sur la mort n'est plus
en accord avec la raison, comme si la vie n'obéissait pas à la logique de la
raison. "La mort naturelle, reconnaît Nietzsche, est celle qui ne dépend en
rien de la raison, la mort proprement absurde dans laquelle la pitoyable
substance de la coquille décide du temps pendant lequel l'amande devra
subsister ou non... La mort naturelle est le suicide de la nature, c'est-à-dire
l'anéantissement de l'être raisonnable par l'être sans raison qui lui est
enchaîné" (9).
La pression est à la mesure de la contradiction que Nietzsche vit en
quelque sorte à la première personne. Quand il s'agit de la vie comme de la
mort, l'aspect théorique s'efface devant l'existentiel où se joue le destin
d'un chacun. Or, depuis "la naissance de la tragédie" Nietzsche a redonné
à la vie sa fonction créatrice, son primat au détriment de la raison. Car pour
lui de "l'être nous n'avons d'autre représentation que vivre" (10). Cette
substitution de paradigme déplace l'espace de signification d'une instance
suprasensible vers une dynamique sensible qu'incarne la vie. L'œuvre de
Nietzsche se construit dans l'élaboration de ce renversement. Effort considérable dont Nietzsche a parfaitement conscience puisqu'il consiste à
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inverser la platonisme c'est-à-dire tout le cours de notre civilisation
occidentale qui repose sur un principe spirituel, l'immortalité de l'âme.
Mais effort bien problématique, car la substitution de paradigme, de l'être
vers la vie met à nu une incohérence du réfèrent vital. Nietzsche définit
parfaitement la dynamique ascendante de ce réfèrent dans l'expression
"volonté de puissance". Selon la logique même de la puissance, la graduation ascendante devrait être incessante : telle devrait du moins être la
logique de la vie. Or elle se heurte à cet "insaisissable" dont nous avons
déjà parlé, qui brise chaque élan vital et l'oblige à recommencer indéfiniment. Cette infinie répétitivité créatrice de la vie n'est donc pas un signe de
plénitude, l'expression d'une puissance, mais bien le douloureux constat
d'un échec qui est l'impuissance de la vie à durer. Elle doit sans cesse
renouveler les vivants pour donner le change de la perpétuité. En somme, la
vie n'est qu'un tissu émaillé de vide qu'enjambent les vivants.
Il y a ici une faille de la vie qui reste la secrète blessure de l'œuvre de
Nietzsche. Ecrit après écrit, il s'efforcera de la réduire en affirmant
toujours plus fortement la puissance de la vie dont il sait par expérience
l'impuissance. Car, comme je l'ai déjà souligné, l'existentiel prend ici le
pas sur le théorique. Cette caractéristique existentielle de la philosophie de
Nietzsche qui lui donne son aspect unique, se nourrit de l'expérience, du
vécu de l'auteur. Et en la matière il ne peut en être autrement. La perception
de la mort se fait à travers l'expérience de l'affaiblissement, de la décrépitude de la vie. Très tôt, Nietzsche éprouvera l'impuissance de la vie à réaliser son projet créatif. A partir des années 1879, sa santé se délabre au point
qu'il donne sa démission de l'université de Bâle. Si nous en croyons Lou
Andréas-Salomé, c'est "la période de ses plus grandes souffrances. Il vécut
à cette époque au milieu de tempêtes et de crises qui le menèrent au seuil de
la mort physique et spirituelle" (11). Et Curt Paul Janz, s'appuyant sur la
correspondance de l'époque, pourra, en faisant allusion à un bouleversement décisif dans l'existence de Nietzsche, écrire : " ici Nietzsche dialoguera avec la mort, il se vit en esprit sur l'ultime seuil, et en revient comme
un qui a été initié aux mystères de la mort. Il a reçu les stigmates, il peut et
va désormais parler avec des accents nouveaux" (12).
Nul ne fait l'expérience de la mort. Mais on peut en sentir, plus ou
moins tôt, son approche. Du fait de son état maladif chronique, Nietzsche en
ressentira à partir des années 1879 - 1880, l'approche inexorable puis la
présence trouble et troublante. Du reste, fin 1879, le bruit de sa mort se
répand jusqu'à Paris où Malwida von Meysenbug, son amie de toujours,
s'en affole dans une lettre à Meta von Salis : "c'est aujourd'hui une bien
triste affaire qui me conduit vers vous. J'ai en effet entendu dire hier, tout
à fait par hasard, que Nietzsche serait mort" (13). Rassurée par son amie,
Malwida reçoit en janvier 1880 une lettre de Nietzsche qu'il dit être la
dernière, tellement il se sent proche de sa fin. Lettre lourde qui en dit long
sur son état physique et spirituel.
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"Bien qu'écrire soit pour moi au nombre des fruits les plus défendus,
il faut pourtant bien que vous receviez, vous que j'aime et que j'honore
comme une sœur aînée, encore une lettre de moi - ce sera sans doute la
dernière. Car le terrible et quasi permanent martyre qu'est mon existence
me donne hâte d'en finir et à en juger par certains indices, l'attaque d'apoplexie qui me délivrera est assez proche pour que je puisse espérer... Je
crois avoir accompli l'œuvre de ma vie, comme quelqu'un, il est vrai, à qui
l'on n'a guère laissé de temps... Aucune souffrance n'a pu et ne doit
pouvoir m'induire à un faux témoignage sur l'existence telle que je l'ai
connue" (14).
Si l'on en croit sa correspondance de l'époque, il est indéniable que
Nietzsche a senti le souffle du néant ou comme il le dit dans une lettre du
22 septembre 1881 à Kôselitz "la mort lorgnait par-dessus mon épaule".
C'est dire la double épreuve qu'il subit. D'une part ce voisinage avec la
mort et le néant de l'existence et par ailleurs la terrible désillusion qui s'en
suit pour quelqu'un qui a tant misé sur la vie et le sensible. S'étant par
avance fermé tous les recours à une issue dans une vie éternelle, Nietzsche
se voit contraint d'affronter une existence aux portes de la mort. Il reste
fidèle à son choix premier : faire de la vie terrestre la valeur suprême. Le
compagnonnage avec la mort ne le détourne pas de l'existence.
Mais Nietzsche plaide pour une existence digne, une existence qui ait
encore une dimension humaine. La vie terrestre dessine son seul et unique
horizon. Mais cet horizon ne saurait se réduire au seul biologique. En
posant le primat de la vie, Nietzsche garde à l'esprit sa nécessaire valeur
anthropologique. D'où lorsqu'un certain seuil est dépassé, quand l'existence se réduit à un statut que l'on pourrait appeler végétatif, il s'interroge
sur le sens d'un tel parcours. En somme, la notion de vie d'un point de vue
anthropologique exige un sens que la vitalité biologique ne saurait donner.
Quand l'existence est dévorée, défigurée par le mort qui approche, elle perd
sa dignité et donc son droit à continuité. Le primat de la vie ne saurait être
un privilège sauvage. Il doit se conjuguer avec une valeur de conscience et
de raison. C'est à cette condition que l'homme doit, envers et contre tout, y
rester fidèle. "Le malade, écrit Nietzsche est un parasite de la société. Une
fois atteint un certain état il est inconvenant de vivre plus longtemps.
Continuer à végéter dans une lâche dépendance des médecins et de leurs
pratiques, une fois que le sens de la vie, le droit à la vie est perdu, cela
devrait susciter, de la part de la société, le mépris le plus profond" (15).
Remarquons la lucidité de l'analyse de Nietzsche dont la pertinence
est plus grande aujourd'hui qu'à la fin du 19 siècle. Sa remarque est une
critique sans merci non seulement d'un certain acharnement thérapeutique
si courant aujourd'hui, mais surtout de ce laisser-aller culturel qui tend à
pousser l'existence le plus loin possible sans se préoccuper de sa dignité et
de sa signification anthropologique. Face à cette décadence, l'exhortation
e
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de Nietzsche retentit comme une exigence d'ordre éthique : "Mourir fièrement quand il n'est plus possible de vivre avec fierté" (16). Ici encore la vie
reste le réfèrent de sens. Et ce n'est que lorsqu'elle perd toute signification
que la mort doit lui être préférée. La mort n'est donc pas, comme dans la
tradition classique, l'indicatif d'une autre vie ; elle est l'ultime dignité
d'une existence librement arrêtée aux dimensions du sensible La mort au
nom d'une existence digne ; acte de liberté, donc de responsabilité...
Le primat donné à la vie n'est donc en rien dans la pensée de
Nietzsche l'expression d'un hédonisme quelconque. De ce point de vue, on
ne peut identifier la perspective nietzschéenne au courant freudien qui
analyse la vie du point de vue de la jouissance, du plaisir. Chez Nietzsche,
la vie est indice de puissance. Et c'est dans cette exigence de croissance,
c'est-à-dire de constant dépassement, que l'homme trouve sa dignité et sa
grandeur. Mais ce vœu se heurte à l'incontournable de la mort qui est précisément l'impuissance absolue. Or, pour Nietzsche cette réduction au point
zéro est l'acte de déchéance par excellence. Déchéance inéluctable, mais
cependant inacceptable Nietzsche refuse en quelque sorte de la laisser
venir naturellement. Il préfère à un certain moment l'anticiper. Choisir par
dignité la mort plutôt que l'attendre passivement. Car dans ce choix,
l'homme se grandit en imposant sa propre loi à l'implacable de la mort. Du
point de vue de la vie sensible, la seule maîtrise que l'homme puisse
exercer face à la toute puissance de la mort, c'est le choix du moment.
C'est dans cette perspective qu'il faut entendre le pressant appel,
l'ardente exhortation à mourir au bon moment, avant que la mort n'ait fait
son œuvre de déchéance et de dégradation. Ce n'est pas explicitement un
appel au suicide, ce que condamnait fermement Schopenhauer, mais la
volonté d'anticiper l'ultime échéance ; exigence forte car elle a pour but de
préserver la dignité de l'individu. En somme, face à l'implacable nécessité
du mourir, Nietzsche cherche à mettre en place une problématique de
liberté qui soit à la hauteur de l'homme. A la nécessité physiologique
incontournable, il oppose l'absolue liberté. Il s'agit en quelque sorte
d'inverser la nécessité physiologique en liberté morale. C'est dans ce
retournement qui ne supprime pas l'anéantissement que l'homme garde sa
dignité. Car il peut encore exercer sa liberté. Quand la mort n'est pas vécue
comme passage et ouverture, la voie pour lui trouver le moindre sens est des
plus étroites. C'est dans la liberté de choisir l'heure de sa mort que
Nietzsche le trouve. Mais qu'en est-il lorsque ce choix ne peut avoir lieu,
comme cela sera son cas ?
Ce positionnement nietzschéen face à la mort pour évocateur qu'il
soit, n'en fait pas moins question. N'admettant aucune ouverture sur un audelà, Nietzsche reste pourtant viscéralement attaché, du point de vue philosophique, à la notion de vie qui, nous l'avons dit, occupe une position
centrale dans sa réflexion. Il y a ici sinon une contradiction, du moins une
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tension que je qualifierai d'existentielle. Elle touche à l'existence même en
ce qu'elle lui dénie toute signification durable et essentielle. L'existence
individuelle pour Nietzsche n'a d'autre fonction que d'assurer la pérennité
de la vie c'est-à-dire de l'espèce. Ce positionnement se fait évidemment au
détriment de l'individu qui n'est, dans la perspective nietzschéenne, que le
vecteur porteur d'une dynamique vitale qui, après l'avoir utilisé à ses
propres fins, le rejette dans le néant. C'est dans cette assertion qu'il faut
comprendre la formule déjà évoquée d'amorfati : l'homme quoi qu'il lui en
coûte est au service de ce qui l'écrase. Nietzsche développe ici la seule
issue qu'il voit à l'existence individuelle, à savoir une grandeur tragique
face à l'impasse individuelle de l'existence.
Un tel positionnement est le fait d'un esthète de haut niveau qui
trouve en lui-même suffisamment de richesse et de force pour assumer
cette tension. Mais je ne crois pas que l'on puisse déduire de cette problématique un art de vivre. Le tragique peut devenir une consolation ; il est
rarement sinon jamais une espérance.
NOTES
1.
Crépuscule
2.
Le monde comme volonté et comme représentation,
des idoles - Divagations
3.
Humain, trop humain, II, & 88.
4.
Ecrits posthumes
5.
Lou Andréas-Salomé : F. Nietzsche
p. 28.
1870-1873,
6.
Aurore, & 349.
d'un inactuel, & 36.
Paris, PUF, 1966, p. 499.
Paris, Gallimard, p. 210.
7.
Schopenhauer : Le monde., p. 67.
8.
Epicure : Lettre à Ménécée.
9.
Le voyageur et son ombre, & 185.
10.
Der Wille zur Macht, & 582.
11.
L. Andréas-Salomé, op. cit. p. 85
12.
Curt-Paul Janz : Nietzsche
13.
Idem, p. 299
14.
Lettre du 14 janvier
15.
Crépuscule
16.
Idem.
à travers ses œuvres, Paris, Grasset, 1992,
- Biographie,
To II, Paris, Gallimard, 1984, p. 299.
1880.
des idoles -Divagations
d'un inactuel, & 36.
237
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