L`objet math´ematique `a la lumi`ere de l`existentialisme thomiste

L’objet math´
ematique `
a la lumi`
ere de
l’existentialisme thomiste
Damian R ¨
OSSLER
28 mars 2015
1 Introduction : le probl`eme de l’universalit´e des math´ematiques
Je voudrais d’abord rappeler `
a grands traits divers points de vue classiques sur la connais-
sance de l’objet math´
ematique. Ces points de vue furent explicitement ou implicitement
d´
ebatus pendant la crise des fondements des math´
ematiques dans les ann´
ees 1920 et
1930.
1) Le point de vue platonicien (G¨
odel, Bernays). C’est le point de vue selon lequel
le math´
ematicien d´
ecrit une v´
erit´
e supra-sensible, `
a laquelle il a un acc`
es privil´
egi´
e. Les
math´
ematiques ´
ecrites ne sont qu’une transcription des acquis de cette connaissance di-
recte des objets math´
ematiques. Ce point de vue, qui est le plus ancien a bien s ˆ
ur sa racine
dans la philosophie antique (Platon et aussi Aristote, via la critique de la doctrine plato-
nicienne que l’on trouve dans la M´
etaphysique ) et je vais longuement l’examiner plus
tard.
2) Le point de vue kantien. C’est un point de vue qui a jou´
e un rˆ
ole tr`
es important au
19`
eme si`
ecle. Le math´
ematicien ne connaˆ
ıt pas d’objets math´
ematiques mais en revanche
il fait des ´
enonc´
es universels dont le contenu est justifi´
e par les deux formes a priori
de notre intuition : le temps et l’espace. Ces formes a priori de l’intuition contraignent
notre intuition mais ne d´
ependent pas de son contenu. De ce fait elles donnent lieu
`
a des ´
enonc´
es `
a la fois universels et intuitifs, ou encore dans le langage kantien, des
Institut de Math´
ematiques, Equipe Emile Picard, Universit´
e Paul Sabatier, 118 Route de Narbonne,
31062 Toulouse cedex 9, FRANCE, E-mail : r[email protected]
1
´
enonc´
es a priori qui sont aussi synth´
etiques. La forme du temps donne lieu aux ´
enonc´
es
arithm´
etiques alors que la forme de l’espace donne lieu aux ´
enonc´
es g´
eom´
etriques.
3) Le point de vue logiciste (Russell, Frege, Whitehead). C’est le point de vue selon
lequel il existe une logique universelle, qui pr´
ec`
ede toute exp´
erience et contraint nos
rapport avec la r´
ealit´
e. On s’applique `
a formaliser cette logique puis `
a montrer que les
math´
ematiques dans leur int´
egralit´
e sont un sous-produit de cette logique. Ici, comme
chez Kant, le math´
ematicien ne connait pas d’objets math´
ematiques ; il fait des ´
enonc´
es
justifi´
es par la logique.
4) Le point de vue formaliste (Hilbert). `
A grands traits, c’est un point de vue concr´
etiste qui
demande la construction d’un syst`
eme formel ad´
equat pour la pratique des math´
ematiques
existantes. On ne s’inqui`
ete pas de justifier la nature de ce syst`
eme dans le cadre d’une
th´
eorie de la connaissance. Le statut ´
epist´
emologique des math´
ematiques n’est pas vrai-
ment clarifi´
e ici, bien que Hilbert s’exprime sur ce sujet. Il semble cependant que la
connaissance math´
ematique soit partiellement une connaissance du formalisme math´
ematique
lui-mˆ
eme, qui acquiert une fonction symbolique importante.
5) Le point de vue intuitioniste (Brouwer, Heyting). C’est un point de vue partiellement
h´
erit´
e du Kantisme. La math´
ematicien a une connaissance directe des objets math´
ematiques
mais elle est contrainte par une forme de l’intuition qui ressemble au temps dans la philo-
sophie de Kant. Cette contrainte implique qu’on ne peut faire que des ´
enonc´
es construc-
tifs stricts en math´
ematiques. La forme spatiale de l’intuition n’est pas reprise par Brou-
wer et cela le force `
a se lancer dans une reconstruction de la droite r´
eelle `
a partir des
principes de l’arithm´
etique constructive.
Il est int´
eressant de faire le point sur le statut actuel de tous ces points de vue dans la
pratique des math´
ematiques. Je ne cherche pas ici `
a r´
esumer les cinquante ann´
ees de
r´
eflexion en philosophie des math´
ematiques qui ont suivi la crise des fondements, dont
une partie se recoupe avec les d´
eveloppements en logique, en th´
eorie des ensembles ou
en th´
eorie des mod`
eles. Je voudrais essayer de r´
esumer le point de vue d’un math´
ematicien
engag´
e actuellement dans la recherche par rapport `
a la question du formalisme et par
rapport `
a la question du statut ´
epist´
emologique des math´
ematiques. Il me semble que
l’on peut faire en toute justice les ´
enonc´
es suivants :
1) Les travaux de Frege et de Russell-Whitehead ont men´
e`
a la mise en place d’un for-
malisme efficace, dont on ne peut plus se passer. On peut aller plus loin : ce formalisme
est n´
ecessaire et la recherche ne serait pas pas possible sans lui. Un grand nombre de
contributions math´
ematiques tr`
es importantes du 19`
eme si`
ecle pouvaient se passer d’un
formalisme bien ´
etabli car la nature exacte de ce formalisme pouvait en pratique res-
2
ter implicite, sans dommage ou contradiction. Ceci concerne par exemple les travaux en
arithm´
etiques et une grande partie des travaux en th´
eorie analytique des nombres. Ce-
pendant, l’architecture complexe de plusieurs constructions math´
ematiques modernes
ne peut se faire sans avoir en main un formalisme parfaitement pr´
ecis, pouvant se sou-
mettre `
a des v´
erifications de type informatique.
2) La possibilit´
e de pouvoir se r´
ef´
erer `
a des syst`
emes formels va de pair pour le math´
ematicien
avec la possibilit´
e de d´
efinir sans remord ou anxi´
et´
e des objets math´
ematiques nouveaux.
Contrairement aux math´
ematiciens du d´
ebut du 19`
eme si`
ecle, qui ´
etaient tourment´
es par
le statut des nombres n´
egatifs ou des nombres complexes, un math´
ematicien contempo-
rain d´
efinira sans remord de nouveaux objets et sa bonne conscience est de fait ancr´
ee
dans le formalisme, qui lui permet de d´
efinir formellement ces objets, sans avoir `
a se
soucier pr´
ealablement de leur stabilit´
e´
epist´
emologique ou ontologique.
3) En revanche, le statut philosophique du formalisme est compl`
etement obscur. De plus
le probl`
eme de sa coh´
erence interne a priori est aussi grand ouvert, tout comme l’est
le probl`
eme de la justification de son efficacit´
e. D’une part le projet initial de Frege et
Russell de justifier ce formalisme par une logique universelle et naturelle a ´
echou´
e et
d’autre part le travaux de G¨
odel ont ruin´
e tout espoir de montrer a priori que les ´
enonc´
es
qui pourraient int´
eresser le math´
ematicien sont formellement accessibles. Un exemple
particuli`
erement criant de syst`
eme formel dont le statut est compl`
etement ind´
etermin´
e
est l’arithm´
etique de Peano. Le syst`
eme des nombres naturels et son principe d’induction
joue un rˆ
ole central mais on ne sait au fond pas d’o `
u il vient et on ne sait pas si on peut
lui faire confiance.
4) Si on les interroge sur l’objet de leurs travaux, la plupart des math´
ematiciens r´
epondront
que leurs investigations ont un objet et que le formalisme leur permet de d´
ecrire cet ob-
jet de la mˆ
eme mani`
ere que la langue permet de d´
ecrire un objet physique. Le structure
du formalisme est un outil que l’on utilise pour d´
egager les propri´
et´
es de certains ob-
jets math´
ematiques ou de d´
eterminer l’existence de certains ph´
enom`
enes. La plupart des
math´
ematiciens ont donc globalement un point de vue platoniste, qui est souvent incons-
cient ou non formul´
e. La justification kantienne, qui relie les math´
ematiques `
a la nature
de l’espace et du temps aurait pu rester s´
eduisante mais l’av`
enement des g´
eom´
etries non-
euclidiennes et de la relativit´
e restreinte ayant retir´
e son universalit´
e`
a l’espace-temps, on
pr´
ef`
ere se rabattre sur un platonisme vague.
5) Le point de vue intuitioniste et constructiviste a eu initialement quelques suiveurs et
des efforts ont ´
et´
e faits apr`
es la guerre (par exemple par Errett Bishop) pour repasser
par les grand th´
eor`
emes de l’analyse r´
eelle d’un point de vue constructif. Cependant, on
3
trouve `
a notre ´
epoque peu de math´
ematiciens se r´
eclamant du constructivisme. Un point
important est le fait que initialement les constructivistes refusaient l’axiome du choix, qui
semblait repr´
esenter l’acte non-constructif par excellence : postuler la possibilit´
e d’un
choix dont le contenu reste inconnu. Cependant, la d´
emonstration de l’ind´
ependance
de l’axiome du choix des autres axiomes (par G¨
odel et Cohen) de la th´
eorie des en-
sembles de Zermelo-Fraenkel a historiquement retir´
e beaucoup de sens `
a ce refus. Par
ailleurs, les tentatives de Heyting dans les ann´
ees 1930 de formuler une logique intuitio-
niste n’ont pas vraiment abouti, car les logiques intuitionistes se sont toutes av`
er´
ees ˆ
etre
´
equivalentes `
a la logique classique (`
a part ´
eventuellement dans les cas o `
u elle sont trop
restreintes pour ˆ
etre utilisables).
Revenons maintenant sur les divers points de vue sur les math´
ematiques dont j’ai bri`
evement
rappel´
e les tenants plus haut. Il est int´
eressant de constater que ces divers points de vue
sont tous anim´
es d’une certaine volont´
e, `
a savoir celle de trouver un moyen d’extraire
la connaissance intellectuelle propre au math´
ematiques de l’exp´
erience sensible. Que ce
soit dans l’approche kantienne, formaliste, intuitioniste ou logiciste, il est toujours ques-
tion de montrer que le contenu math´
ematique peut ˆ
etre s´
epar´
e de la connaissance sen-
sible, de mani`
ere `
a en faire quelque-chose de non-r´
evisable par l’exp´
erience. Dans le cas
du platonisme, l’objet de la connaissance math´
ematique est en principe exp´
erimental
dans un monde supra-sensible mais les conditions de cette exp´
erience sont obscures et la
r´
evisabilit´
e exp´
erimentale ne semble pas ˆ
etre consid´
er´
ee par les platonistes. Une critique
de ce genre est adress´
ee au platonisme par P. Benacerraf dans son article ’Mathematical
truth’. Cette volont´
e peut se comprendre dans le contexte plus g´
en´
eral du probl`
eme du
statut de l’universel, qui est pr´
esent aux origines de la philosophie dans la pens´
ee de
Platon et d’Aristote. Il me semble donc que pour bien comprendre ce qui est en jeu, il est
utile de revenir sur une petite partie de ce que ces deux philosophes ont `
a dire `
a ce sujet.
2 Quelques vues d’Aristote sur le statut de l’objet math´ematique
dans le livre XIII de la ’M´etaphysique’
Je rappelle quelques ´
el´
ements classiques de l’opposition de Platon et Aristote sur la ques-
tion des id´
ees et sur l’auto-critique de la th´
eorie des id´
ees que l’on trouve au d´
ebut du
’Parm´
enide’ de Platon.
La question de base est la suivante. `
A la fois Platon et Aristote reconnaissent le fait que
notre connaissance de la r´
ealit´
e sensible passe par la formation, ou la reconnaissance de
4
concepts universels. Dans les dialogues de la maturit´
e de Platon (le Ph`
edre, le M´
enon,
le livre V de la R´
epublique), est expos´
ee de mani`
ere indirecte la th´
eorie des id´
ees. Cette
th´
eorie propose d’associer au monde sensible une deuxi`
eme r´
ealit´
e id´
eale, qui est entre-
vue, ou dont l’on se souvient (M´
enon) lorsqu’on s’engage dans la connaissance sensible.
L’aspect universel de notre connaissance du monde, ie le fait que nous reconnaissons
des universels dans la r´
ealit´
e sensible, s’interpr`
ete alors comme une r´
ef´
erence, ou une
participation aux objets du monde id´
eal. Ainsi lorsqu’on reconnait la forme triangulaire
dans plusieurs figures triangulaires, on reconnaˆ
ıt (ou l’on se souvient de) l’id´
ee du tri-
angle sous-jacente `
a une multiplicit´
e de repr´
esentations sensibles. Comme le dit Aristote
(M´
etaphysique, XIII, 2) :
The theory of Forms occurred to those who enunciated it because they were convinced
as to the true nature of reality by the doctrine of Heraclitus, that all sensible things are al-
ways in a state of flux ; so that if there is to be any knowledge or thought about anything,
there must be certain other entities, besides sensible ones, which persist. (Aristote, M´
etaphysique,
XIII, IV.2, trad. H. Tredennick, ´
ed. Loeb (1935))
La critique qu’Aristote adresse `
a cette th´
eorie est multiforme et se recoupe avec l’auto-
critique de Platon que l’on trouve dans le Parm´
enide. Voici un des arguments principaux
contre la th´
eorie des id´
ees. Cette derni`
ere propose que la reconnaissance d’une id´
ee dans
la r´
ealit´
e sensible consiste `
a´
etablir un lien de participation entre un objet sensible et
une id´
ee. Cependant, pour ´
etablir un lien de participation, il faut reconnaˆ
ıtre ce lien et il
faudra donc que l’id´
ee tout comme l’objet sensible participe `
a une autre id´
ee, qui est le
t´
emoin de leur communaut´
e. Ce processus doit ensuite continuer `
a l’infini, ce qui n’a pas
de sens.
Le point de vue d’Aristote, que l’on trouve pas exemple expos´
e dans le De Anima, est
tr`
es diff´
erent. Il repose en partie sur la th´
eorie aristot´
elicienne de la puissance et de l’acte.
En voici les tenants principaux :
- Les objets de notre connaissance se trouvent tous dans la r´
ealit´
e sensible. On les appelle
des substances. Ce sont des unions de forme et de mati`
ere. La forme est en puissance
dans la mati`
ere.
- Lorsque l’ˆ
ame prend connaissance d’une substance, la forme est mise en acte par l’in-
tellect agent. Cette mise en acte est l’´
equivalent aristot´
elicien de la reconnaissance de
l’universel dans la th´
eorie des id´
ees.
Aristote reconnaˆ
ıt cependant `
a la fin du livre XIII de la m´
etaphysique qu’il est difficile
de donner une description convaincante de notre connaissance des substances, dans la
5
1 / 17 100%

L`objet math´ematique `a la lumi`ere de l`existentialisme thomiste

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !