LE MOYEN AGE DES MARCHANDS

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LE MOYEN AGE DES MARCHANDS
Collection Économie et Innovation
dirigée par Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis
Dans cette collection sont publiés des ouvrages d'économie
industrielle, financière et du travail et de sociologie
économique qui mettent l'accent sur les transformations
économiques et sociales suite à l'introduction de nouvelles
techniques et méthodes de production. L'innovation se confond
avec la nouveauté marchande et touche le cœur même des
rapports sociaux et de leurs représentations institutionnelles.
Ces ouvrages s'adressent aux étudiants de troisième cycle, aux
chercheurs et enseignants chercheurs.
Les séries Krisis, Clichés et Cours Principaux
collection.
font partie de la
La série Krisis a été créée pour faciliter la lecture historique
des problèmes économiques et sociaux d'aujourd'hui
liés
aux métamorphoses de l'organisation industrielle et du
travail. Elle comprend la réédition d'ouvrages anciens et de
compilations de textes autour des mêmes questions.
La série Clichés a été créée pour fixer les impressions du monde
économique. Les ouvrages contiennent photos et texte pour
faire ressortir les caractéristiques d'une situation donnée. Le
premier thème directeur est: mémoire et actualité du travail et
de l'industrie; le second: histoire et impacts économiques et
sociaux des innovations (responsable: Blandine Laperche)
La série Cours Principaux comprend des ouvrages simples et
fondamentaux qui s'adressent aux étudiants des premiers et
deuxièmes cycles universitaires en économie, sociologie, droit,
et gestion. Son principe de base est l'application du vieil adage
chinois: « le plus long voyage commence par le premier pas ».
Henri JORDA
LE MOYEN AGE DES
MARCHANDS
l'utile et le nécessaire
INNOVAL
21, Quai de la Citadelle
59140
Dunkerque,
France
L'Harmattan
L'Harmattan Hongrie
L'Harmattan Italia
5-7, rue de l'École-Polytechnique
Hargita u. 3
Via Bava, 37
75005 Paris
1026 Budapest
10214 Torino
FRANCE
HONGRIE
ITALlE
Du même auteur:
Travail et discipline
de la manufacture à l'entreprise intelligente
L'Harmattan,
@L'Hannattan,2002
ISBN: 2-7475-2787-5
1999
INTRODUCTION
Pour les économistes, le siècle fondateur de leur discipline
est le XVIIIe. C'est le siècle de la Richesse des Nations, de
l'Encyclopédie, des penseurs libéraux, la naissance de l' économie politique. Pour les économistes, pour ceux du moins qui
s'intéressent de près ou de loin à I'histoire, le siècle fondateur
de l'activité économique rationnelle c'est le XIXe. C'est le
siècle qu'observe Karl Marx, celui de l'industrialisation, de la
généralisation du salariat. Enfin, pour les économistes, le XXe
siècle aura été celui de la production et de la consommation de
masse, de l'articulation entre économie et société, de la
naissance puis de la crise de l'Etat-Providence, du triomphe du
libéralisme. L'histoire des économistes a donc, au mieux, deux
siècles. Deux siècles qui auront donné à nos sociétés l' économie qu'elles méritaient, malgré les crises, les convulsions et les
révolutions. Au bout du compte, avec la destruction du Mur,
I'histoire s'achèverait par la libération des économies nationales
et leur enchaînement dans une toile mondiale. Cette fin serait
comme inéluctable, car inscrite dans le Grand Livre de la
Rationalité Economique. C'est, dit l'homme de la rue, «le
système qui le veut ». Nous n'avons plus qu'à nous résigner. Le
marché soit loué.
Pourtant, il est difficile de croire que I'histoire économique
débute au XVIIIe siècle. Personne ne le dit d'ailleurs, mais
l'histoire de l'économie avant la fin du XVIIe siècle est bien
cachée. Après tout, notre éducation y est pour beaucoup.
Qu'avons-nous retenu de nos années de collège et de lycée?
Que le monde d'aujourd'hui, nous le devons principalement aux
hommes et aux événements des XVIIIe et XIXe siècles. S'il y a
eu Renaissance, c'est bien que notre monde était mort, un
monde de pensées, d'inventions, d'arts, de conquêtes... Gloire
alors à Léonard de Vinci pour avoir réveillé un monde endormi.
Mais, l'homme au réveil n'est point encore très vivace et les
Lumières viendront éclairer son chemin semé d'embûches. Or,
nous avons oublié que, bien avant les fabuleuses machines de
Léonard, des hommes ont inventé un système suffisamment
puissant pour donner un sens aux choses. En effet, alors que
c'était là le rôle traditionnel de la religion, les marchands du
Moyen Age vont développer une théorie du monde concurrente,
un système qui depuis lors fait vivre, s'agiter, penser tous les
hommes de la Terre. Ce système, c'est bien sûr le capitalisme
dont on a de plus en plus de mal à dire le nom. Pourtant, c'est
bien de lui dont il s'agit, lui qui nourrit, habille, déplace des
populations entières, lui que l'on critique pour mieux en vivre,
lui que l'on vit pour mieux le critiquer.
Moyen Agel: dix siècles d'histoire longtemps occultés pour
avoir été moyens, pris entre l'Empire Romain et la Renaissance,
siècles morts ou presque, incapables d'inventions et de pensées
originales. C'est pourtant là que se forgea la conscience des
Etats, que le pouvoir temporel de l'Eglise fut mis à mal et que
les marchands initièrent le capitalisme. Grecs et Romains
bénéficient quant à eux d'un traitement de faveur. Or, s'il existe
bien une économie antique, c'est une économie essentiellement
agricole, et l'économie marchande n'est supportée par aucune
pensée capable de la légitimer et de lui donner ses fondements
théoriques. Pour les Grecs, l'artisanat « amollit les corps et rend
les âmes plus lâches »2.La nature ne doit pas être transformée à
des fins humaines et l'homme doit au contraire se conformer à
la nature. A Rome, on observe un même mépris pour le
commerce et le crédit, on préfère montrer ostensiblement ses
champs, ses maisons et ses esclaves3. En définitive, Grecs et
Romains considèrent la richesse comme la condition de la
liberté des hommes et ceux qui doivent travailler ne sont donc
pas libres. La terre est à l'origine de tous les biens, matériels et
1 L'auteur lui-même connaissait mal cette période. C'est pourquoi je tiens à
remercier ici Thomas Grappy qui m'a révélé l'importance de ce temps pour
comprendre le nôtre, pour ses conseils et ses orientations bibliographiques, et
pour nos discussions qui ont nourri mes réflexions. Que Marlyse Pouchol
trouve ici aussi ma reconnaissance pour son regard sur ce travail: ses
remarques m'ont permis de préciser et de prolonger mes idées. Que Sophie
Boutillier et Dimitri Uzunidis soient remerciés pour m'avoir, pour la
deuxième fois, donné la possibilité de m'exprimer librement.
2 J-P. Vemant, Travail et esclavage en Grèce ancienne, Complexe, 1988, p.8.
3 R.S. Lopez, La révolution commerciale dans l'Europe médiévale, Aubier,
1974, p.23 et sq.
8
morauxI, car « l'idéal de l'homme libre, de l'homme actif, est
d'être universellement usager, jamais producteur »2.
Dans cet ouvrage, il ne s'agira pas de relater la naissance ou
I'histoire du capitalisme, mais de comprendre une logique
particulière, celle des marchands. Par logique, nous entendons
un système de pensée, une manière de voir et de raisonner qui
se traduit dans des comportements et dans des dispositifs
techniques. Comment cette logique qui se rapporte à l'économie
a pu s'épanouir et s'étendre progressivement. Quels sont les
éléments significatifs encore présents aujourd'hui et qui
expliquent le succès de cette logique, son acceptation par tous.
Or, et c'est pourquoi la période envisagée est si cruciale, la
logique et les comportements du marchand s'inscrivent dans
des cadres sociaux et mentaux qui entravaient leur diffusion:
nous pensons tout particulièrement aux structures féodales et au
poids de la religion. Malgré ces obstacles, la logique marchande
va non seulement acquérir une légitimité au sein de la société
médiévale, mais bouleverser, recomposer les cadres structurant
l'époque. Notre seul objet est donc ici de montrer l'extension de
la logique marchande fondée sur le calcul économique et la
recherche du gain comme moteur du progrès, et ses conséquences sur les rapports sociaux, sur les règles de vie en commun;
en définitive, la discipline qu'exerce l'économie marchande sur
l'ensemble des comportements et des raisonnements.
Cet objet appelle une méthode particulière que nous avons
ailleurs appelée anthropologie économique et politique3. Cette
méthode envisage des figures. Une figure est un type particulier
d'individu représentatif de sa communauté. On pourrait dire à
ce titre que la logique économique a pris trois figures au cours
de son histoire:
- le marchand du Moyen Age, qui de marginal va devenir
progressivement à partir du XIIe siècle, une figure dominante,
imposante, de la société;
- l'entrepreneur du XVIIIe au XXe siècle qui s'impose
comme la figure de l'organisation de l'économie dans un lieu
spécifique, l'entreprise;
- le manager d'aujourd'hui qui, par son discours et ses
pratiques, devient le représentant idéal de cette logique, à la fois
au travail et en dehors du travail.
I Lire M.S. Finley, L'économie antique, Minuit, 1973.
2 I-P. Vernant, op.cil., p.33. Par ailleurs, Aristote et Platon ont en commun un
même mépris pour le commerce, la monnaie et le goût du profit.
3 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre précédent ouvrage,
Travail et discipline, L'Harmattan, 1999.
9
Si les personnalités sont multiples, nous considérons qu'il
existe bien des façons de penser et de se comporter, au travail et
en société, communes aux différents individus, et ce sont ces
formes communes qu'il nous faut préciser, reconstituer, dont il
nous faut retracer I'histoire. Ces figures naissent et se développent en fonction des manières de penser l'homme lui-même et
son rapport au monde, donc en fonction aussi des connaissances
et des savoirs historiquement constitués: philosophie, sciences
de la vie, sciences de I'homme, etc. Ces figures renvoient aussi
aux mécanismes de contrôle de la conformité qui, de tout
temps, ont existé dans les sociétés humaines mais dont la forme
a évolué selon l'état des savoirs sur les choses et sur les
hommes. Par exemple, l'entrepreneur met en place des
dispositifs de contrôle dans les usines: horloges et pointeuses
hier, codes d'accès et badges électroniques aujourd'hui. Nous
étudierons les dispositifs mis en œuvre par les marchands et
rencontrerons aussi, dans notre histoire, la ville comme lieu
spécifique du contrôle social.
Les figures de l'économie marquent des discontinuités dans
leur apparition, mais indiquent aussi une continuité dans
l'extension d'une même logique et de mêmes pratiques dont
seule la forme change avec l'invention de nouvelles techniques,
de nouveaux lieux, l'entreprise par exemple. C'est pourquoi les
enseignements tirés de l'activité des marchands au Moyen Age
nous aideront à comprendre notre monde. Car il s'agit bien de
comprendre, non pas des techniques ou des dispositifs particuliers, mais un raisonnement, une façon de penser le réel, de
calculer, d'opérer logiquement dans un cadre construit selon
une finalité économique, un cadre temporel et spatial nécessaire
à l'exercice de la raison économique. De même, les conditions
matérielles et conjoncturelles n'apparaîtront pas directement
dans l'argumentation. Elles ne serviront que de décor aux
actions, comportements et raisonnements. Aucune des causes
avancées de manière classique ne semble suffisante pour
expliquer la naissance puis le développement du capitalisme
marchand: ni la démographie - encore faudrait-il rechercher les
causes de l'accroissement démographique -, ni la technique, ni
les épidémies, ni les conflits, ni les crises, ni les reprises. Les
historiens nous ont aidé à comprendre cela.
En adoptant une démarche d'anthropologue, nous rapprocherons les pratiques émergentes au Moyen Age des nouvelles
manières de penser l'homme, l'homme avec les autres et
I'homme dans le monde. En effet, pour que le capitalisme
10
prenne forme, il a fallu un état d'esprit particulier} : l'individu
doit prendre conscience de son existence, pour cela se détacher
de ses anciens rapports aux autres et au monde, et s'engager
dans une compétition avec les autres qui fasse appel à son
habileté, à son sens des affaires, au maniement d'outils dont il
suscite l'invention et qu'il s'approprie, alimenter ensuite la
source de son pouvoir économique et social pour grossir encore
et, en définitive, dominer la cité. Rien n'aurait donc été possible
sans une activité de la pensée. L'anthropologie économique a
pour objet cette activité-là, la manière dont elle évolue et se
traduit dans des dispositifs particuliers: outils commerciaux,
comptables, financiers, dispositifs de contrôle, de réduction des
aléas et des risques. Mais cette anthropologie est aussi politique
car l'activité marchande, par la nécessité de profit qu'elle
suppose, induit des mécanismes particuliers de pouvoir: micropouvoir dans les relations entre les individus, macro-pouvoir
dans les dominations de cités, de nations...
Nous chercherons à comprendre comment l'attitude des
hommes du Moyen Age, leur raisonnement et leur comportement, peut être rapprochée de l'émergence d'une économie de
type capitaliste; quels effets ont produit les nouvelles représentations individuelles et collectives sur les rapports entre les
individus, sur la place des hommes dans leur société, sur leur
activité; quelles stratégies ont été menées par les hommes
d'affaires pour asseoir leur supériorité sur leurs concurrents
mais aussi sur l'ensemble de la population. Il s'agira de faire
l'histoire du raisonnement économique qui sous-tend les
pratiques et les comportements des marchands. C'est une
histoire longue avec des traits caractéristiques qui se constituent
en se solidifiant sur des bases anciennes, sans pour autant
chasser les anciennes attitudes, mais plutôt en les redessinant,
en les remodelant... Il faudra définir ce qui est commun aux
marchands de ce temps, leurs règles de vie et leur mode de
pensée.
L'anthropologie se fait par l'étude de l'utile et du
nécessaire: ce que les hommes ont jugé bon et juste de faire et
de penser, utile d'acquérir. Ici, le nécessaire est ce qui est
indispensable à l'homme pour vivre et survivre, seul ou au
}
A rapprocher de la méthodologiede Weber pour qui « En dernière analyse,
ce furent l'entreprise permanente rationnelle, la comptabilité rationnelle, la
technique rationnelle, le droit rationnel, qui engendrèrent le capitalisme, mais
(.. .) il fallait que s'y adjoignent en complément un mode de pensée rationnel,
une rationalisation de la manière de vivre, un ethos économique de la
rationalité» ; in Histoire économique, Gallimard, 1991, p.372.
Il
milieu d'un groupe particulier. L'utile est ce qui est dans
l'intérêt de I'homme de faire, dire, penser pour accroître sa
richesse, son influence, sa notoriété, son pouvoir. Alors que le
nécessaire dépend des dimensions physique et culturelle de
l'homme, et renvoie au désir, l'utile repose sur une stratégie
délibérée, une volonté, et renvoie au calcul, notamment
économique. Si telle action peut répondre à la nécessité, telle
autre exige d'extraire l'utilité. Nous montrerons que l'activité
marchande transforme l'attitude de l'homme devant la nécessité
et devant l'utilité.
Si nous reconnaissons bien volontiers le poids des
événements et de la conjoncture économique (maladies,
épidémies, crises, mauvaises récoltes, variations climatiques),
les hommes ont suffisamment montré leur volonté de transformer le cours des choses. Pour cela, ils ont fait appel à leur
raison pour tenter de maîtriser, dans la limite de leur savoir et
de leur pouvoir, les choses et aussi les hommes, pour se les
approprier à leur bénéfice et accentuer leur influence. Cette
affirmation de soi a considérablement transformé les structures
sociales et politiques, et produit aujourd 'hui encore, ses effets.
Sans elle, rien de ce qui existe, et que nous avons pris
l'habitude d'appeler économie de marché, n'aurait de sens. En
définitive, il existe peut-être deux attitudes face à la réalité
historique: soit on considère que la réalité est antérieure à
l'homme, il faut alors la décrire car il y a une vérité à trouver;
soit, la réalité n'existe que parce que I'homme l'observe et lui
donne un sens, la vérité est alors relative, située historiquement
et socialement. C'est pourquoi nous ferons l'histoire anthropologique de ce que l'homme a considéré comme juste et vrai à un
moment donné, dans une structure sociale et politique donnée.
L'histoire, et surtout les historiens, seront donc convoqués
dans notre étude, non pour être instrumentés - nous ne
cherchons pas à améliorer l'efficacité économique -, ni pour
expliquer nos origines, mais pour nous aider à comprendre le
fonctionnement d'une logique particulière, celle des marchands.
Nous pensons ne pas avoir trahi les historiens médiévistes:
malgré leurs désaccords sur certains points et malgré nos
propres représentations, notre propre langage, nous avons pris
toute précaution pour ne pas instrumenter les recherches
historiques. Les approches globalisantes de l'histoire marxienne
seront difficilement évoquées parce qu'elles laissent peu de
place aux individus1. Nous ne chercherons pas non plus à
l Bien qu'ils reconnaissent l'importance des mentalités, Guy Bois et Isaac
Johsua se livrent à des explications de la naissance du capitalisme sur la base
12
recenser les facteurs explicatifs du développement économique.
Ce travail a déjà été fait et demanderait sans doute à être
amélioré, mais le problème demeure insoluble dès lors qu'il
s'agit de faire des liens, alors qu'aujourd'hui les outils
mathématiques ne permettent pas même d'expliquer correctement des événements passés et de prévoir avec exactitude les
événements à venir. Il serait donc présomptueux de faire ce
travail de corrélation sur une période ancienne pour laquelle les
données et la documentation manquentI.
Notre tâche est toutefois périlleuse tant ce qui caractérise le
Moyen Age est l'éclatement: les transformations initiées lors
de cette période sont difficiles à comprendre car chaque ville,
chaque région, chaque pays est un cas particulier qu'il est
difficile de généraliser. Le processus d'uniformisation, voire de
normalisation, des territoires, des comportements, des actes et
des modes de pensée ne sera enclenché qu'ultérieurement,
lorsque certains dicteront la norme, diront le vrai, ce qu'il faut
faire et comment le faire: experts, hommes de science, ingénieurs. Au Moyen Age, il n'y a que des hommes qui se lancent
dans une aventure, au départ isolés puis groupés, associés à
d'autres dans des compagnies, sociétés, hanses et ghildes. Les
changements qui se produisent au Moyen Age connaissent des
décalages importants: il faut plusieurs siècles parfois pour
qu'une innovation pénètre une nouvelle région. Par exemple, le
décalage est très important entre le Nord et le Sud de la France.
C'est que l'information circule mal, les traditions pèsent sur les
comportements, les résistances sont lourdes2. Il faudra pourtant
s'efforcer de retracer ces parcours individuels et collectifs,
décrire l'invention d'outils et de techniques qui vont permettre
la naissance du capitalisme et préfigurer le monde moderne. Les
ingrédients sont là, ils se constituent entre les Xe et XVe siècles,
et les intellectuels affirmeront progressivement la raison
humaine, consacreront son rôle dans la domination de la nature.
des systèmes de production et des systèmes sociaux. Le premier conserve
l'approche marxienne selon laquelle les rapports de production déterminent
les rapports sociaux, le second inverse la relation. Lire G. Bois, Crise du
féodalisme, Presses de la FNSP, 1981, et I. Johsua, Laface cachée du Moyen
Age, La Brèche, 1988.
I Le lecteur pourra se reporter à l'ouvrage de E. Carpentier et M. Le Mené, La
France du Xl au XV siècle, PUF, 1996. Les auteurs recensent tous les
facteurs expliquant la croissance économique: l'accroissement démographique, le progrès technique, les conditions climatiques, les progrès intellectuels,
etc., pp.133-155.
2 Par exemple, la substitution de la charrue à l'araire apparaît plus vite au
Nord et entraîne une augmentation de la production agricole. Cf. B. Jacomy,
Une histoire des techniques, Le Seuil, 1990, p.145 et sq.
13
La première partie de cet ouvrage expose le raisonnement du
marchand, comment fonctionne sa pensée, sa logique faite de
coûts et d'avantages, de bénéfices, de marges, bref son calcul
sur les choses mais aussi sur les hommes. Il attend, espère, de
son activité une utilité. Ses comportements ne répondent plus à
la simple nécessité. Extraire de l'utilité suppose de pouvoir
compter sur les hommes et sur les choses.
La deuxième partie traduit le calcul commercial et la
pratique marchande dans la maîtrise des hommes et des choses.
Pour qu'opère le calcul économique, il faut être sûr des
éléments sur lesquels on compte, c'est la condition même de
l'efficacité et de la fidélité du calcul. L'extension de la logique
marchande implique donc une disciplinarisation: on n'attend
plus des hommes et des choses sur lesquels compter, on fait en
sorte de pouvoir compter dessus, et on les éduque pour cela.
14
PREMIÈRE PARTIE
LE TRAVAIL DU MARCHAND:
RAISON ET CALCUL
Dans un monde particulièrement instable et dangereux, le
marchand s'efforce, contre tout et contre tous, de faire des
affaires. Et l'activité marchande est nécessairement calcul,
calcul sur le temps, calcul sur les hommes, calcul sur les choses.
Calculer, c'est comparer les coûts et les bénéfices, les avantages
et les inconvénients; c'est aussi spéculer sur les prix, sur les
produits, sur le comportement des autres, les alliés, les concurrents et les institutions du pouvoir; c'est aussi hiérarchiser, ses
priorités, ses possibilités de gain; c'est enfin être prudent, ne
pas s'engager sans discernement, mais au contraire agir avec
mesure.
Le calcul suppose un support, l'écriture, le papier, le
registre, une mémoire écrite qui autorise la mesure de l'activité,
qui rend possible aussi la prévision. Le calcul exige un
apprentissage, scolaire et professionnel, apprentissage des
techniques et du terrain des affaires, à l'école et au contact des
autres, une connaissance des produits, des pays, des régions, des
marchés. Ainsi, compter sur les choses (chapitre II) et sur les
hommes (chapitre III) est impossible sans un état d'esprit
particulier: le marchand calcule pour soi et non pour le groupe,
il s'affirme dans un temps et un lieu pourtant caractérisés par la
soumission et les obligations (chapitre I).
17
CHAPITRE I
L'AFFIRMATION DE SOI
Notre enquête débute aux IXe et Xe siècles, quand l'unité de
la civilisation médiévale semble réalisée par la religion
chrétienne. Celle-ci pèse alors de tout son poids sur la manière
dont les hommes se gouvernent, s'expriment, aussi bien en
société que dans l'art ou dans la philosophie. L'Europe
chrétienne se constitue entre l'an 500 et l'an Mil, période
trouble, marquée par la fin des invasions barbares et la
constitution progressive des Etats. Entre les XIe et XVe siècles,
la féodalité s'imposera comme forme politique en Europe et les
frontières entre les Etats se stabiliseront.
La période charnière des Xe et XIe siècles est celle de la
naissance des villes, de la multiplication des échanges, du
commerce international, de l'activité bancaire. Ainsi, les
historiens parlent-ils de «révolution commerciale »1 ou de
« mutation économique et sociale »2,thèmes qui révèlent plutôt
les représentations personnelles des auteurs contemporains3.
Encore une fois, nous ne ferons pas la genèse du capitalisme;
c'est un problème insoluble comme le souligne John Day\ par
manque de documents ou, plus sûrement, par manque de cause
première. Il s'agit ici de caractériser la logique marchande,
l'activité et l'environnement des marchands, pour comprendre
1
Expression
employée par Jacques Le Goff.
2 Expression employée par Robert Fossier.
3 Critique émise par Dominique Barthélémy.
4 1. Day, Monnaies et marchés au Moyen Age, Comité pour I'histoire économique et financière de la France, 1994, p.192.
les transformations, la nature de celles-ci et leur impact sur
l'ensemble des structures sociales et, plus encore, mentales. Il
s'agit d'identifier la raison agissante, l'organisation nouvelle
des relations aux autres et à l'environnement, les règles
nouvelles de vie en commun. Ces nouvelles représentations, de
l'homme et des choses qui l'entourent, vont permettre le
déploiement de ce que l'on a coutume d'appeler capitalisme et
qui n'est en définitive qu'une manière particulière de penser la
conformité des raisonnements et des comportements.
LA SOCIETE MEDIEVALE
Le Livre des mœurs des hommes et des devoirs des nobles ou
Livre des échecs fut vraisemblablement rédigé entre 1259 et
1273, sans doute par un Dominicain génois, membre des Frères
Prêcheurs, Jacques de Cessoles1. Le jeu d'échecs permet à
l'auteur de représenter la société idéale de son temps. Les
pièces sont hiérarchisées: les pièces nobles (roi, reine,
chevaliers, légats du roi...) d'une part, solidaires entre elles, les
pièces du peuple d'autre part. L'ordre social dérive directement
de cette hiérarchie, légitime car l'autorité royale et seigneuriale
est respectée par le peuple. Chacun est bien à sa place dans la
société, doit y rester et respecter les règles qui président à
1'harmonie sociale.
L'ordre d'examen des pièces par Cessoles révèle une
hiérarchie à l'intérieur des deux grands corps composant la
société. Du côté des nobles, vient tout naturellement en premier
le roi, puis la reine qui doit savoir conserver des secrets, ce qui
est « pourtant contraire à la nature des femmes» (p.SI), puis les
conseillers, les chevaliers « fidèles aux princes et liés entre eux
par une amitié fidèle» et les vicaires. Du côté du peuple, c'est
le paysan qui vient en premier car la terre est « notre mère à
toUS» et elle « constitue notre demeure à la fin de notre vie ».
C'est pourquoi le paysan «doit connaître Dieu, respecter les
lois, mépriser la mort et s'acharner au travail» (p.l 04). Pour
son travail, il doit rendre grâce à Dieu et lui offrir « le dixième
de sa récolte» : c'est le décime versé à l'Eglise. «Qu'à celui
qui répugne à donner cette dîme à Dieu, tous les biens soient
enlevés par une tempête violente ou par I'hostilité subite des
ennemis». La colère divine et la peur de Dieu sont ici
convoquées pour assurer le bon fonctionnement de l'impôt.
1
J. de Cessoles, Le livre dujeu d'échecs, Stock, 1995.
20
L'artisan vient en deuxième position et l'idée d' individualisme est ici aussi rejetée avec force par l'auteur car «les
hommes ont été créés pour les autrui de manière à être utiles les
uns aux autres ». Il ne faut donc «nuire à personne et servir
ensuite l'intérêt général» (p. III ). A la suite de l'artisan,
viennent le notaire et le tisserand qui « doivent être sociables,
honnêtes, modérés dans leurs paroles et dire la vérité» (p.115).
Viennent alors le marchand et le changeur, mais, curieusement,
alors que l'auteur dresse un long portrait du changeur il ne
consacre que quelques mots au marchand pour le prévenir de sa
cupidité. Le changeur, lui, est important car il «s'occupe du
trésor royal» (p.125)l. Toutefois, le marchand a d'ores et déjà
gagné sa place dans la société médiévale. Il est bien loin d'en
occuper la dernière dans cet ouvrage du XIIIe siècle qui dessine
les principales caractéristiques de la société idéale et qui vise à
dicter les comportements aux hommes du temps.
La hiérarchie sociale
Georges Duby a bien montré l'importance du schéma
trifonctionnel ou tripartite dans « l'imaginaire du féodalisme »2.
Autour de l'an Mil, la société se stratifie en fonction des
activités nécessaires à la vie en commun: les trois ordres que
composent les gens de prière (oratores), les gens de guerre
(bellatores) et les gens qui cultivent la terre (laboratores) sont
nécessaires à l'équilibre de la société. Ce schéma est exposé par
deux évêques: Gérard de Cambrai et Adalbéron de Laon. Vers
1020, Adalbéron explique au roi de France Robert II le Pieux
que « la maison de Dieu, que l'on croit une, est divisée en trois:
les uns prient, les autres combattent, les autres enfin,
travaillent »3. Ceux qui travaillent sont ceux qui exploitent la
terre car celle-ci est la seule source de richesse du royaume.
Plus précis, Gérard de Cambrai affirme que « les dispositions de
la providence divine ont institué des grades divers et des ordres
distincts afin, si les inférieurs (les mineurs) témoignent de la
déférence (de la révérence) aux supérieurs (les meilleurs) et si
les meilleurs gratifient d'amour les mineurs, que l'unité dans la
concorde s'établisse, ainsi que la réunion de la diversité, et que
soit gérée dans la rectitude l'administration de chaque fonction.
1 Les autres pièces du jeu sont: le médecin et l'apothicaire, l'aubergiste et
I'hôte, le gardien de la cité, le ribaud, le joueur et le messager.
2 Lire G. Duby, Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Gallimard,
1978.
3Cité par R. Delort, La vie au Moyen Age, Le Seuil, 1982, p.121.
21
La communauté ne pourrait subsister si l'ordre global de la
diversité ne la préservait»
1
.
Le schéma tripartite exprime la réflexion par les hommes
d'Eglise de ce que doit être une société idéale où chaque
homme occupe une place définie selon un ordre voulu par Dieu.
C'est la diversité même des fonctions et des conditions qui
assure l'unité de la société par leur complémentarité. Si les trois
fonctions ont une utilité sociale, elles sont toutefois
hiérarchisées car la bonne société repose sur une «inégalité
nécessaire »2. Et c'est le rapport au divin qui détermine cette
inégalité: ceux qui prient (les clercs) sont placés tout en haut de
la hiérarchie sociale, puis viennent ceux qui combattent au nom
de Dieu (les chevaliers) et enfin ceux qui travaillent. C'est que
l'ordre du monde terrestre doit répondre à l'ordre du monde
céleste car « l'ordre est un attribut de la société parfaite. Un
ordre d'allure militaire procédant d'une loi, établissant la paix
( ...). Cet ordre éminent se répand sur la terre par la transmission des consignes, d'ordres répercutés de grade en grade, dans
la discipline, [et] le corps des ecclésiastiques [...] est le modèle
de toute organisation sociale »3. Dès lors, deux groupes
dominent la société: les gens d'Eglise qui communiquent
directement avec l'ordre céleste et les nobles chargés de
combattre les ennemis de l'Eglise. Le troisième ordre, le
« vulgaire », est au service des puissants car les laboratores
«ne sont pas ordonnés, contraints d'aliéner la force de leurs
bras au service d'autrui» 4. C'est que la valeur du travail est
encore nulle, seul le travail de la terre est reconnu comme ayant
une utilité sociale. Il faudra attendre le relâchement de cette
mentalité qui considère l'oisiveté comme noble et le travail
comme une forme vile, pour que d'autres métiers acquièrent
une place dans la société. Ce sera le cas aux XIIe et XIIIe
siècles, et l'ouvrage de Cessoles en est une traduction.
Quoi qu'il en soit, l'ordre social est un ordre chrétien (et
rural) et le schéma trifonctionnel «visait à maintenir les
travailleurs [...] dans la soumission aux deux autres classes [...]
mais aussi à soumettre les guerriers aux prêtres, à en faire les
protecteurs de l'Eglise et de la religion »5.A cette hiérarchie des
ordres correspondent des liens et des rapports eux aussi
strictement codifiés. Car la supériorité des conditions n'interdit
1
G. Duby, op. cil., p.51.
2
G. Duby, op.cil.,
3
Idem, p.78.
4
Ibidem, p.80.
p.53.
5 J. Le Goff, La civilisation de l'occident médiéval, Arthaud, 1984, p.294.
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