Texte 14 : [« Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde; et généralement, de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content.] [Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regrets de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou du Mexique; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains, étant malades, ou d'être libres, étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice, et d'une méditation souvent réitérée, pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses;][ et je crois que c'est principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire de l'empire de la fortune et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n'était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses; et ils disposaient d'elles si absolument, qu'ils avaient en cela quelque raison de s'estimer plus riches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux, qu'aucun des autres hommes qui, n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu'ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent. »] Situation : - Expliquer la morale par provision. - Les deux maximes précédentes. Problématique : Comment doit-on agir dans notre vie quotidienne, alors que l’on n’a pas le temps de réfléchir à la validité des principes de nos actions ? Thèse : Il ne faut désirer que ce qui est possible, de façon à ne pas se tourmenter inutilement. Objection : Souvent appelée maxime « de la résignation », celle-ci ne nous conduit-elle pas, en réalité, à sacrifier notre bonheur ? Enjeu : le bonheur. Plan : voir texte. A développer : I. L’ENONCE DE LA MAXIME : a. Maîtriser ces désirs : Descartes s’inspire ici des Stoïciens (pensons à Epictète, esclave grec qui enseigna à l’empereur Marc-Aurèle et qui fait la distinction célèbre entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas). Les Stoïciens pensent qu’il faut supprimer les désirs pour être heureux (ils s’opposent en cela aux Epicuriens, à la même époque, qui valorisent les désirs tout en conseillant leur relative maîtrise). i. Nous pouvons contrôler nos pensées grâce à la volonté. ii. Un désir n’est pas un besoin : en tant que représentation consciente orientée vers l’obtention d’un objet manquant, il peut être modifié, contrairement à un besoin. iii. Il existe un « ordre du monde » : Descartes ne croit pas au Destin, mais désigne par là une réalité extérieure qui résiste à nos actions. Cela peut semble en opposition avec ce que Descartes dira dans la 6ème partie, où il montre que la science nous donne un grand pouvoir d’intervention sur la nature, et nous rend « comme maître et possesseur » de celle-ci. b. Faire de son mieux : Descartes pourtant n’invite pas au fatalisme. Il pense que nous devons « faire de notre mieux », c’est-à-dire faire le plus d’efforts possibles pour accomplir un désir. Mais, il ne faut pas se lamenter en cas d’échec. On peut objecter à Descartes la difficulté de distinguer nettement ce qui est possible et ce qui est impossible. Les hommes II. III. n’ont-ils pas progressé grâce aux désirs impossibles, comme par exemple voler (qui a donné l’avion)? c. « Se rendre content » : Ce travail sur nos représentations (ne pas désirer ce qui ne dépend pas de nous) nous permet de ne désirer que ce que nous pouvons obtenir, et d’être heureux. Om est facile de comprendre en quoi des désirs réalistes sont plus susceptibles de nous rendre heureux: ils sont plus facilement obtenus, et donnent plus de satisfaction. Les désirs irréalisables nous exposent à la frustration. JUSTIFICATION : a. La volonté suit l’entendement : plus qu’un effort de volonté, il faut faire un effort intellectuel afin de discerner les choses possibles et les choses impossibles. La volonté s’incline « naturellement » devant l’entendement, c’est-à-dire qu’elle choisit spontanément ce que ‘entendement lui représente être bien. Il faut donc bien réfléchir, mais aussi ne pas aller trop vite : l’erreur est toujours le fait de la précipitation de la volonté sur l’entendement. Il ne faut pas vouloir, et le désir est un vouloir encore incertain, imprécis, irréfléchi, avant d’avoir laissé le temps à l’entendement de considérer les choses. b. Éviter les regrets : Cela nous permettra d’éviter certains désirs vains, comme les désirs d’honneurs, de richesse (« ceux qui semblent être dus à notre naissance ») car justement ils dépendant de notre statut social : nous ne l’avons pas choisi (surtout à l’époque de Descartes). i. Descartes compare significativement ces types de désirs à un désir absurde : posséder les royaumes de Chine et du Mexique. ii. Cela nous aidera à accepter la « fatalité » : la maladie, la prison, tout ce qui vient de l’extérieur. Il faut donc bien apprendre à se résigner. Descartes reprend une comparaison avec des désirs absurdes : avoir un corps en diamant (donc indestructible), avoir des ailes. Mais les hommes ne tendent-ils pas naturellement à de tels désirs impossibles? c. « Un long exercice », « une méditation souvent réitérée » : Descartes admet qu’une telle attitude demande beaucoup d’efforts. Il reconnaît par là que nous tendons le plus ordinairement vers ce qui est, justement, impossible. Or, faut-il vraiment enrayer cette tendance? ENJEU : ATTEINDRE LE BONHEUR : a. Un bonheur quasi divin : Savoir ne désirer que ce qui est possible conduit à un très grand bonheur, et non à un bonheur médiocre, fait de résignation. Les Stoïciens (les « philosophes » auxquels pense ici Descartes) ont pu ainsi « disputer de la féliciter avec les dieux », malgré la pauvreté et les coups du sort, car ils savaient se protéger des revers de la fortune grâce à leur force d’esprit (la fameuse « forteresse intérieure » de Marc Aurèle). b. La raison de ce bonheur : un jugement raisonnable. Les Stoïciens avaient une très grande force d’esprit : ils savaient « se persuader », ils avaient un grand contrôle d’eux grâce au pouvoir qu’ils avaient sur leurs pensées. La maîtrise des pensées permettait la maîtrise des « affections », c’est-à-dire des sentiments (à opposer à la raison). Ils aveint plus de choses que les autres car ils avaient tout ce qu’ils voulaient, au contraire des éternels insatisfaits. Ils sont plus libres car ils ne dépendent pas des choses qui leur sont extérieures. Ils sont plus heureux car ils ne sont pas tourmentés par des désirs vains. Ils atteignent la fameuse « indifférence ».