Sugimoto bunraku Sonezaki Shinjû

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Sugimoto bunraku
Sonezaki Shinjû
Double suiciDe à sonezaki
création PREMIÈRE FRANÇAISE
EN JAPONAIS SURTITRÉ EN FRANÇAIS
production, mise en scène
et direction artistique
HIROSHI SUGIMOTO
composition et direction musicale
TSURUSAWA SEIJI
chorégraphie WAKA YAMAMURA
animation TABAIMO
traduction et surtitrage
PATRICK DE VOS
AVEC TSURUSAWA SEIJI, KIRITAKE KANJURO
YOSHIDA ICHISUKE ET 23 INTERPRÈTES
Du 10 au 19 oct. 2013
THÉÂTRE {AU THÉÂTRE DE LA VILLE}
Dossier pédagogique
saison 2013 i 2014
HIROSHI SUGIMOTO I BUNRAKU
Hiroshi Sugimoto bunraku
Sonezaki Shinjû Double suicide à Sonezaki
SOMMAIRE
création i PreMiÈre FranÇaise
Sonezaki Shinjû Tsuketari Kannon Meguri
chikamatsu Monzaemon
(EXTRAITE DE shin-nihon koten bungaku taikei, IWANAMI SHOTEN PUBLISHERS)
PRODUCTION, MISE EN SCÈNE & DIRECTION ARTISTIQUE Hiroshi sugimoto
COMPOSITION & DIRECTION MUSICALE tsurusawa seiji
CHORÉGRAPHIE Waka Yamamura
VIDÉO Hiroshi sugimoto & tabaimo
TRADUCTION & SURTITRAGE Patrick De Vos
D’APRÈS L’ŒUVRE ORIGINALE
note d’intention
p. 4
D’amour et de mort i Patrick De Vos
p. 5
bunraku
p. 9
l’Histoire sonezaki shinjû tsuketari …
p. 12
DE
AVEC
tsurusawa seiji SHAMISEN,
Yoshida ichisuke, kiritake kanjuro
& 24 interprètes
MANIPULATEURS
AVEC LE SOUTIEN de boucheron Paris et de shiseido pour la production de ce spectacle au Japon.
le texte est édité en français, chikamatsu “les tragédies bourgeoises”, tome i, textes présentés et traduits du japonais par rené sieffert, publications
orientalistes de France, 1991.
une production exceptionnelle
& contemporaine du théâtre bunraku
p. 14
au plateau
p. 16
les marionnettes & le spectacle
p. 18
Hiroshi sugimoto
p. 19
takémoto Gidayû
p. 21
le style chikamatsu Monzaemon
p. 22
rencontres & expositions
p. 24
Sugimoto Bunraku Sonezaki Shinjû est basée sur une adaptation fidèle du scénario original de chikamatsu
lors de la première représentation de la pièce au XVIIIe siècle, cette adaptation est une grande première également au Japon. En effet, Sugimoto apporte ici, grâce à sa profonde connaissance des arts traditionnels du
Japon et à son regard novateur, une interprétation nouvelle du théâtre de marionnettes joruri.
NOUS NOUS SOMMES TANT AIMÉS
Extraordinaire théâtre de marionnettes, le bunraku magnifie les drames de la vie et les affres de la passion.
L’art conjoint et indissociable des manipulateurs, des joueurs de shamisen (luth japonais), des tayû, narrant
et chantant le récit, exalte la puissante beauté des poupées, animées d’une vie intérieure.
Conçue par le célèbre photographe Hiroshi sugimoto, la mise en scène, résolument audacieuse, éclaire
magnifiquement le Pèlerinage à la déesse kannon, extrait de Double suicide à Sonezaki (Sonezaki shinjû) de
chikamatsu Monzaemon. Cette création originale révèle le destin tragique d’un jeune homme épris d’une
belle courtisane. Pour la première fois, une production exceptionnelle du bunraku revisite une pièce traditionnelle, chef-d’oeuvre du théâtre classique japonais.
Jean-luc toula-breysse
2
3
NOTE D’INTENTION
D’AMOUR ET DE MORT
Fils d’un amoureux des arts et d’une danseuse de buyô photographe mondialement
connu, Hiroshi sugimoto fait un détour vers la scène traditionnelle, vers les marionnettes du bunraku.
« suGiMoto bunraku :
Dekunobo irinasake sonezaki sHinJu tsuketari kannon MeGuri »
Le Pèlerinage à la Déesse Kannon tiré du Suicide amoureux à
Sonezaki
S’il fut un thème de poésie, l’évocation d’Eros (c’est-à-dire la description de
l’amour passion) n’a jamais été abordée sous un angle religieux au Japon avant
que l’auteur dramatique Chikamatsu Monzaemon ne mette pour la première fois
en scène, dans un spectacle de marionnettes ningyo joruri, la notion révolutionnaire qu’un double suicide (shinju) comme aboutissement d’une passion qui
permettrait aux âmes des amants d’être réunies au paradis de la Terre Pure
d’Amida.
Le premier acte de la pièce de Chikamatsu Sonezaki Shinju (Suicide amoureux à
Sonezaki) montre la courtisane Ohatsu en pèlerinage dans de nombreux temples
dédiés à la déesse Kannon (Kannon meguri) demandant « Que notre amour soit
un pont vers le Royaume de Bouddha », faisant ainsi présager de sa décision
ultime et de sa foi dans la Déesse Kannon, Boddhisattva de la Miséricorde. Lors
des premières représentations de la pièce vers la moitié de la période Edo, le
message de ces amours interdites dans ce monde mais pouvant se réaliser dans
l’autre a été si puissant qu’il a provoqué une explosion de suicides parmi les
jeunes amants contraints par la moralité de l’ère féodale. En conséquence, le shogunat Tokugawa dut interdire en 1723 (an 8 de l’ère Kyoho) non seulement toutes
les représentations de Sonezaki Shinju mais également les services funéraires
pour tous les suicides amoureux, l’idée étant de leur refuser ainsi la promesse du
salut bouddhiste.
Ce n’est qu’en 1955, soit 232 ans plus tard, que la pièce est enfin reprise, bien que
durant les siècles écoulés nous ayons perdu pratiquement toute notion de la
façon dont les répliques étaient chantées ou dont les poupées étaient manipulées à l’époque de Chikamatsu. Il ne nous reste plus aujourd’hui que le script du
narrateur joruribon de Chikamatsu et les schémas des mouvements du maître
marionnettiste Tasumatsu Hachirobei.
Paradoxalement, en faisant renaître cette pièce classique qui donne libre cours à
mon imagination, j’ai pu créer, moi qui vit actuellement dans ce monde, un
espace théâtral véritablement contemporain. J’ai également l’impression que
notre monde moderne, en train de s’essouffler, est à la recherche de ce type d’espace. La tragédie d’Eros dans le monde occidental est évoquée, avant
Chikamatsu, par Shakespeare avec Roméo et Juliette et après Chikamatsu par
Goethe avec Les Souffrances du jeune Werther. Le thème d’Eros et de la mort se
retrouve ainsi aussi bien en Orient qu’en Occident et il demeure plus que jamais
d’actualité aujourd’hui.
Hiroshi Sugimoto
4
entretien
atteint dans le moment même de son émergence,
juste avant de disparaître, en ne cherchant nullement
à se conserver, sinon, peut-être, dans la mémoire.
C’est l’étape suprême de l’art, celle où il refuse de
devenir objet. J’ai poursuivi encore cette recherche
dans Sambasô, une performance récente, créée à
New York, avec l’acteur de kyôgen 2 Nomura Mansai.
Je voulais que l’on puisse y pressentir comme les
signes d’une épiphanie, celle d’un élément que je
serais tenté d’appeler « divin », faute de pouvoir mieux
exprimer ce que représente le personnage éponyme
– dont le nom est intraduisible. J’ai finalement
nommé cette pièce Divine Dance (non sans allusion
à La Divine Comédie). « Divine » aussi parce qu’il
s’agit d’une danse sacrale que, dans les premiers
temps de l’humanité au Japon, les hommes auraient
offerte aux dieux, au moment de sceller un pacte
fondateur avec eux. Je ne connais pas d’autre exemple de danse dans le monde qui nous relie à des
temps aussi reculés. Car celle-ci nous met en communication avec les mythes anciens, à travers une
transmission continue, celle des acteurs d’abord,
dont on peut remonter le cours jusqu’au XVe siècle au
moins et au-delà, à travers la tradition orale des récits.
Cette ligne généalogique n’est peut-être pas sans rapport avec l’histoire de la royauté japonaise, dont la
continuité est avérée depuis le VIIe siècle, mais que
les mythes prolongent bien au-delà, en la faisant
remonter à des temps immémoriaux. Il y a quelque
chose de merveilleux, et d’unique au monde, dans
ces continuités propres à la civilisation japonaise ;
c’est en particulier le cas des arts de la scène qui s’y
sont transmis d’homme à homme de façon ininterrompue et vivante. Le théâtre grec est certes très
ancien, mais il nous est parvenu au prix de solutions
de continuité énormes, et d’une disparition quasi
totale de ses formes scéniques.
en France, vous êtes surtout connu comme photographe, et l’on connaît mal vos incursions dans le
domaine des arts de la scène. Quand les avezvous découverts, comment y êtes-vous venu ?
J’ai toujours été familier des arts
de la scène japonais. Mon père était un homme d’affaires qui aimait beaucoup les arts et qui a longtemps offert son patronage à des artistes appartenant à différentes traditions. Ma mère pratiquait la
danse dite buyô 1 et détenait même une licence d’enseignement. La maison familiale se muait régulièrement en une sorte de salon pour ces artistes et résonnait de bout en bout du son du shamisen, des voix
des récitants ou des conteurs comiques (rakugo).
Dès la petite enfance, mes oreilles se sont ainsi familiarisées avec les rythmes japonais, qui sont la base
des arts de la scène. Vous connaissez ce sens du « ma »,
un intervalle de temps (mais aussi bien « un espacement »), qui en est la caractéristique de ces rythmes,
avec ceci de très important qu’il s’agit toujours de
travailler sur les retards, les effets de syncopes, sur
ce qui ne tombe pas juste ; bref un rythme inexact,
car il ne saurait se plier entièrement à la mesure. On
est très loin en effet de la mesure parfaite de la
musique occidentale ; on est, intentionnellement,
dans une sorte d’imperfection. De la même manière
qu’on évite, dans les arts visuels du Japon, tout effet
de symétrie, toute définition d’un centre, d’un axe
ordonnant par un milieu arithmétique. Il n’est pas
de genre, de discipline, de sensation qui ne soit travaillé par ce sens du « ma ». J’en suis imbibé depuis
toujours et il m’est donc très cher. C’est une source
vitale, jaillissant de nos arts de la scène. Si, parvenu
à la soixantaine, je me suis senti requis par eux, c’est
aussi parce que j’ai voulu prendre du recul par rapport à une pratique assise sur une matérialité, ou qui
tend à fixer les choses dans la matière, à leur conférer une semi-pérennité, fût-elle sous l’espèce d’une
simple surface, comme dans la photographie. Le
sentiment m’est peu à peu venu que cet art de la surface est finalement d’un niveau inférieur, et que le
sommet de l’art est du côté des arts de la performance. Ici, la perfection, l’achèvement doit être
HirosHi suGiMoto :
5
Dans cette longue histoire au Japon, il y a aussi des
discontinuités. le bunraku est plus récent : il date
du xViie siècle et il a fallu des décennies pour qu’il
ressemble à la forme que nous lui connaissons
aujourd’hui.
trop coûteux ! Il est vrai aussi qu’avant cela j’avais photographié les figures de cire de Madame Tussauds, la
photographie me permettant de jouer avec des effets
de réel.
Cette fois, il s’agit de reprendre ce travail mais avec
les moyens des poupées du bunraku, et la technique
très sophistiquée de ce théâtre pour conférer à ces
objets morts une réelle présence, de les montrer
comme des choses vivantes. La photographie a toujours été pour moi une technique pour ressusciter ce
qui est mort, et en ce sens elle me destinait assez
naturellement à ce théâtre.
H. s. : Je ne voulais évidemment pas dire que, dans le
cas du Japon, ces arts scéniques se soient transmis à
l’identique. Bien au contraire, la modification est
pour ainsi dire de rigueur. On parle dans la poésie
classique de honkadori, d’une technique éprouvée
consistant à s’appuyer sur un modèle. Il ne s’agit pas
de citer, ni de copier, mais de transposer, de faire
autre chose avec le même. Les grandes anthologies
de l’antiquité se renouvelaient ainsi. On ne peut lire
le Shin-kokinshû (Nouveau Recueil des poèmes anciens
et modernes) en ignorant le Kokinshû 3 qui le précède
et cette pratique du honkadori. La question de l’originalité et du droit de procéder ainsi ne se posait
pas, car rien n’était plus éloigné des hommes du
passé que notre conception des « droits d’auteur » :
imiter les modèles consacrés pour leur qualité était
une chose parfaitement naturelle au Japon, et en
Extrême-Orient de manière générale. Il en allait de
même de Chikamatsu Monzaemon, l’auteur de
Sonezaki shinjû, qui possédait une culture littéraire
phénoménale, incluant bien sûr les classiques chinois. Il s’y réfère constamment. C’est là, je crois, une
dimension fondamentale de la culture japonaise : on
y cherche à définir, à exprimer la modernité d’une
époque, moins dans la négation de celles qui la précèdent, que dans leur réinterprétation, dans une
réappropriation singulière, en cherchant à les faire
coïncider à nouveau avec le présent.
à quelles conditions cet art particulier du bunraku
peut-il être réinscrit aujourd’hui dans notre modernité ?
H. s. : La logique de la tradition est en effet de se
réécrire sans cesse au présent. Et cela ne se fait pas
forcément en cherchant désespérément à faire des
avancées. Il faut souvent aller à reculons, revenir en
arrière, voire même remonter aux commencements
pour progresser. C’est une loi de la tradition. Est-ce
pour cela que je me suis intéressé à la toute première
des pièces dites de sewamono (« genre domestique ») de Chikamatsu ? Elle constitue en effet un
point de départ auquel il fallait revenir, parce que la
charge du réel y était aussi très forte. C’est une piècereportage, il ne faut pas l’oublier.
Je me suis très vite rendu compte que cette pièce,
aujourd’hui l’une des plus anciennes du répertoire,
recélait ce qu’il y a de plus moderne. Il fallait rejoindre ce commencement, cette pièce pionnière avec
laquelle Chikamatsu réinventait le genre des sewamono pour les poupées. Elle travaillait au cœur de
l’actualité de l’époque. Mais si elle est un chef-d’œuvre, cela tient aussi à son sujet, le shinjû, le suicide
d’amour, et à la façon dont Chikamatsu l’a abordé.
Sous sa plume, cette histoire sinistre est comme
transfigurée ; la mort elle-même s’y transforme et
devient belle. La pièce est tendue vers un temps
absent, celui d’après la mort, qu’elle donne à imaginer. Elle a convaincu la jeunesse de l’époque que ce
temps était celui d’une expérience de la beauté, qui
ne pouvait avoir lieu dans le monde des vivants. Au
cours de la période d’Edo, la spiritualité du bouddhisme a perdu beaucoup de son influence, mais
cette pièce eut l’effet de redonner du sens, de ressusciter la pensée de ce qu’on appelle la Terre Pure.
Notre bas monde est impur, dit cette pensée, et ce
n’est que dans l’autre monde que l’on peut s’en libérer, que les âmes peuvent accéder à la pureté. Et ce
fut une ruée. Les suicides d’amour proliférèrent,
devinrent quasiment une mode – les jeunes se tuèrent par centaines : un véritable phénomène social.
Dans votre propre démarche de « réappropriation »
des arts scéniques du passé, pourquoi vous êtesvous intéressé d’abord au bunraku ? ce sont les
marionnettes qui vous ont attiré ?
Avant de m’intéresser au bunraku, j’ai monté
deux nô : un grand classique, Yashima, de Zeami,
puis, toujours en bénéficiant de la collaboration de
grands acteurs du nô, Takahime, adapté de At the
Hawk's Well (Au puits de l'épervier) de W. B. Yeats.
L’écrivain irlandais avait écrit cette pièce en 1916
sous l’influence du nô, qu’il avait pu lire dans les traductions de Fenellosa. La découverte du nô, de sa
dramaturgie des revenants, lui avait permis de réinvestir de façon originale les mythes celtiques qui
nourrissaient son univers littéraire, de les réinscrire
dans la modernité. C’est évidemment en cela que la
pièce me questionnait. Après le nô, je ne pouvais
qu’aller vers le bunraku, encore qu’il y ait aussi ce
troisième genre qu’est le kabuki dans notre tradition
théâtrale, mais il m’intéresse moins : trop kitsch. Et
H. s. :
6
même un magasinier d’un commerce d’huile ne saurait épouser. Toutes sortes de pressions sociales pèsent
terriblement mais il y a une humanité qui est plus
forte, plus profonde, que le terme japonais de jô (情
) exprime bien. Le mot est difficile à traduire ; il peut
signifier : « amour », « tendresse », « pitié », « affection » « compassion », « désir sensuel », mais ne
coïncide avec aucun de ces sens en particulier. Il en
est comme la somme. Il est ce sentiment, cette force
irrépressible qui demande à se réaliser quels que
soient les obstacles que la société y oppose, quitte à
les conduire à la mort. Ce jô est au cœur de la dramaturgie de Chikamatsu, mais dans Sonezaki shinjû – la
scène inaugurale du pèlerinage en est l’annonce – il
s’accomplit grâce à Kannon, grâce à la foi dans sa
miséricorde : sans tristesse, et même porté par l’allégresse qui hâte les amants vers la mort, vers la bouddhéïté promise.
C’est pourquoi dans les représentations de notre
spectacle au Japon, Kannon paraît sur la scène sous
la forme d’une antique statue, que l’on pourra d’ailleurs voir à Paris dans l’exposition qui m’est consacrée : Accelerated Buddha.
À tel point que les autorités prirent des mesures
d’interdiction très sévères. La pièce fut proscrite et il
fallut attendre deux siècles et demi avant qu’on ne la
remette à l’affiche. J’ai pensé qu’il y avait un sens à la
restituer aujourd’hui dans son intégralité, car cela
n’avait jamais été fait.
Vous avez donc choisi de rétablir la longue scène
d’ouverture dite du pèlerinage à la déesse kannon,
scène qu’on a toujours coupée depuis les premières reprises de la pièce dans les années 1950,
car on la jugeait fastidieuse.
H. s. : Elle est essentielle cependant pour comprendre
la pièce et son héroïne, O-Hatsu. Il s’agit d’une misérable fille de joie, contrainte de se prostituer dans les
quartiers de plaisirs sans qu’elle puisse entrevoir la
fin de son calvaire. Son unique salut repose dans une
foi profonde en Kannon, divinité qui lui offre la
garantie d’être sauvée de sa condition malheureuse,
d’être accueillie après la mort en sa Terre Pure. On
ne peut comprendre sa décision de mourir sans cela.
Et c’est elle qui prend les devants, qui tire l’action
vers sa conclusion : Tokubei, son amant, ne fait que
suivre, se laisse entraîner, sans y croire autant qu’elle,
et l’on peut même sentir des résistances chez lui.
Toujours est-il que, dans un contexte chrétien, où le
suicide est considéré comme une offense à Dieu –
peut-être même l’offense suprême – une telle volonté
de mourir, affirmée comme elle l’est ici, aurait sans
doute été impensable. On ne peut y disposer à sa
guise de la vie que Dieu vous a confiée. Alors qu’au
Japon, détruire sa vie dans le but d’être accueilli par
la divinité et d’entrer dans un état de pureté est parfaitement concevable. Mais ce n’est pas Roméo et
Juliette car, dans la pièce de Shakespeare, la mort des
amants est finalement due à un malentendu, aux
aléas du destin. De ce point de vue, la mort de OHatsu et de Tokubei ne peut être dite tragique.
Votre approche est double et apparemment paradoxale : vous restaurez le passé enfoui d’une
œuvre perdue par la tradition, vous revenez à sa
lettre authentique, et simultanément vous bouleversez de fond en comble les modalités, la grammaire technique de la représentation. comment
les artistes de la manipulation, les récitants et musiciens ont-ils accepté de vous suivre ?
H. s. : Je suis en effet parti du texte le plus proche de
celui de la première en 1703 et je n’en ai pas coupé
une virgule. On ne sait rien, ou presque, de la façon
dont il était mis en scène ; aucune trace non plus de
la partition musicale. Il a donc fallu tout imaginer.
Sur le plan musical, on ne pouvait adopter le rythme
tranquille des pièces d’antan ; les représentations ne
se déroulent plus sur une journée entière comme
autrefois.
La scène du pèlerinage en particulier, avec ses 33
étapes, le long et lent développement rhétorique
autour des noms de temples s’annonçait redoutable.
J’ai donc demandé à tsurusawa seiji de la concevoir
comme une ouverture à l’usage d’un Jimmy Hendrix
du shamisen qui apparaîtrait des dessous de la scène.
Une autre des rares choses que l’on sait de l’époque
de la création : les poupées n’étaient pas encore
manipulées à trois, selon la formule aujourd’hui plus
que consacrée, mais à un seul marionnettiste. C’est
le génie de l’époque, Tatsumatsu Hachirôbei, qui a
créé le personnage de O-Hatsu, et la tradition orale
rapporte qu’il est l’auteur de maintes innovations.
la traduction française de la pièce est présentée
dans une anthologie complète les tragédies bourgeoises de chikamatsu.
Au sens strict, je dirais qu’il y a contresens à
parler de « tragédie ». Car ils vont à la mort, sereins,
anticipant le bonheur à venir. Serait-il exagéré de
parler de « happy end » ? Certes, il y a un côté pathétique dans leur adieu au monde : ils abandonnent
leurs parents à la tristesse de la séparation. Il y a aussi
tout un aspect malheureux, mais qui appartient aux
contradictions de ce monde. L’amour des deux héros
est en proie a des contrariétés : il est marié, elle
appartient à une catégorie d’êtres méprisables que
H. s. :
7
BUNRAKU
kiritake kanjuro a merveilleusement relevé le défi de
cette manipulation en solo. Pour ce qui est des
inventions, il n’a pas été en reste car il s’est ingénié à
compenser l’absence de ses deux assistants en conférant à la poupée une mobilité jusqu’à alors inédite :
celle, notamment, de chaque doigt des deux mains,
phalange par phalange. Il a également conçu un costume original à partir du motif, repris d’une œuvre
d’une artiste aborigène, d’un foulard de chez Hermès.
J’ai cherché personnellement à « agrandir » les marionnettes, et à leur donner plus de vie. C’est pourquoi
j’ai demandé aux artistes de se masquer continûment, ce qu’ils ne font pas d’ordinaire. Je dois dire
que j’ai été sidéré par l’énergie, le volontarisme de
ces artistes, parmi les plus brillants du bunraku d’aujourd’hui. Je ne les ai pourtant pas ménagés. En particulier les marionnettistes que j’ai obligés à travailler dans la plus grande obscurité et selon un axe
perspectif qui leur est totalement étranger, car il les
prive de leur orientation fondamentale dans l’espace, qui est latérale. Je les oblige ainsi à prendre des
risques auxquels ils ne sont pas du tout habitués.
Mais, loin d’opposer une résistance à mes demandes
incongrues, ils prenaient les devants, et parfois
c’était moi qui devait tempérer leurs ardeurs réformistes. Ces trésors vivants se révélaient finalement
plus radicaux que moi.
Le bunraku est le théâtre de marionnettes professionnel japonais. Développé essentiellement aux
XVIIe et XVIIIe siècles, c’est l’une des quatre formes de
théâtre classique japonais, les autres étant le kabuki,
le noh et le kyogen.
Le terme bunraku vient de Bunraku-za, le nom du
seul théâtre de bunraku commercial qui a survécu
dans la période moderne. Le bunraku est également
appelé ningyo joruri, une désignation qui indique ses
origines et son essence. Ningyo signifie « poupée » ou
« marionnette », et joruri est le nom du style du
chant narratif dramatique accompagné au shamisen
à trois cordes.
Tout comme le kabuki, le bunraku se développa dans
le cadre de la culture marchande, très dynamique, de
la période Edo (1600-1868). Malgré l’utilisation de
marionnettes, ce n’est pas un théâtre pour enfant. Un
grand nombre de ses pièces les plus célèbres fut écrit
par le plus grand dramaturge japonais, chikamatsu
Monzaemon (1653-1724), et la remarquable habilité
des opérateurs donne vie aux personnages et à leurs
aventures sur scène.
Propos recueillis par Patrick De Vos
Danse de style ancien, issue de la tradition du kabuki.
Farces qui, traditionnellement, faisaient office d’intermède
entre
deux pièces de nô.
3
Ou Kokinwakashû, la première anthologie de waka (poème de
31
syllabes) compilée sur ordre impérial. Achevée autour de 912,
elle compte 1111 waka, qui constituèrent des modèles pour les
générations suivantes. Quelque deux cents ans plus tard, le
Shin-kokinshû (anthologie achevée en 1205) allait exercer une
influence non moins importante, notamment sur les poètes du
théâtre nô des siècles
ultérieurs.
1
2
© The Odawara Art Foundation
Kyoto pour divertir la famille impériale et les dirigeants militaires. C’est à cette époque que les marionnettes et l’art du joruri se combinèrent.
Un précurseur du joruri fut la troupe itinérante d’artistes aveugles, du nom de biwa hoshi, qui récitait La
Légende de Heike, un récit épique décrivant la guerre
Taira-Minamoto, accompagnée par elle même au biwa,
un genre de flûte. Au XVIe siècle, le shamisen remplaça le biwa en tant qu’instrument
de choix, et le style de joruri se développa. Le nom de
joruri vient des œuvres les plus anciennes et les plus
populaires récitées dans ce style, la légende d’une
romance entre le guerrier Minamoto no Yoshitsune
et la belle Madame Joruri.
L’art des marionnettes combiné à la narration, avec
accompagnement au shamisen, gagna en popularité
au début du XVIIe siècle à Edo (aujourd’hui Tokyo), où
il bénéficia du patronage du shogun et d’autres dirigeants militaires. Un grand nombre de pièces à cette
époque présentait les aventures de Kimpira, un héros
légendaire connu pour ses exploits courageux et
extravagants.
Toutefois, ce fut dans la cité marchande d’Osaka que
l’âge d’or du ningyo joruri fut inauguré par le biais
des talents de deux hommes : le narrateur (tayu)
Takemoto Gidayu (1651-1714) et le dramaturge Chikamatsu Monzaemon.
文楽
Après que Gidayu eut créé le théâtre de marionnettes
Takemotoza à Osaka en 1684, son narratif convainquant, appelé gidayu-bushi, vint à dominer le joruri.
Chikamatsu commença à écrire des pièces historiques (jidai-mono) pour Gidayu en 1685. Ensuite, il
consacra plus de dix années de sa vie à écrire pour le
kabuki, mais en 1703 Chikamatsu revint au Takemotoza, et à partir de 1705, jusqu’à la fin de sa vie, il
écrivit exclusivement pour le théâtre des marionnettes. Les raisons pour lesquelles Chikamatsu se
tourna vers le kabuki puis revint au bunraku ont fait
l’objet de nombreuses controverses, mais cela s’explique
peut-être par un mécontentement lié à la position
respective du dramaturge et de l’acteur dans le kabuki.
Les grands acteurs du kabuki de l’époque considéraient que le matériel brut des pièces était modelé
pour mieux exposer leurs propres talents.
l’Histoire Du bunraku
Déjà à la période Heian (794-1185), des marionnettistes itinérants connus sous le nom de kugutsumawashi voyageaient dans le pays, jouant de porte en
porte pour des donations. Dans cette forme de divertissement de rue, qui continua à travers la période
Edo, le marionnettiste manipulait les marionnettes
de ses deux mains sur une scène qui consistait en une
boîte pendue à son cou. Un nombre de kugutsumawashi se serait installé à Nishinomiya et sur l’île de
Awaji, à proximité de la ville de Kobe. Au XVIe siècle,
les marionnettistes de ces troupes étaient invités à
8
9
La technique
ancienne
d’animation
des poupées.
Les pièces
de Chikamatsu
étaient à l’origine
interprétées
de cette façon.
Toba éhitsu sôshi,
Ôsaka, 1772.
Chanteurs
de jôruri
et joueur
de shamisen.
Toba éhitsu sôshi,
Ôsaka, 1772.
© collection privée Hiroshi Sugimoto
psychologique présentée dans les pièces de mœurs.
Un exemple de pièces nées de cette attente du public
est Kanadehon Chushingura, sans doute la pièce de
bunraku la plus célèbre.
S’inspirant de la vraie histoire de 47 ronin (les samouraïs sans maître), un incident qui eut lieu entre 1701
et 1703, la pièce fut mise en scène pour la première
fois 47 ans plus tard, en 1748. Après avoir dégainé
son sable dans le château d’Edo en réaction à des
insultes du chef du protocole (Kira Yoshinaka) du
shogun Tokugawa, le seigneur féodal Asano Naganori
fut forcé à se suicider, et son clan fut dissout. Les 47
loyaux serviteurs mirent soigneusement au point un
complot et se vengèrent en assassinant Kira deux ans
plus tard. Bien que de nombreuses années se fussent
écoulées depuis l’incident, les dramaturges prirent
quand même le soin de changer l’époque, le lieu et le
En 1703, Chikamatsu lança un nouveau genre de
pièces de marionnettes, les pièces de mœurs (sewamono), qui apporta une nouvelle prospérité au Takemotoza. Seulement un mois après le suicide d’un
commis de magasin et d’une courtisane, Chikamatsu
adapta au théâtre des marionnettes l’incident dans
une pièce intitulée Le Double suicide à Sonezaki. Le
conflit entre les obligations sociales (giri) et les sentiments humains (ninjo) présenté dans cette pièce
toucha profondément le public de l’époque, et devint
un thème central du bunraku.
Les pièces de mœurs, telles que la série des pièces de
Chikamatsu sur le suicide amoureux, devinrent le sujet
favori du théâtre des marionnettes.
Toutefois, les pièces historiques ne perdirent pas leur
popularité et devinrent de plus en plus sophistiquées
alors que le public vint à compter sur la profondeur
noms des personnes impliquées afin d’éviter des
représailles du shogun Tokugawa. Cette pièce populaire fut rapidement adaptée à la scène de kabuki et
fait toujours partie du répertoire des deux genres.
Tout au long du XVIIIe siècle, le bunraku développa
une relation de concurrence et de coopération avec
le kabuki. Au niveau du rôle individuel, les acteurs
de kabuki imitent les mouvements caractéristiques
des marionnettes du bunraku et le style de narration
du tayu, alors que les marionnettistes adaptent dans
leurs propres spectacles la fioriture stylistique des
acteurs célèbres de kabuki. Au niveau des pièces, de
nombreuses œuvres du bunraku, en particulier celles
de Chikamatsu, furent adaptées pour le kabuki, alors
que les productions prodigieuses du style du kabuki
furent mises en scène dans le bunraku. Éclipse pro-
10
gressivement par la popularité du kabuki, à partir de
la fin du XVIIIe siècle, le bunraku connut un déclin commercial, et les théâtres fermèrent les uns après les
autres jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le Bunraku-za.
Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la survie du
bunraku dépend du soutien financier du gouvernement, bien que sa popularité ait augmenté ses dernières années. Sous les auspices de l’Association du
Bunraku, des spectacles sont donnés régulièrement
au Théâtre national à Tokyo et au Théâtre national
de Bunraku à Osaka. Les tournées de bunraku sont
accueillies avec enthousiasme dans le monde entier.
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L’HISTOIRE SONEZAKI SHINJÛ
TSUKETARI KANNON MEGURI
AUTEUR CHIKAMATSU MONZAEMON
1653-1725
contexte
Le 7 avril 1703 (an 16 de l’ère Genroku), Tokubei, employé chez le marchand de sauce de soja Hirano-ya, et
son amante Ohatsu, courtisane de Dojima Shinchi, se suicident ensemble dans la forêt de Tenjin, au Cap de
Sone à Umeda. Un mois plus tard, ce fait divers, qui a fait sensation dans toute la ville d’Osaka, est repris
par Chikamatsu Monzaemon dans une pièce intitulée Sonezaki Shinjû tsuketari Kannon Meguri destinée au
théâtre de marionnettes Ningyo Joruri qui est représentée au théâtre Takemotoza à Osaka. La pièce connaît
un immense succès et les spectateurs sont si nombreux que le théâtre Takemotoza est capable de rembourser en une seule fois toutes les dettes qu’il avait à l’époque. En outre, Sonezaki shinjû demeure dans les
annales du bunraku car il s’agit de la première pièce du genre théâtral nommé sewamono, qui reprend au
théâtre des faits divers de l’actualité.
les GranDes liGnes De l’Histoire
Tokubei, employé de bureau chez le marchand de sauce de soja Hirano-ya à Osaka, est un fidèle client
d’Ohatsu, courtisane de la maison de plaisir Tenma-ya. Mais leurs sentiments ont dépassé les simples relations de client à courtisane et ils sont tombés amoureux l’un de l’autre.
Tokubei a l’intention de racheter la dette d’Ohatsu à la maison de courtisanes et de la prendre pour femme.
Mais le patron de Hirano-ya, qui est aussi l’oncle de Tokubei, apprécie grandement le travail de son neveu
et veut le garder à tout prix comme héritier. Tout en connaissant les relations de Tokubei et d’Ohatsu, il
cherche à faire célébrer son mariage avec sa nièce et fait accepter de force l’argent, cadeau de fiançailles, par
la belle-mère de Tokubei.
À Tokubei, qui refuse obstinément de devenir son successeur, l’oncle déclare : « Si c’est comme ça, rends-moi
l’argent. Et ne remets plus jamais les pieds à Osaka. » et il l’expulse de sa maison. Tokubei parvient, après bien
des efforts, à faire rendre l’argent par sa belle-mère pour le remettre à son patron, mais il rencontre par
hasard un ami, le marchand d’huile Kuheiji qui a absolument besoin d’argent. Tokubei prête à son ami la
somme précieuse qu’il doit rembourser à son patron en lui faisant promettre de rendre l’argent dans trois
jours.
© The Odawara Art Foundation
Mais les trois jours se passent et Kuheiji ne rembourse toujours pas l’argent. Tokubei est aux abois. Et
Kuheiji, qui a rencontré Tokubei par hasard, nie lui avoir emprunté de l’argent, après l’avoir traité publiquement de voleur, le roue de coups avec sa bande de copains.
Totalement déshonoré, il ne reste plus à Tokubei qu’à racheter son honneur en se donnant la mort…
Ce soir-là, Tokubei se rend à la maison de plaisir Tenma-ya pour voir Ohatsu qui devine aussitôt les intentions de son amant. Ils se prennent par la main et s’enfuient de la maison en pleine nuit pour aller vers l’endroit où ils vont connaître leurs derniers instants.
Arrivés dans la forêt du Cap Sone, les deux amants font leurs adieux à ce monde…
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UNE PRODUCTION
EXCEPTIONNELLE & CONTEMPORAINE
文楽 I 文楽 I 文楽 I 文楽 I 文楽
iii. une collaboration inéDite entre
Des trésors nationaux ViVants & un artiste
conteMPorain, HirosHi suGiMoto
DU THÉÂTRE
Partageant la vision de Sugimoto, des Trésors Nationaux vivants comme seiji tsurusawa (shamisen) et
Minosuke Yoshida (manipulateur) relèvent ici le défi
de présenter un bunraku totalement inédit, avec la
version complète du Suicide amoureux à Sonezaki
de Chikamatsu.
BUNRAKU
Les pièces de bunraku prennent comme point de départ
la composition musicale du shamisen.
Jusque-là, la musique utilisée pour l’interprétation
datait de 1955, année où cette pièce de bunraku a été
à nouveau autorisée.
C’est donc grâce à une forte collaboration entre Hiroshi
Sugimoto et le compositeur, Seiji Tsurusawa, que
cette œuvre a été recréée sur la base d’une composition musicale entièrement nouvelle et un prélude
exceptionnel, solo interprété par Tsurusawa luimême.
i. création inéDite D’un artiste conteMPorain – HirosHi suGiMoto –
Dans les arts De la scÈne traDitionnels
C’est en effet la première fois qu’un artiste contemporain revisite une pièce du bunraku traditionnel.
Il apporte ici une interprétation originale à la plus célèbre pièce de chikamatsu Monzaemon Sonezaki shinjû
tsuketari Kannon meguri et se charge de la production, de la mise en scène, de la direction artistique et des
projections vidéos pour ce chef-d’œuvre du théâtre classique japonais.
Sur la scène de Sugimoto Bunraku, les décors de théâtre traditionnels n’apparaissent pas. Chaque acte se présente comme une œuvre conçue par Hiroshi Sugimoto symbolisant la scène. Hiroshi Sugimoto compose les
éléments scéniques et les marionnettes comme une installation, dans une obscurité qui enveloppe toute la
scène.
Pour la présentation en France, il passe commande à l’artiste vidéaste tabaimo (Biennale de Venise, 2012)
pour la création d’une image originale supplémentaire.
ii. renaissance Du scriPt oriGinal Du SUICIDE AMOUREUX À SONEZAKI
La représentation de Sonezaki Shinju (script actuel) qui est actuellement donnée au théâtre Ningyo Joruri
Bunrakuza est une version qui a été abrégée pour des raisons de mise en scène.
© collection privée Hiroshi Sugimoto
Hiroshi sugimoto, qui a mené des expériences audacieuses dans les arts traditionnels ces dernières années en
intégrant des éléments du théâtre Nô dans ses œuvres, fait intrusion aujourd’hui dans le monde des marionnettes ningyo Joruri bunraku.
iV. création D’une nouVelle Marionnette
Pour un seul ManiPulateur, kiritake kanJuro
Lors des premières représentations de l’ère Edo (ère
Genroku), les marionnettes n’étaient pas actionnées
par trois marionnettistes comme aujourd’hui, mais
par un seul manipulateur.
Pour Sugimoto Bunraku, Kiritake Kanjuro, s’exerce à
la manipulation en solo pour la scène du Pèlerinage
à la Déesse Kannon, qui a été réintégrée dans la
pièce, avec une nouvelle marionnette d’Ohatsu, créée
spécialement pour la manipulation par un seul
artiste. À remarquer tout particulièrement, la
modernité des vêtements d’Ohatsu qui porte un
kimono créé avec le carré Hermès, grâce à la collaboration de cette illustre Maison lors de la création de
la marionnette.
Statue Avalokiteshvara aux onze visages (Juichimen
kannon) période Heian (Xe-XIe siècles), bois, H: 107.5 cm
Cette statue, issue de la collection privée de Hiroshi
Sugimoto, digne des plus grandes collections d’art
antique japonais, est utilisée pour la re-création de cette
première partie, et fait une apparition remarquable
pour clôturer cette séquence à dessein spirituel.
Afin de présenter un spectacle fidèle au script original, la partie Kannon meguri (pèlerinage à la Déesse
Kannon) a été réintégrée dans la pièce d’aujourd’hui. La première de ce spectacle, qui a eu lieu en 1703, revit
donc aujourd’hui, en 2011.
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AU PLATEAU
[…] Le tayû le respecte profondément et ne s’autorise
ni modifications ni ajouts, loin de la désinvolture de
l’acteur de kabuki à l’égard du livret. Comme le précise Takemoto Tsudayû, un grand maître de l’aprèsguerre :
« Le plus important est le texte. L’intrigue, le développement de l’histoire, les mots choisis par le dramaturge,
tout cela est au centre même du bunraku et chaque
participant doit s’efforcer d’arriver à une performance
conforme au texte.
[…] Le tayû n’est pas en scène en tant que simple chanteur, ou récitant ou narrateur, il y est pour jouer la
pièce. […. ] Son rôle n’est pas de simplement décrire une
action, de chanter un lamento ou de reproduire un dialogue comique. […]
Non ! le tayû n’est pas un simple “raconteur d’histoire”,
il est l’histoire, il est la pièce ! »
Un chanteur-récitant, le tayû, vêtu d’un costume formel de l’époque d’Edo, assis sur les talons, son texte
devant lui, sur un lutrin, flanqué d’un joueur de shamisen, assure ainsi tout le spectacle ! Il va, comme
l’indique cette formule consacrée, « raconter l’émotion », dire et incarner les sentiments qui travaillent
les héros du récit qu’il nous présente, sans le support
spectaculaire des poupées.
QuelQues inDications tecHniQues
Le jôruri est donc un long récit entrecoupé de dialogues que le tayû interprète seul, assurant tous les personnages, passant d’un registre à l’autre, tour à tour solennel, sarcastique, maniéré, ému, pathétique, minaudier ou querelleur, soulignant sa virtuosité par des jeux de physionomie très marqués. On distingue en principe plusieurs modes de production vocale : kotoba proche de la langue parlée pour les dialogues, normalement sans appui musical ; j’ai écrit dans un style soutenu, poétique, qui relate les événements, décrit les états
d’âme des personnages, explique et commente le développement de l’intrigue, etc. récité sur un ton vigoureux, bien scandé ; enfin, fus hi, seule partie véritablement chantée, richement mélodique.
Le shamisen utilisé – le futozao – est beaucoup plus grand et plus lourd que les instruments ordinaires ; il
orne musicalement la performance du tayû, crée l’atmosphère, introduisant parfois des ballades populaires,
ponctue la narration, jette des passerelles musicales entre les moments de silence narratif. Sans jamais
entrer en compétition avec la voix du tayû, il dirige et rythme l’ensemble de la performance.
Il faut une longue expérience pour former une combinaison « tayû – shamisen » parfaitement équilibrée ;
aussi, une fois constituées, les grandes paires jouent ensemble pendant de longues années et ne changent
guère de partenaire. Pour l’essentiel, le tayû est seul avec son accompagnant, mais certaines scènes se donnent en chœur, réunissant plusieurs tayû et musiciens. Étant donné la longueur des livrets et l’intensité de
l’engagement physique et psychique demandé, plusieurs paires se succèdent au cours d’un spectacle.
Jean-Jacques Tschudin
Professeur émérite, université Paris 7- LCAO, section de japonais
in Jôruri — l’art de raconter l’émotion MCJP
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LES MARIONNETTES & LE SPECTACLE
Les marionnettes de bunraku, faisant de la moitié
aux deux tiers de la taille humaine, sont assemblées
à partir de plusieurs composants : tête en bois, épaulette rigide, tronc, bras, jambes et costume. La tête
est dotée d’une poignée avec des ficelles de contrôle
pour faire bouger les yeux, la bouche et les sourcils.
Cette poignée est insérée dans un orifice au centre
de l’épaulette rigide. Les bras et les jambes sont suspendues à l’épaulette rigide par des ficelles, et le costume recouvre l’épaulette rigide et le tronc, à partir
duquel un arceau en bambou est suspendu pour former les hanches. Les marionnettes « femmes » ont
souvent des têtes fixes, et, puisque leur long kimono
couvre complètement la partie inférieure de leur
corps, la plupart n’ont pas de jambes.
Il y a environ 70 têtes de marionnettes différentes en
usage. Les têtes sont divisées en différentes catégories, telles que les jeunes femmes non mariées, ou les
jeunes hommes de grande force, et autres. Chaque
tête est en général utilisée pour un nombre de personnages différents, bien qu’elle soit souvent appelée par le nom du rôle dans lequel elle fit sa première
apparition.
Le omozukai (opérateur principal) insère sa main
gauche à travers l’ouverture à l’arrière du costume et
tient la poignée de la tête. De sa main droite, il articule
le bras droit de la marionnette. Tenir une grande marionnette de guerrier peut être un exercice d’endurance puisqu’elles pèsent jusqu’à 20 kilogrammes.
Le bras gauche est opéré par le hidarizukai (premier
www.la-pierre-et-le-sabre-iaido18.fr/bunraku.htm
assistant), et les jambes et les bras par le ashizukai
(second assistant), qui tape également des pieds pour
rendre les effets sonores et ponctuer le rythme du
shamisen. Pour une marionnette « femme », le ashizukai manie la partie inférieure du kimono pour
simuler le mouvement des jambes.
À l’époque de Chikamatsu, les marionnettes étaient
manipulées par une personne, la marionnette à trois
personnes ne fut pas introduite avant 1734.
À l’origine, cet opérateur soliste n’était pas visible
sur scène, mais pour le Double suicide à Sonezaki, le
maître marionnettiste Tatsumatsu Hachirobei fut le
premier à travailler à la vue du public.
Aujourd’hui, les trois marionnettistes sont visibles
sur la scène. Les opérateurs sont en général vêtus de
noir et portent une capuche pour les rendre symboliquement invisibles. Une célébrité du monde du
bunraku, l’opérateur principal travaille souvent sans
capuche noire, et même dans certains cas revêt une
robe de soie brillante blanche.
Tout comme les marionnettistes, le tayu (narrateur)
et le joueur de shamisen étaient à l’origine à l’abri des
regards du public, mais dans une nouvelle pièce en
1705, Takemoto Gidayu fit sa narration devant les
spectateurs, et, en 1715, le tayu et le joueur de shamisen commencèrent à se produire sur une estrade spéciale surélevée, sur laquelle ils apparaissent encore
aujourd’hui.
Le tayu a, par tradition, toujours tenu le rang le plus
élevé dans une troupe de bunraku. En tant que narrateur, c’est lui qui crée l’atmosphère d’une pièce, et
il doit formuler tous les rôles, des voix de basse
rudes des hommes aux voix de fausset aiguës des
femmes et des enfants.
Le joueur de shamisen ne se contente pas d’accompagner le tayu. Du fait que les marionnettistes, le
tayu et le joueur de shamisen ne se regardent pas
pendant les représentations, c’est au joueur de shamisen qu’il appartient de donner le ton de la pièce
avec le raclement rythmique.
Dans certaines pièces de bunraku de grande
ampleur et certains spectacles empruntés au kabuki,
plusieurs paires de tayu-shamisen et des ensembles
de shamisen sont utilisés.
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HIROSHI SUGIMOTO
TAKÉMOTO GIDAYÛ
& CHIKAMATSU MONZAÉMON
Né à Tokyo en 1948, Hiroshi sugimoto étudie la photographie aux États-Unis dans les années 1970.
Artiste pluridisciplinaire, il travaille avec la photographie, la sculpture, les installations et l’architecture. Son art
relie les idéologies orientales et occidentales tout en examinant la nature du temps, de la perception, et les origines de la conscience. Dioramas, Theaters, Seascapes, Architecture, Portraits, Conceptual Forms et Lightnings fields,
sont ses séries les plus connues. Ses œuvres figurent parmi de nombreuses collections publiques, dont celles du
Metropolitan Museum of Art et du MoMA à new York, de la national Gallery et de la Tate Modern à Londres, et
du musée national d’Art moderne ainsi que du musée d’Art Contemporain de Tokyo.
La série Portraits, initialement produite pour le Deutsche Guggenheim Berlin, a été également présentée au
Guggenheim Bilbao en 2000 et au Solomon r. Guggenheim new York en mars 2001.
En 2006, une rétrospective de ses œuvres a été organisée par le Hirshhorn Museum de Washington, D.C et le
Mori Art Museum de Tokyo, donnant lieu à la publication d’une monographie intitulée Hiroshi Sugimoto.
Au début des années 2000, il commence des mises en espaces et débute ses collaborations avec les arts vivants
traditionnels : Noh performance of Yashima daiji interprété par Naohiko Umewaka au Kunsthaus Bregenz en
Autriche et à la Dia Center for the Arts à New York en 2001, Modern Noh – The Hawk Princess à la Japan Sociery
de new York en 2005, et récemment Sanbaso – Kami hisomi iki au Kanagawa Arts Theatre à Yokohama en 2011
puis au Solomon r. Gugenheim Museum de new York en 2013. En 2011, il créé en collaboration avec la compagnie nationale de bunraku d’Osaka, Sugimoto Bunraku Sonezaki Shinju, au Kanagawa Arts Theatre et devient le premier artiste à revisiter une pièce du bunraku traditionnel.
Ce n’était encore qu’un art mineur, et qui le fût resté
sans la venue d’un chanteur de génie qui fut en
même temps un habile directeur. C’est takémoto
Gidayû (1651-1714) qui fonda en 1684, à Osaka, le
théâtre qui portera son nom, Takémoto-za, théâtre
qui a subsisté au travers de bien des vicissitudes et
plusieurs incendies et qui est l’ancêtre direct du
Bunraku-za.
En 2008, à l’occasion d’une exposition personnelle au 21st Century Museum of Contemporary Art de Kanazawa,
intitulée The History of History, il regroupe ses propres œuvres avec des pièces de sa collection d’art ancien japonais et dévoile ainsi un aspect essentiel de son travail en dialogue et questionnement avec les sources les plus anciennes de civilisation et de spiritualité.
Il étend également son champs d’activité à la littérature et à l’architecture. En 2008, il publie un second essai au
Japon Utsutsu-na-zo (Édition Shinchosha) et fonde new Material Laboratory à Tokyo alors qu’il est impliqué dans
la conception des espaces extérieurs et l’aménagement du Izu Photo Museum (2009). Il a également conçu l’aménagement de Oak Omotesando à Tokyo (2013).
Il créé Odawara Art Foundation en 2009 qu’il va doter d’un lieu dont il conçoit actuellement l’architecture et
l’aménagement paysagé du site.
Hiroshi Sugimoto est lauréat du Mainichi Art Prize (1988), du Hasselblad Foundation International Award in
Photography (2001), du prix Photo España (2006) et du Praemium Imperiale Award (2009).
Il était difficile de mieux tomber. Gidayû, en effet,
avait mis la main sur celui qui devait devenir le plus
grand sans doute des écrivains japonais de tous les
temps, qui fut en tout cas l’inventeur de la dramaturgie de son pays, un auteur dont la puissance d invention, l’énergie créatrice furent si prodigieuses que
d’emblée, et au grand scandale de certains Anglais
de l’époque victorienne, on le compara à Shakespeare lorsqu’on découvrit ce dernier.
Gidayû mit au point un mode de récitation inspiré
du jôruri, mais infiniment plus varié et plus nuancé,
connu depuis lors sous le nom de gidayû-bushi, le
chant à la manière de Gidayû.
René Sieffert
in Les Arts du Japon, Théâtre Classique,
POF, 1983,
Des montreurs de marionnettes, attachés à l’établissement, illustraient les récits dramatiques qu’interprétaient chanteurs et musiciens assis sur le côté ou
à l’arrière d’un espace scénique délimité par deux
rideaux tendus l’un au-dessus de la tête des marionnettistes, l’autre au niveau du sol. Les poupées, à
manchon étaient tenues à hauteur de poitrine par
leur animateur qui restait donc visible.
Une autre technique consistait à tenir les simulacres
à bout de bras, l’homme restant dans ce cas totalement caché par un rideau unique. Il semble bien que
dans un premier temps au moins, l’on n’ait fait usage
d’aucun décor, les poupées se détachant sur une toile
monocolore tendue au fond.
Encore fallait-il des pièces nouvelles qui pussent
mettre en valeur le talent du chanteur et retenir le
public.
Gidayû s’était adressé à divers professionnels, s’était
lui-même essayé à la composition, mais n’y avait
guère réussi, quand il eut la chance de rencontrer, ou
sans doute plutôt l’intelligence de reconnaître le
génie d’un jeune auteur qui avait déjà acquis une
certaine réputation par quelques dizaines de jôruri à
l’ancienne mode et un certain nombre de pièces
pour le kabuki, Chikamatsu Monzaémon.
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LE STYLE CHIKAMATSU MONZAEMON
autoportrait, wikipédia
temple. Cela expliquerait la vaste culture bouddhique
que révèle la lecture de son œuvre. La première pièce
qu’on peut lui attribuer avec vraisemblance est de
1677 ; il avait alors environ vingt-cinq ans. Parmi les
quelque cinquante drames qui suivirent jusqu’en
1703, la moitié environ était destinée au kabuki, l’autre à divers chanteurs de jôruri. Un certain nombre
d’entre eux retiennent l’attention, notamment Shussei
Kagekiyo, de 1686, le premier que l’on puisse lui
attribuer avec certitude.
Les chefs-d’œuvre pourtant sont à peu près tous des
vingt dernières années de sa vie, années extraordinairement fécondes, puisque, de 1703 à 1724, on ne compte
pas moins de soixante-quatorze pièces, toutes de
jôruri, et dont, à quelques rares exceptions près, l’authenticité est certaine. En 1703, Chikamatsu composa pour Gidayu, Shussei-Kagekiyo, pièce inspirée
du nô et de l’épopée, qui connut un succès tel que les
deux hommes décidèrent de s’associer. Cette association devait avoir une influence déterminante sur
leur carrière et marquer un tournant décisif dans
l’histoire du théâtre japonais, car Chikamatsu réserva
désormais la majeure partie de sa production à
Gidayu, puis à son successeur. Toutes les œuvres du
dramaturge inscrites aujourd’hui au répertoire sont
de cette époque.
On peut distinguer, dans l’œuvre de Chikamatsu, deux
grandes catégories : les jidai-mono, « théâtre d’époque » ou « drames historiques » et les sewa-mono,
terme que l’on pourrait expliquer à peu près, sinon
traduire par « scènes de la vie bourgeoise » ou plus
simplement par « théâtre d’actualité ».
Dans ses « pièces historiques », Chikamatsu se soucie fort peu de la vraisemblance des situations ; le
merveilleux et la fantasmagorie y trouvent une large
place. L’imagination des metteurs en scène a pu s’y
donner libre cours pour monter des machineries
complexes qui, de tout temps, firent les délices des
spectateurs. Les auteurs du XVIIIe siècle virent là la
recette de son succès, qui n’en imitèrent que ce vain
côté spectaculaire et tombèrent dans l’extravagance
et l’enfantillage. Ils avaient, pour reprendre une formule de Zeami, « pris l’effet second pour la substance,
ignorant que, si la substance fait défaut, l’effet second à
son tour perd toute valeur ».
De la vie du « Shakespeare japonais », nous savons
peu de chose. Seule la date de sa mort est certaine :
1724 ; quant à sa naissance, on la situe généralement
vers 1653. Selon une généalogie récemment découverte, le nom de sa famille serait Sugimori. Neuf provinces revendiquent l’honneur de lui avoir donné le
jour. Il semble toutefois assez probable qu’il soit né
à Kyôto. Il était le fils, dit-on, d’un médecin attaché au
seigneur de Fukui. Il aurait fait ses études dans un
monastère, le Kinshô-ji : le pseudonyme Chikamatsu
est en effet la traduction japonaise du nom de ce
22
qui sévit au début du XVIIIe siècle : la cause réelle en
était d’ailleurs précisément le système que le dramaturge dépeint sans le récuser. Bien au contraire,
Chikamatsu croit à la « vertu » de ce système. Ce
sont les hommes qu’il accuse d’ignorer cette vertu :
le coupable est celui qui attache à l’argent la valeur
que la morale officielle réprouve en paroles, mais
honore en fait, le coupable est le fils qui se révolte
contre l’autorité du père, la femme que la conduite
odieuse du mari condamne à l’adultère.
Mais en même temps qu’il porte condamnation contre
le coupable, il dénonce le responsable que la société
absout : le premier est criminel peut-être, mais digne
de pitié ; le second est innocent en droit, mais il est
odieux et ne mérite que le mépris. Sans grandiloquence et sans sermons, Chikamatsu contribua certainement pour une large part à la prise de conscience
et à l’affinement moral d’une classe sociale montante,
mais d’une culture rudimentaire, de sentiments encore
frustes. Son public, sans doute, fut parfois choqué
par l’éclairage inattendu sous lequel il plaçait une
affaire que tout le monde croyait connaître et pouvoir juger sans appel.
Le théâtre historique de Chikamatsu n’est toutefois
qu’un prolongement du jôruri ancien, un ultime développement de la récitation épique qui ne s’intéresse
qu’aux faits et gestes des grands de ce monde. Les
classes sociales inférieures n’y fournissent, à peu de
chose près, que des valets ou des bouffons. Qui donna
au dramaturge l’idée de porter à la scène des drames
« actuels », se déroulant dans la petite bourgeoisie
d’Osaka ou de Kyôto ? Si nous considérons qu’à la
même époque, le romancier Saikaku s’inspirait de
complaintes (uta-zaimon) pour conter à sa manière
des faits divers tragiques, ceux-là mêmes que
Chikamatsu allait chanter à son tour, il nous faut
admettre que « l’idée était dans l’air ». N’oublions pas
que l’un et l’autre vivaient du produit de leur pinceau, et qu’ils avaient une conscience très nette des
besoins et des préférences de leur public.
Quoi qu’il en soit, le Double suicide à Sonesaki (1703)
inaugurait avec succès un théâtre nouveau, mieux,
un théâtre moderne. Les « drames d’actualité » de
Chikamatsu sont au nombre de vingt-quatre. Composés en quelques jours, présentés au public parfois
moins d’un mois après l’événement qui les inspirait,
ils jouaient peut-être, pour le petit peuple de la ville,
le rôle de notre presse à sensation. Il fallait tout le
talent d’un Chikamatsu pour produire, dans de telles
conditions, des chefs-d’œuvre. D’une banale affaire
de détournements de fonds, d’adultère, de suicide
d’amants contrariés par leur famille, de crime crapuleux même, il sut faire des drames poignants, criants
de vérité, quand bien même rien n’y subsistait des
mobiles véritables. Une subtile transposition des
facteurs psychologiques et sociaux donne aux faits
une valeur exemplaire, une portée universelle.
En pareille occurrence, l’homme accuse le destin : il est
commode de voir dans les malheurs présents la rétribution des fautes d’une vie antérieure. Chikamatsu,
en apparence, adopte cette interprétation, et certains
s’y sont trompés, même parmi les exégètes les plus
déliés. Les chants lyriques qui coupent le texte insistent sur le caractère fatal du drame, mais en filigrane
apparaissent les causes réelles : elles sont toujours
dans la logique des caractères. Mais ces caractères à
leur tour sont dans la logique du régime social et
économique. Là sont les sources de la fatalité qui
broie les personnages, et non dans un destin transcendant à l’humanité. De l’ensemble se dégage en
définitive un tableau lucide et amer de la férocité du
système semi-féodal de l’époque. Qu’on n’aille pourtant pas chercher là je ne sais quel « objectivisme »
révolutionnaire : Chikamatsu est un moraliste certes,
mais non un réformateur. Son œuvre n’inquiéta sérieusement les autorités qu’au moment où elles crurent
y discerner la cause de l’épidémie de doubles suicides
Tel fut le cas, nous le savons, pour Onna-goroshi
abura-jigoku, « Meurtre d’une femme, enfer d’huile »,
le chef-d’œuvre de Chikamatsu (1721). Un jeune dévoyé avait assassiné, pour la voler, la femme d’un voisin, marchand d’huile. Le crime était horrible ; l’assassin, bientôt arrêté, avait été exécuté. Or, c’est de
cette cause indéfendable que l’auteur allait tirer son
œuvre la plus nuancée, la plus profonde et la plus
humaine, en montrant comment la faiblesse des parents du lamentable héros de l’aventure avait fait peu
à peu d’un enfant gâté une épave roulant de déchéance en déchéance ; jusqu’au jour où, affolé par la
nécessité de satisfaire un créancier menaçant, il en
arrive à commettre, à demi-inconscient, son forfait
inexpiable.
le « Jôruri » aPrÈs cHikaMatsu.
Quelques « drames d’actualité » de cette époque figurent également au répertoire, eux aussi sous forme
de « morceaux choisis ». Là non plus, il ne reste pas
la moindre trace de la pénétration psychologique, de
la pitié humaine de Chikamatsu. Dans une prose
plate et larmoyante, affectée et mièvre dans les meilleurs endroits, il y est fait appel aux sentiments les
plus conventionnels : ces mélodrames sont aux chefsd’œuvre du maître ce que la presse du cœur est aux
romans de Balzac.
René Sieffert
Extrait de Le Théâtre japonais, in Les Théâtres d’Asie,
dir. Jean Jacquot, CNRS, Paris, 1968, pp. 144-152
23
EXPOSITIONS
•
Hiroshi Sugimoto – Accelerated Buddha
à la FonDation Pierre berGé-YVes saint laurent
3 RUE LÉONCE REYNAUD PARIS 16
Dans le caDre Du FestiVal D’autoMne à Paris :
Du 10 octobre au 26 JanVier
•
D’œuvres de Hiroshi Sugimoto
Dans les salons boucHeron
26 PLACE VENDÔME PARIS
Du 15 au 25 octobre 2013
RENCONTRES
•
Rencontre avec Hiroshi Sugimoto
Hiroshi Sugimoto parlera de son travail et de sa passion
pour l’art en illustrant ses propos par une projection de ses photographies.
MercreDi 16 octobre 2013 à 18H30
• Le Bunraku
conFérence-DéMonstration
Alors que le Théâtre de la Ville présente Double suicide
à Sonezaki, classique du Bunraku revisité par l’artiste
contemporain Hiroshi Sugimoto, la Maison de la culture
du Japon à Paris propose une conférence-démonstration
pour découvrir cet art qui réunit manipulateurs
de marionnettes, récitants et joueurs de luth japonais.
MarDi 8 octobre 2013 à 18H30
Maison De la culture Du JaPon à Paris
101 BIS QUAI BRANLY PARIS 15 - 01 44 37 95 01
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