La perception des risques par les travailleurs du nucléaire

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La perception des risques par les
travailleurs du nucléaire :
Éléments de théorie et Etude de cas
Safiétou Mbaye
Dr. en Psychologie Sociale
Université Pierre Mendès-France Grenoble 2
EDF Recherche & Développement
AMTSN – 15 mai 2009
1
Délimitation du sujet
• La perception ou l’évaluation subjective des
risques par l’individu ordinaire, non spécialiste de
la prévention des accidents
• Comprendre les mécanismes de la perception et le
rôle des croyances dans la perception (ou
évaluation) des risques
• Cerner l’influence de la perception des risques sur
les comportements à risque et de prévention des
individus
• Améliorer la prévention en tenant compte de la
subjectivité des acteurs
2
Une définition « objective » de la notion de
risque
« La possibilité qu’un événement ou une situation
entraîne des conséquences négatives dans des
conditions déterminées (…). La possibilité est
souvent formalisée en termes de probabilité (…).
Les conséquences négatives, non souhaitées,
caractérisées souvent par la gravité, peuvent être
de divers types : accidents, incidents, erreurs,
pannes, dysfonctionnements, etc. » (Leplat, 2003)
3
Le risque comme construction cognitive et
sociale
• Le risque renvoie à des situations complexes qui
renferment un certain degré d’incertitude
• Son évaluation permet à l’individu de réduire cette
incertitude pour adapter son comportement à la
situation
• Mobilisation de connaissances issues de
l’apprentissage, de l’expérience, des courants de
pensée propres au groupe d’appartenance (métier,
organisation, ethnie, etc.)
4
Le risque comme construction cognitive et
sociale
• Du point de vue cognitif, l’individu utiliserait des
procédures de traitement des informations
relatives à la situation
• l’heuristique de disponibilité
• l’heuristique de représentativité
• l’heuristique ancrage/ajustement
• l’heuristique affect
5
Le risque comme construction cognitive et
sociale
• Heuristique de disponibilité
tendance de l’individu à évaluer un événement
donné suivant les informations qu’il a en
mémoire. (Tversky & Kahneman, 1974).
Utilisation de cette heuristique peut amener
l’individu à surestimer le poids des dimensions
les plus rares de l’événement en raison de leur
forte disponibilité en mémoire.
6
Le risque comme construction cognitive et
sociale
• Heuristique de représentativité
le sujet construit son jugement en se fondant sur
la ressemblance entre l’événement perçu et un
événement connu, ou bien en se référant à leur
appartenance à la même classe d’événements.
Cette heuristique peut également reposer sur
l’évaluation d’une relation de cause à effet
entre deux événements.
7
Le risque comme construction cognitive et
sociale
• Heuristique ancrage/ajustement
préférence pour les éléments de la situation qui
confirment les croyances passées (Tversky &
Kahneman, 1974). Par exemple, de nouvelles
informations sont généralement jugées pertinentes
et riches d’enseignements lorsqu’elles sont en
accord avec des croyances passées. En revanche,
lorsqu’elles les contredisent, elles sont perçues
comme étant inintéressantes ou erronées (Nisbett
et Ross, 1980, cités par Slovic, 1987).
8
Le risque comme construction cognitive et
sociale
• Heuristique affect
l’évaluation du risque serait affectée par l’état
émotionnel du sujet percevant ainsi que par la
tonalité émotionnelle (valence positive ou
négative) associée à l’événement.
Par exemple, des campagnes de promotion de la
cigarette atténuent l’effet des informations contre
le tabagisme en provoquant un sentiment de bienêtre chez des fumeurs (Slovic et al., 2004).
9
Le risque comme construction cognitive et sociale
• Des différences de perception selon les époques, les peuples,
les avancées de la science ou de la réglementation
• Des risques acceptables (ex.: finance, sport automobile,
humanitaire, etc.) versus des risques inacceptables (ex.:
pollution environnementale, sécurité routière, etc.)
• la production d’électricité d’origine nucléaire constitue
une grande source de danger (…) mais elle garantit
l’indépendance énergétique → plus les bénéfices perçus
sont importants, plus le risque est jugé faible
• La
médiatisation
du
risque
comme
phénomène
d’amplification sociale du risque (ex.: grippe porcine, incident
de Tricastin, accidents d’avion, etc.)
10
Le risque comme construction cognitive et
sociale: Quelques exemples illustratifs
• Perception des risques liés aux nanotechnologies par le
public (Schütz et al., 2008; Siegrist et al., 2008)
• le manque de connaissances sur ces nouvelles
technologies comme source d’angoisse qui amplifie la
perception de leur dangerosité.
• les petites et moyennes entreprises sont moins
susceptibles de provoquer des catastrophes que les
grandes entreprises
• les nanotechnologies à des fins nutritives inquiètent
davantage les participants que les applications pour
fabriquer des emballages alimentaires
11
Le risque comme construction cognitive et
sociale : Quelques exemples illustratifs
• Des différences de perception entre experts et
« profanes »
• Par exemple, les experts perçoivent en général les
biotechnologies comme étant très bénéfiques et peu
dangereuses pour l’homme tandis que les profanes
estiment le contraire (Savadori et al., 2004).
• Le jugement de l’expert est assez proche des
statistiques officielles sur les taux de mortalité par
exemple, alors que le jugement des profanes renvoie
à des considérations plus subjectives (Rowe &
Wright, 2001).
12
La dimension culturelle de la perception des risques
• La culture véhicule les normes, les valeurs, les rites et les
tabous communs aux membres d’un même groupe (Schein,
1990)
• Perception des risques liés à des activités technologiques
comme le nucléaire par quatre groupes différenciés par la
culture (Douglas & Wildavsky, 1982)
• Groupes hiérarchiques se soumettent aux décisions des autorités
gouvernementales
• Groupes égalitaires les évaluent comme étant très dangereuses et
peu bénéfiques → + protestataires que les autres groupes
• Groupes fatalistes s’en remettent au destin
• Groupes individualistes les considèrent comme une opportunité ou
un moyen de faire avancer la société
13
La dimension culturelle de la perception des risques
• Déni du risque → La culture du risque dans le bâtiment (Cru,
1992)
« Passer d’une console pignon au plancher béton en
enjambant le vide, y a pas de danger, il a deux mains le gars
pour se tenir. (…) Des côtes cassées, c’est pas grave. Le
poignet, c’est pas grave. Les reins, ça oui c’est grave » (p.
77).
• Des idéologies défensives de métier
« Si tu as peur dans le boulot, t’arrive pas à le faire. Faut du
courage pour faire ce travail. (…) On oublie, c’est normal.
On peut pas penser à tout. On pense pas à l’accident. Si on
pense qu’on va se casser la gueule, on n’en finit plus. Jamais
peur, pas de vertige, rien du tout » (p. 78).
14
Des croyances sur les risques à l’origine de biais de
perception
• Le biais de supériorité ou de sur-confiance : tendance à se
croire plus habile qu’autrui à faire face une situation
dangereuse
• L’illusion de contrôle : tendance à surestimer son contrôle
personnel sur un événement donné alors qu’une évaluation
objective n’attribuerait pas un tel pouvoir sur le même
événement
• L’illusion d’invulnérabilité : tendance à se croire peu
susceptible de subir les conséquences néfastes d’un
événement négatif
• L’optimisme irréaliste : tendance à croire qu’on a plus de
chance de vivre des événements heureux que malheureux
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Le risque : une construction cognitive, sociale
et culturelle
• La perception ou l’évaluation du risque « se structure selon un
certain nombre de variables liées soit à la nature et aux
dimensions mêmes du risque, soit à des facteurs liés à des
caractéristiques propres aux sujets percevants » (Kouabenan &
Cadet, 2005, p. 68).
• Le risque est un concept multidimensionnel qui intègre des
facteurs comme l'incertitude, la crainte, le potentiel
catastrophique, la contrôlabilité ou la familiarité, qui vont
varier suivant les caractéristiques (croyances, culture,
position sociale, âge, sexe, etc.) de celui ou de ceux qui
évaluent la situation (Kouabenan, 2006).
16
De la perception des risques aux comportements de
prévention
• La perception du risque comme facteur le plus déterminant de
la disposition à adopter des comportements de prévention
• Mais, elle ne conduit pas toujours l’individu à se protéger
• Croyances sur les risques véhiculent des biais lors de
l’évaluation des risques et elles influencent la motivation des
individus à adopter des comportements de protection
• Ces croyances sont tout autant susceptibles de provoquer le
désengagement des individus vis-à-vis des programmes de
prévention, qu’ils sont capables de les inciter à se protéger
17
De la perception des risques aux comportements de
prévention
• Effets bénéfiques de l’optimisme sur la capacité de
récupération de patients ayant subi une opération chirurgicale
(pontage d’artère coronaire)
• Les personnes qui s’attendent généralement à réussir les
actions qu’elles entreprennent, fournissent davantage d’efforts
pour atteindre leur but que celles qui s’attendent à échouer
• Mais, lorsque ces attentes conduisent les gens à sous-estimer
le risque, elles entraînent des comportements inadaptés car,
généralement, les gens ne trouvent aucun intérêt à se protéger
contre des événements qu’ils jugent improbables
18
De la perception des risques aux comportements de
prévention : exemple du nucléaire et de la chimie
• Désintérêt pour le REX sur les accidents de la vie
courante
• Apprentissage insuffisant = Faible impact du REX
sur les comportements de prévention des individus.
→ Une faible menace perçue à l’origine du
désintérêt pour le REX sur les accidents de la vie
courante
19
Hypothèses
Hypothèse 1 : désintérêt pour les REX des accidents
de la vie courante → plus grande focalisation sur
les REX accidents directement liés au cœur de
métier (risques radiologiques et risques chimiques).
Hypothèse 2 : effet de la perception des risques plus
important sur la motivation pour le REX des
accidents de la vie courante que sur la motivation
pour le REX des autres types d’accidents.
20
Méthodologie (méthode, échantillon, déroulement)
Terrain d’étude : une usine chimique et une centrale nucléaire
Echantillon :
302 agents : 158 nucléaire, 144 chimie
Age moyen 41.8 ans (E.T. = 9.70).
Niveau hiérarchique : 35% techniciens, 30% agents de maîtrise, 26%
ouvriers, 8% cadres supérieurs.
Etude de la perception des risques par questionnaire
Evaluation d’une série de 20 événements (accidents, incidents,
maladies) suivant :
• probabilité ; gravité ; maîtrise ; et précautions pour réduire risque.
• motivation à participer à des réunions qui auraient pour but de partager les
leçons issues de l’analyse de ce type d’événements.
Mesure du sentiment de contrôle et du sentiment d’invulnérabilité :
• « J’ai de bonnes capacités personnelles pour maîtriser les risques à mon
poste de travail »
• « Je crois qu'il ne peut rien m'arriver de grave dans le cadre de mon
travail »
21
Sous-estimation ou surestimation des risques suivant
la nature du risque
4
3
2
1
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En
revanche,
ils
surestiment
leur
vulnérabilité vis-à-vis
des autres types de
risques.
Probabilité perçue
Co
Les
agents
du
nucléaire et de la
chimie sous-estiment
très fortement les
risques de la vie
courante.
Occurrence réelle des accidents
5
22
Comparaison de la perception des risques suivant la nature du risque
par un Test t (cas industrie chimique)
Dans secteur chimique, les
risques chimiques sont perçus
comme étant plus probables
(t(143)=5.01, p<.001), et plus
graves (t(143)=11.99, p<.001) que
les risques courants.
Les Risques chimiques ne sont
pas perçus comme étant plus
contrôlables que les risques de la
vie courante (t(143)=.18, p<.90).
Les agents prennent davantage de
précautions pour éviter les
accidents chimiques que pour
éviter les risques de la vie
courante (t(143)=7.90, p<.001).
Risques chimiques
5
Risques courants
4
3
2
1
0
Probabilité
Gravité
Maîtrise
Précautions
23
Comparaison moyennes échelles perception risques suivant
nature du risque par Test t
(cas industrie nucléaire)
Les risques radiologiques sont
perçus
comme
étant
plus
probables (t(157)=10.37, p<.001),
plus graves (t(157)=7.40, p<.001)
et plus contrôlables que les
risques de la vie courante
(t(157)=3.86, p<.001).
Les agents prennent davantage de
précautions pour éviter les
contaminations
radiologiques
que pour éviter les accidents de
la vie courante (t(157)=11.09,
p<.001).
Risques radiologiques
5
Risques courants
4
3
2
1
0
Probabilité
Gravité
Maîtrise
Précautions
24
Effets de la « nature du risque » et du « secteur d’activité » sur la
motivation pour le REX (cas du secteur chimique)
REX Accidents chimiques
5
Dans la chimie le REX sur
les
accidents
d’origine
chimique suscite davantage
d’intérêt que le REX sur les
accidents de la vie courante
(t(142)= 9.68, p<.001), et le
REX sur les contaminations
radiologiques (t(142)= 8.20),
p<.001).
REX Accidents radiologiques
REX Accidents courants
4
3
2
1
0
Industrie Chimique
25
Effets principaux et d’interaction des variables « nature du
risque » et « secteur d’activité » sur motivation à participer au
REX (cas industrie nucléaire)
5
Dans le nucléaire le REX sur les
contaminations
radiologiques
intéresse davantage les agents
que le REX sur les accidents de
la vie courante (t(151)= 9.40,
p<.001), et le REX sur les
accidents chimiques (t(153)=
8.22, p<.001).
REX Accidents chimiques
REX Accidents radiologiques
REX Accidents courants
4
3
2
1
0
Industrie Nucléaire
26
Hypothèse 1 confirmée :
Saillance des risques liés au cœur de
métier des industries.
Agents davantage intéressés par REX
accidents liés au cœur de métier que par
REX accidents de la vie courante.
27
Comparaison effet d’interaction sentiment
d’invulnérabilité et sentiment de contrôle sur chaque
type de REX par MANOVA
•
Le sentiment d’invulnérabilité affecte d’autant plus la
motivation pour le REX sur les accidents de la vie courante
que le sentiment de contrôle vis-à-vis de ce type de risque est
élevé (F (99,176)= 1.34, p<.05)
•
Il n’y existe pas d’effet conjoint du sentiment de contrôle et du
sentiment d’invulnérabilité sur la motivation pour le REX sur
des accidents d’origine radiologique et chimique
•
Autrement dit, les croyances illusoires des acteurs n’affectent
pas leur motivation pour le REX sur les accidents directement
liés au cœur de métier de leur entreprise
28
Hypothèse 2 confirmée :
La perception du risque a davantage d’effet sur la
motivation pour le REX des accidents de la
vie courante que sur la motivation pour le
REX des accidents liés au cœur de métier des
industries.
29
Conclusion sur les résultats de l’étude
• Effet de la nature du risque sur la motivation REX confirmé :
saillance des risques du cœur de métier par rapport autres
risques.
• Perception et attitude vis-à-vis des risques fortement associées
aux caractéristiques subjectives des risques :
• Les individus jugent les risques indépendamment de leur occurrence
réelle
• Les accidents les plus fréquents ne sont pas liés aux risques les plus
redoutés
• Motivation pour REX fixée sur accidents très rares, mais dont
les conséquences sont très redoutées.
30
Conclusion générale
• Prendre en compte la perception des risques pour:
• Mieux comprendre les désaccords entre experts et
profanes
• Révéler en quoi les stratégies de prévention adoptées par
l’entreprise nourrissent les croyances des acteurs (ex.:
accent mis sur la radioprotection)
• Développer des stratégies de communication pouvant
atteindre la subjectivité des acteurs (ex.: appel à la peur)
• Mieux adapter les messages de prévention au groupe
professionnel visé
• Etc.
31
Kouabenan, D. R., Cadet, B., Hermand, D.,
& Muñoz Sastre, M. T. (2006). Psychologie
du risque: Identifier, évaluer, prévenir.
Bruxelles: Editions De Boeck.
32
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