HOMMAGE
Kateb Yacine
Les sources du théâtre tragique
de Kateb Yacine
par
Rabah Soukehal
Face aux textes katébiens, le lecteur est confronté au mélange du réel et de
l'imaginaire, des mythes et des légendes, de l'amour et de la guerre, de
l'histoire fictive et de l'histoire réelle. Ainsi, au fur et à mesure de la
progression de notre lecture, nous remarquons l'enchevêtrement de plusieurs
registres ou discours : l'autobiographie, l'historique, le légendaire (ou
mythique) et le poétique. Ces discours constituent les sources du théâtre
tragique de Kateb Yacine, et les étudier est à la fois «aménager un accès» au
lecteur dans l'œuvre tragique et percevoir un théâtre à notre avis complexe
qu'il n'est pas toujours évident de comprendre, même après plusieurs
lectures. Même l'auteur avoue que ses textes sont difficiles à comprendre :
«Si j'avais écrit des choses simples, je n'aurais jamais écrit ce qu'il y a de
profond en moi».1
Tradition orale, mythes et légendes
Ce n'est pas à tort qu'on définit Kateb comme un auteur «populaire».
Populaire dans le sens où il est en contact continu avec le peuple et avec sa
terre natale. Populaire également parce que sa définition de l'écrivain nous
renseigne sur lui-même :
Le véritable écrivain est partout; il est là où l'on fait de la politique, là où
l'on joue aux cartes, là où l'on marche, là où l'on boit un verre, là où l'on lit
un livre.
Il est populaire parce qu'il n'a jamais cessé de se nourrir des traditions de
son peuple, des mythes et légendes qui se racontent aux quatre coins du
pays : Kateb passe son temps, en France, en Algérie, avec l'aide d'amis ou de
gens rencontrés dans le peuple, à se remémorer, à recueillir des traditions,
1 Abdoun Mohammed-lsmàil, Kateb Yacine, Alger / Paris, SNED / Fernand Nathan, Coll.
«Classiques du monde», 1983.
des légendes, et particulièrement celle qui concerne la tribu du Nadhor...2.
Kateb éprouve toujours le besoin de se retremper dans le milieu et de se
revivifier à ses sources.
A partir de là, nous nous rendons compte de l'immense et intéressant travail
qu'effectue «l'écrivain public» en voulant préserver une mémoire vive,
perturbée, déchirée, mais toujours chère, celle de tout un peuple.
Issu, donc d'une tribu très réputée dans tout l'Est algérien (groupe des
Kbeltiya), il est né dans une famille de lettrés.
Quelqu'un qui, même de loin, aurait pu mobserver au sein du petit
monde familial, dans mes premières années d'existence, aurait sans
doute prévu que je serais un écrivain, ou tout au moins un passionné de
lettres, mais s'il s'était hasardé à prévoir dans quelle langue j'écrirais, il
aurait dit sans hésiter : 'en langue arabe, comme son père, comme sa
mère, comme ses oncles, comme ses grands-parents'.»3
Kateb parle ainsi de la rencontre avec son père spirituel Cheikh
Mohammed Tahar Ben Lounissi dans un café maure à Constantine :
Il vient tout droit à ma table et me demande 'Est-ce que tu ne serais pas
de telle famille ?' et il me sort immédiatement tout un arbre généalogique.
Pas de doute il connaissait tous mes parents et il me dit : 'Naturellement,
tu dois écrire, toi, parce que ta famille vient de ces tribus de lettrés, au
sein desquelles on improvise la poésie. C'est ce qui montre que la poésie
n'est pas une chose qui appartient à tel ou à tel'.4
Kateb s'est vu depuis sa jeunesse en quête d'identité et de «nationalité»
algérienne. Dans sa tribu, renforcée depuis toujours par le mariage
consanguin, la tradition orale est plus vivante que jamais, et se transmet de
père en fils, de génération en génération, depuis le premier ancêtre5. Dès sa
tendre enfance, l'auteur nourrit son imagination de mythes et de légendes
issus de sa tribu, mais aussi d'autres en provenance de tout le Maghreb. Sil
est vrai que «tout l'homme est dans l'enfant»6, une fois adulte, Kateb n'a rien
voulu perdre de cette richesse orale. Il en a donc transformé, à l'aide de son
imagination fertile, une infime partie et a gardé une grande partie telle
qu'elle a été transmise par ses aïeux. L'auteur revient boire à la source, hanté
par ce que lui racontaient sa mère, son père et ses grands-parents. «[Son]
2 La tribu de l'auteur, éparpillée dans l'Est algérien : Constantine, Bône, Guelma et Souk-Ahras.
On la trouve même à Alger et de l'autre côté de la frontière algéro-tunisienne.
3 Le Polygone étoilé, Paris, Le Seuil, 1966.
4 Lakhdar Amina & Jean Duflot, «Kateb Yacine, les intellectuels, la révolution et le pouvoir»,
Jeune Afrique n° 234, Paris, 26 mars 1967.
5 Dans sa thèse, Madame Jacqueline Arnaud parle de la différence d'âge entre Kateb et Keblout
l'ancêtre. Il existe neuf générations d'écart entre les deux.
6 Lakhdar Amina & Jean Duflot
imagination () remonte le temps et y discerne de lointains souvenirs. Les
pages du livre de l'histoire ancienne»7.
Il est vital pour l'auteur d'habiter cette partie cachée et précieuse de la
mémoire collective, de nouer avec ses racines enfouies dans un temps
lointain et trouble. La présence de Keblout et de la Kahina illustrent
amplement cette longue quête du passé et de la tradition orale de son pays, et
surtout de sa tribu.
Examinons les textes tragiques qui renferment des mythes et des légendes
de façon à montrer, en s'appuyant sur d'autres textes de l'auteur, le
fonctionnement de ces derniers et la forme qu'ils prennent dans un univers
purement poétique, et en premier lieu, la figure de lancêtre.
Pour les gens de la tribu du Nadhor, Keblout l'ancêtre est détenteur de
pouvoirs surnaturels. Dieu lui a légué une force incomparable. C'est un
homme pur, dur, juste, errant et polygame. Kateb ne laisse pas passer une
occasion de suivre l'ancêtre afin de recueillir ses moindres traits de
caractères et ses états d'âme. De plus l'auteur décrit le comportement
farouche de son ancêtre en l'amplifiant. Ainsi, il devient rebelle
(révolutionnaire) dans La Guerre de cent trente ans / 2, juge impitoyable
vis-à-vis de ses descendants dans Un Rêve dans un rêve / 2. L'ancêtre dans le
théâtre tragique de Kateb prend souvent l'allure d'un animal ou d'un rapace.
Et c'est le sang qui constitue le lien qu'on ne peut rompre entre ses
descendants et lui :
Coryphée :
Comme des ailes repliées
Les rêves de son engeance
L'ont encore attiré vers le fleuve de sang
Car il est né dans un charnier
Au charnier il retourne
En sa méditation lointaine et sans repos8
L'auteur, dans plusieurs journaux et revues, déclare son attirance pour
l'oiseau rapace (aigle ou vautour), son admiration pour lui. Dans ses textes, il
a voulu associer deux êtres, chers à son monde poétique, qui sont l'ancêtre et
l'oiseau de proie. C'est ainsi que Keblout devient le féroce vautour,
«l'hiéroglyphe solaire», « l'oiseau purificateur» :
Récitant :
Ainsi je vois Keblout
Sous chaque pierre tombale
Toujours dissimulant
Ses ailes de vautour
Pour un prochain voyage9
7 Jean, Déjeux, «Les Structures de l'imaginaire dans l'œuvre de Kateb Yacine», Revue de
l'Occident musulman et de la Méditerranée, n° 13/14, Aix-en-Provence, 1973.
8 L'Oeuvre en fragments, Paris, Sindbad, 1986.
Cette dyade rapace-ancêtre peut également provenir d'une légende qui
raconte le combat de Keblout avec un aigle pour lui ravir une source qu'il a
nommée après la mort de l'oiseau, Aïn-Ghrour (littéralement en français
«Source aux illusions». Kateb utilise beaucoup ce nom, surtout dans ses
poèmes. (Cf. L'Oeuvre en fragments). Aussi, les Kbeltiya croient fermement
que les ancêtres ne meurent jamais, qu'ils sont là en train de guetter chaque
mouvement, pour les conseiller ou les punir; cette croyance peut se lire à
travers Un Rêve dans un rêve / 2 :
Récitant :
Ainsi je vois Keblout
Sous chaque pierre tombale
Toujours dissimulant
Ses ailes de vautour
Pour un prochain voyage
Sa mort n'est pas certaine
Donc, l'ancêtre vit au-delà de la mort et son ombre plane toujours sur la
tribu et sur sa terre natale.
Le fondateur en son maquis () Est-il mort ? Mystère. Mais on ne peut nier
qu'il ait vécu. De temps à autre, il agonise.10
Dans La Guerre de cent trente ans / 2, Lakhdar, Hassan, Mustapha et
Visage de Prison, tous descendants de Keblout, vont assister, dans un rêve
collectif, et en prison, à la rébellion et à la bravoure de leur commun ancêtre.
Kateb fait revivre un personnage mythique et les descendants sont
transportés dans une sorte de «temps fort, prodigieux et sacré» du mythe
même, comme le souligne Mircéa Eliade : «'Vivre' les mythes implique donc
une expérience vraiment 'religieuse' puisqu'elle se distingue de l'expérience
ordinaire, de la vie quotidienne. La religiosité de cette expérience est due au
fait qu'on réactualise des événements fabuleux, exaltants, significatifs, on
assiste de nouveau aux œuvres créatives des Etres Surnaturels; on cesse
d'exister dans le monde de tous les jours et on pénètre dans un monde
transfiguré, auroral, imprégné de la présence des Etres Surnaturels. Il ne
s'agit pas d'une commémoration des événements mythiques, mais de leur
réitération. Les personnes du mythe sont rendues présentes, on devient leur
contemporain. Cela implique aussi qu'on ne vit plus dans le temps
chronologique, mais dans le Temps primordial, le Temps où l'événement a
eu lieu pour la première fois.»11
Lancêtre, «être surnaturel», vit hors du temps et de l'espace. C'est la
raison pour laquelle l'auteur sinterroge sur le mystère de sa mort Cet ancêtre
9 Id.
10 Le Polygone étoilé
11 Mircéa, Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, Coll. «Idées», 1963.
est présenté comme homme rebelle refusant de manière ferme de payer les
impôts que lui demandent les Turcs. Il est aussi un saint homme qui prédit
l'avenir, peut lancer des malédictions sur ceux qui l'entourent. Ainsi, il
prédira la chute des têtes de ses six fils :
Coryphée :
L'occasion était bonne
Pour plaire au colonel
Et trancher les six têtes
Chœur : Keblout l'avait prédit 12
Et la naissance de Lakhdar et de Nedjma un siècle plus tard.
Dans Un Rêve dans un rêve / 2, Keblout apparaît à ses descendants furieux,
voire déchaîné. Kateb associe l'ancêtre au climat; effectivement, c'est lui qui
provoque le mauvais temps (colère et fureur) et descend avec la pluie.
Visage de Prison :
Il pleut.
Lakhdar :
La pluie, la grande pluie!
Mustapha : La grande pluie d'hiver!
()
Lakhdar :
Voici Keblout, le maître de la pluie!
L'association de Keblout avec le climat affirme une fois de plus les
légendes que la tribu raconte et qui mettent en scène les pouvoirs illimités de
l'ancêtre; il est présent partout. Mais l'auteur ne s'arrête pas là dans son délire
littéraire, car il fait de Keblout un personnage mythique qui, non seulement
se déplace librement dans l'espace et le temps, mais qui peut également
transporter dans son monde (l'Au-delà) n'importe quelle autre personne. Il a
même le pouvoir de tuer ou de changer le cours du destin de ses descendants
(comme Mustapha qu'il a aveuglé dans Les Ancêtres redoublent de férocité):
Trois cordes apparaissent comme tombées du ciel. Ils [les descendants] s'y
accrochent.
Keblout : Montez!
Lakhdar :
Ciel et terre, je m'envole!
Mustapha :
Oui, entre terre et ciel nous sommes transportés!
L'ancêtre fait figure de pont reliant temps anciens et temps actuels, le
monde des vivants et le monde des morts.
Dans Les Ancêtres redoublent de férocité, il est aussi question de la dyade
Ancêtre-vautour. Quand Lakhdar meurt dans Le Cadavre encerclé, il devient
12 L'Oeuvre en fragments
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