PASSAGES ET
ANCRAGES
EN FRANCE
Dictionnaire des écrivains migrants
de langue française
(1981-2011)
Sous la direction
de
Ursula MATHIS-MOSER
et Birgit MERTZ-BAUMGARTNER
En collaboration avec Charles BONN, Jacques CHEVRIER,
Dominique COMBE, Paul DIRKX, Susanne GEHRMANN,
Pierre HALEN et Julia
PRÖLL
PARIS
HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR
2012
www.honorechampion.com
De KACIMI à KWAHULÉ 457
accuse. Paris, L’Harmattan, 1995. – An-
gola, femmes sacrées, insoumises, rebelles.
Paris, L’Harmattan, 1998. – Soigner en noir et
blanc. Paris, L’Harmattan, 2001.
SITES
http://afl it.arts.uwa.edu.au [Auteures
par ordre alphabétique/Kassembe, Dia]
(28.01.2011)
http://www.ed-cultures-croisees.fr [Presse/
Dia KASSEMBE] (28.01.2011)
KATEB, Yacine
1929 (Constantine, Algérie) –
1989 (Grenoble, France)
Passe son enfance à suivre son père dans ses
différents postes d’oukil (avocat musulman) à
travers l’Est algérien. Lycéen à Sétif ; doit se
cacher à Bône après la répression sanglante
de la manifestation du 8 mai 1945 à laquelle
il participa. Il y rencontre celle qui deviendra
le modèle de Nedjma. Publication à compte
d’auteur de son premier recueil Soliloques
(1946). Envoyé à Paris (1947) par le gou-
verneur Chataigneau, y rencontre A. Camus.
À partir de 1951 années de nomadisme en
France. Rentre en Algérie en 1962, reprend sa
collaboration à Alger républicain. Entre 1963
et 1967, nombreux séjours à Moscou, en Al-
lemagne, en France. Rencontres avec les plus
grands dirigeants communistes du monde
entier, dont Ho-Chi Minh, à qui la pièce
L’homme aux sandales de caoutchouc (1970)
est consacrée. Élaboration d’un théâtre popu-
laire, épique, joué en arabe dialectal. Débute
avec la troupe du Théâtre de la Mer à Kouba
(1971), parcourt, pendant cinq ans, l’Algérie
et les foyers d’immigrés en Europe. Passe la
n de sa vie non loin de Grenoble, où il meurt
en 1989, et ne publie plus rien de marquant.
Grand Prix national des Lettres 1987.
Écrivain que l’on considère comme
le véritable fondateur de la littéra-
ture algérienne francophone, par la
rupture qu’il y a introduite avec les
modèles étrangers comme le roman,
et la grande modernité de son œuvre,
Kateb Yacine (l’inversion de l’ordre
habituel du nom et du prénom est à la
fois un pied de nez à l’État-civil que
l’administration française a intro-
duit dans l’Algérie colonisée et qui a
abouti à la dispersion de sa tribu, les
Keblouti, et une utilisation originale
de son patronyme Kateb qui signifi e
‘écrivain’, en arabe, et de son prénom,
mode traditionnel de l’appellation)
est par excellence l’écrivain migrant,
ou errant, comme il se présente lui-
même en quatrième de couverture du
Polygone étoilé : « Écrivain tout court,
écrivain public, écrivain en grève,
en exil, en rupture de ban, ainsi va la
vie d’écrivain errant ». Errance dès
l’enfance pour suivre le père dans ses
postes successifs d’oukil (avocat mu-
sulman) dans diverses petites villes de
l’Est algérien. Errance à Bône, où on
l’envoie se cacher après la manifes-
tation ratée du 8 mai 1945, première
manifestation nationaliste durement
réprimée à laquelle il avait participé
à l’âge de seize ans, avant de ren-
contrer enfi n la cousine qui devint le
modèle de la Nedjma de son roman.
Errance de l’adolescent à Paris où
peu après l’envoie le gouverneur
Chataigneau séduit par son premier
recueil de poèmes, Soliloques, publié
à compte d’auteur et devenu vite in-
trouvable, autre errance des textes.
Errance-migration de toute une vie
d’écrivain et de militant qui lui fera
entre autres rencontrer Ho-Chi-Minh
458 Passages et ancrages. Dictionnaire
et écrire L’homme aux sandales de
caoutchouc (1970), qui provoqua un
beau scandale lors de sa représen-
tation par M. Maréchal au Théâtre
du 8e à Lyon en 1971. Errance de
metteur en scène itinérant des pièces
en arabe dialectal qu’il créa dans les
pires conditions en Algérie à partir
de 1971. Errance enfi n entre la litté-
rature et le militantisme, mais aussi
et surtout entre les genres littéraires;
cette même quatrième de couverture
ne dit-elle pas pour fi nir : « [l]e lec-
teur, de longue date, était averti que
Nedjma, Le cercle des représailles,
Le polygone étoilé, les poèmes à pa-
raître en un prochain volume, sont une
seule œuvre de longue haleine, tou-
jours en gestation » (Le polygone étoi-
, quatrième de couverture). Il est dès
lors impossible de décrire l’œuvre de
K. comme autant d’unités closes sur
elles-mêmes et leur propre logique.
Toujours en gestation, son œuvre
comme sa vie sont passage et muta-
tion, mais aussi répétition sans cesse
modifi ée de la même geste obsession-
nelle des mêmes personnages fi ctifs
ou légendaires, des mêmes unités
narratives en écho les unes aux autres
et en transformation les unes par les
autres. Au commencement cepen-
dant il y eut cette « gueule du loup »
(Le polygone étoilé 1997, 181) de la
langue française dans laquelle son
père, lettré arabisant, le jeta enfant, et
qui marqua cette rupture, cette perte
de la mère et du lieu à partir de la-
quelle se construisit toute cette œuvre-
errance. Rupture, premier arrache-
ment, première migration pour et par
le premier texte publié, rupture que
furent également le premier départ
pour Paris d’abord, puis les années de
nomadisme en France qu’il raconte
dans Le polygone étoilé, au cours des-
quelles il exerça toutes sortes de pe-
tits métiers, et où sa stature d’écrivain
se constitua véritablement.
Œuvre-errance, l’œuvre entière de
K. est d’abord rencontre visionnaire
de genres apparemment hétérogènes,
entre eux et avec la réalité, tant bio-
graphique que nationale. Le genre
romanesque comme celui de la tragé-
die, qui s’inspire à travers B. Brecht
de la tragédie grecque, sont ici fécon-
dés par celui dont ils sont censés re-
présenter la mort (si l’on en croit des
théoriciens comme M. Bakhtine) : le
récit épique et mythique. C’est de la
rencontre entre différents types de
récits, migration générique parallèle
à l’errance biographique, que surgit
en quelque sorte la dynamique inspi-
rée de l’œuvre. On a beaucoup écrit,
non sans raison, sur la signifi cation
politique, dans l’Algérie colonisée,
de la subversion par Nedjma de ce
genre européen qu’est le roman. Or,
K. a fort peu théorisé cette rupture,
et cette dimension politique. Il a plu-
tôt confi é dans une interview que la
lecture de W. Faulkner et de J. Joyce,
entre autres, lui avait conféré la liber-
té d’écrire ce qu’il ressentait, hors de
toute norme d’écriture reconnue, fi xe.
Cette liberté essentielle de l’écriture
de K. fait qu’il passe en permanence
le plus naturellement du monde d’un
De KACIMI à KWAHULÉ 459
genre littéraire à l’autre, et que tel
fragment de poème peut se retrouver
indifféremment au théâtre ou dans le
roman, dans un contexte éternelle-
ment renouvelé. Nedjma, roman, et
Le cadavre encerclé, première tragé-
die du cycle du Cercle des représailles,
furent rédigés presque en même
temps, et l’on peut considérer la tra-
gédie comme la réponse à cet enga-
gement des personnages qui n’abou-
tissait pas dans le roman. Mais dans
la seconde tragédie du cycle, cet en-
gagement se termine par la mort des
héros, mort présente dès l’ouverture
du cycle par le cadavre de Lakhdar.
Entre le théâtre et le roman, la com-
plémentarité est évidente et si le
passage d’un genre à l’autre se fait
tout naturellement, le jeu de ré-
ponses et d’échos de l’un à l’autre
introduit dans l’œuvre, qui forme
un tout protéiforme, un niveau de si-
gnifi cations particulièrement riche.
Or cette migration générique est éga-
lement géographique, puisque les
genres entre lesquels elle se pratique
sont du monde entier, comme on l’a
déjà observé dans la tragédie grecque
ou le roman, et que les transforma-
tions que l’écrivain fait subir à ces
genres auront ensuite un impact sur
des écrivains extérieurs au Maghreb.
Mais surtout, on a montré que ces
transformations sont également l’un
des principaux modes de production
du sens politique, comme on le voit
par exemple lorsqu’on cherche dans
ce roman le jeu intertextuel avec
L’étranger d’A. Camus, ou qu’on
s’y interroge sur l’irruption au centre
même du roman, d’une structure nar-
rative propre au patrimoine arabo-
islamique, comme celle des 1001
nuits, qui ‘éclate’ littéralement ainsi
le modèle romanesque.
C’est bien à partir de cet éclatement
du modèle romanesque qu’on a lu
d’abord l’œuvre la plus connue de K.,
son roman Nedjma (1956). Plusieurs
récits se répondent l’un à l’autre dans
Nedjma, récusant ainsi toute unité
apparente d’intrigue ou de person-
nage central. Et pourtant une lecture
attentive révèlera que le sens jaillit
précisément de leur rencontre, plus
que de leur contenu, autre migra-
tion textuelle. La signifi cation, dans
Nedjma, n’est presque jamais don-
née par le discours d’un narrateur
omniscient comme dans les romans
de Balzac par exemple, mais par la
mise en scène de récits, dont le non-
achèvement et la rencontre suggèrent
la nécessité de pouvoir se raconter
pour exister, individuellement comme
collectivement. Or, personnage-pivot
d’un roman amplement raconté par
ses différents personnages princi-
paux, Nedjma, en qui une critique
idéologique a pu voir entre autres
une incarnation du pays à venir
(l’Algérie indépendante), ne fi gure
jamais comme narratrice : l’absence
de sa parole refl ète l’absence d’un
récit de la nation, récit encore à in-
venter. En attendant, Rachid et Si
Mokhtar vont rechercher leur iden-
tité lors de deux voyages, l’un à la
Mecque, et l’autre au lieu d’origine
460 Passages et ancrages. Dictionnaire
déserté de la tribu, voyages qui tous
deux échouent ; car ni l’islam ni
l’identité tribale ne peuvent relever le
défi de la modernité qu’incarne égale-
ment, même si elle est là malmenée,
l’écriture romanesque. Aussi ces deux
voyages sont-ils autant d’échecs, et
si le premier montre une vision plus
que sarcastique de l’islam de la part
de K., le second exerce une fascina-
tion bien plus forte, mais se perd pour
nir dans cette fumerie suspendue
au-dessus du ravin où est creusée la
grotte mystérieuse de l’origine, et de
la confusion. Le personnage le plus
hanté par l’histoire des origines de la
tribu, Rachid, est sans doute le plus
attachant et le plus complexe de tous.
Mais en même temps il fi nit dans cette
fumerie suspendue, sur le ravin du
Rhummel, juste au-dessus de la ca-
verne où Nedjma fut conçue : la
quête de l’origine ne peut que se
perdre dans sa propre irréalité. Et
pourtant, même si contrairement aux
citadins Rachid et Mourad tous deux
dénués de sens politique, Lakhdar et
Mustapha, les campagnards, de-
viennent eux des révolutionnaires
dans le théâtre tragique contemporain
du roman, Lakhdar n’y est pas moins
‘le cadavre encerclé’, et Mustapha
mourra après avoir tué Nedjma, pour
ne pas tomber aux mains de l’armée
française qui les poursuit : la malé-
diction de l’ancêtre est inexorable,
et si K. citoyen est un militant, son
œuvre des années 1950 et 1960 entre-
tient avec son engagement un rapport
d’une extrême complexité. On re-
trouve cette complexité dans l’ap-
parent désordre du Polygone étoilé
(1966), ‘roman’ paru dix ans après
Nedjma, et dont une dimension es-
sentielle est précisément la bigarrure.
La bigarrure s’y allie à l’ambiguïté
pour produire des signifi cations im-
prévues ou burlesques, et soudain fé-
roces précisément par leur ambiguïté,
par le refus de toute construction ap-
paremment ‘logique’ du livre. Car si
Nedjma récusait toute signifi cation
univoque, le registre épique, même
distancié, y dessinait la possibilité
d’inventer un sens à venir. La forme
terroriste du Polygone étoilé, si elle
exclut cette possibilité, constate sur-
tout une perte du sens, ou un sens trop
évident pour avoir besoin d’être dé-
couvert dans la polyphonie textuelle.
Le double sens de la phrase-leitmotiv
« Chaque fois les plans sont boule-
versés » (11, 96 et 131), même s’il est
souligné par le poème burlesque qui
dit que « dans le monde d’un chat/Il
n’y a pas de ligne droite » (86-87), ou
encore la double signifi cation de l’ab-
sence de date des « camps » (7-10)
où se retrouvent précipités les héros
dès la première page, apparaissent à
travers des juxtapositions inattendues
de fragments. La jubilation ludique
de l’écriture devient d’autant plus ter-
rorisme politique que la dénonciation
n’a jamais besoin d’être explicitée :
l’absence de signifi cation est encore
la signifi cation la plus cruelle.
On est donc surpris de voir que
lorsqu’à partir de 1971, K. décide de
se lancer dans l’expérience du théâ-
1 / 10 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !