langue prophétique… je dirai pythique plutôt que prophétique1». « Pythique »?
Pourquoi ce qualificatif dans la bouche de Vitez? Par-delà le réflexe cultivé d’un
homme de théâtre profondément imprégné de dramaturgie antique, il faut voir
ici désignée la force du dire katébien, annonciateur de lendemains esquissés sans
doute, mais de lendemains pluriels, et ce, dans un discours attentif aux mots et
aux images déroutantes venus d’un imaginaire profus, confiant dans la sève
solaire d’un pays, et fort éloigné de l’autorité trop sûre d’elle-même d’un dire de
nature prophétique.
Cette part obscure de Nedjma, Kateb n’a d’ailleurs cessé de la revendiquer.
S’il reconnaissait volontiers à propos de son roman que « certains [étaient] rebu-
tés par sa difficulté » ou que « d’autres avaient pu croire à tort à un hermétisme
“intentionnel […]” », il voyait, quant à lui, cette part d’étrangeté formelle comme
le reflet d’un « phénomène » de gestation qui s’était produit et dont « l’accou-
chement » ne pouvait lever tous les mystères. « Si je raconte quelque chose, je
trace une ligne qui est complètement arbitraire, et qui ne fait que traverser ce
que j’ai à raconter. Donc, nécessairement je reviens en arrière, à mon point de
départ et je dis autre chose. Et je recommence mille fois… » Et même s’il rap-
pelle – situation familière à tout être d’écriture – avoir soudainement senti « un
déclic qui s’est fait dans [s]a tête et trouv[é] l’ordre », il n’en ajoute pas moins :
« on ne peut expliquer comment ça vient, surtout quand il s’agit d’un monde
aussi complexe et qui n’a jamais été dit 2». Ne saurait être énoncé, avec plus de
netteté, à quel point chez Kateb un objet nouveau, l’Algérie en gésine, forte et
lourde tout à la fois d’une Histoire multiséculaire, exigeait un mode d’écriture
inédit, sans modèle ou à l’écart d’un modèle unique, importé par le colonisa-
teur. Or de ce pays qui se cabre et s’élance vers l’avenir, Kateb a saisi la vigueur
à travers deux expériences fondamentales, celle du militantisme d’abord, qui l’a
conduit au cœur de la manifestation de Sétif du 8 mai 1945, puis vu la répres-
sion brutale à laquelle celle-ci a donné lieu, en prison ou en camp où il dit avoir
découvert « [s]on peuple » et ses épreuves, « une espèce d’Algérie en chair et en
os », ce peuple de dockers, de coiffeurs, d’épiciers, de gargotiers dont les gestes
de courage ou d’amitié traversent Nedjma mais dont les voix accompagneront
toutes ses équipées théâtrales en quelque langue qu’elles se fassent3. L’autre expé-
10 AVANT-PROPOS
1. « Antoine Vitez, Sur Kateb Yacine » dans Kateb Yacine, Éclats d’une mémoire, IMEC éd., textes réunis par
Olivier Corpet et Albert Dichy avec la collaboration de Mireille Djaïder. Témoignage paru préalablement
dans la revue Théâtre Sud, n° 2, 1990.
2. Kateb Yacine, « De si jolis moutons dans la gueule du loup », propos recueillis en 1985 par Nadia Tazi,
repris dans Le Poète comme un boxeur, Entretiens 1958-1989, Le Seuil, 1994.
3. Voir Zebeïda Chergui et Amazigh Kateb, Kateb Yacine, Un théâtre et trois langues, Le Seuil, 2003.
[« Kateb Yacine et l'étoilement de l'œuvre », A.-Y. Julien, C. Camelin et F.-J. Authier (études réunies et prés. par)]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]