KATEB YACINE ET L’ÉTOILEMENT DE L’ŒUVRE
AVANT-PROPOS
Pour nombre de ceux qui ont découvert le roman Nedjma de Kateb, à sa sor-
tie en 1956, il est apparu que venait d’advenir à la littérature d’expression fran-
çaise une œuvre fulgurante, singulière, qui rayonnait d’un éclat inégalé, une
œuvre qui prenait en charge les urgences violentes de l’Histoire, les tumultes de
l’Algérie en marche, mais ne pouvait être réduite à un témoignage sur les ten-
sions ou les convulsions dramatiques qui accompagnaient la guerre
d’Indépendance. Et même si Kateb, avec le recul, disait émettre quelques réserves
sur l’intérêt qu’on a pu manifester, à ce moment, au jeune auteur ardent qu’il
était, parce qu’on voyait en lui un chantre de l’Histoire en acte – avec une curio-
sité qui n’était pas tout à fait saine parce que commandée par la logique de l’im-
médiat –, il n’en reste pas moins que certains ne s’y sont pas trompés et ont décelé
d’emblée l’inventeur d’écriture, l’initiateur d’une autre façon de donner nom à
l’Algérie, de ménager un dialogue entre des cultures dont il était le fruit mêlé, le
forgeur d’une parole qui avait la caractéristique paradoxale d’être à la fois réfé-
rentielle et symbolique, testimoniale et archéologique, lyrique et bouffonne, sati-
rique et parfois élémentaire comme un cri de colère, ironique et grave, ludique
et tragique, militante et critique.
D’autant que, souvenons-nous, Kateb avait élaboré d’un même élan le texte
météorique Nedjma – roman-poème à plus d’un titre – et la pièce explosive du
Cadavre encerclé. Antoine Vitez, quelques décennies plus tard se souvenait en ces
mots, lui qui avait participé à l’aventure de la représentation de la pièce au Théâtre
Molière de Bruxelles (1958): « Nous étions un petit nombre à considérer que
Kateb était un grand poète, une sorte, on l’a dit, de Rimbaud. Un poète à la
[« Kateb Yacine et l'étoilement de l'œuvre », A.-Y. Julien, C. Camelin et F.-J. Authier (études réunies et prés. par)]
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langue prophétique… je dirai pythique plutôt que prophétique1». « Pythique »?
Pourquoi ce qualificatif dans la bouche de Vitez? Par-delà le réflexe cultivé d’un
homme de théâtre profondément imprégné de dramaturgie antique, il faut voir
ici désignée la force du dire katébien, annonciateur de lendemains esquissés sans
doute, mais de lendemains pluriels, et ce, dans un discours attentif aux mots et
aux images déroutantes venus d’un imaginaire profus, confiant dans la sève
solaire d’un pays, et fort éloigné de l’autorité trop sûre d’elle-même d’un dire de
nature prophétique.
Cette part obscure de Nedjma, Kateb n’a d’ailleurs cessé de la revendiquer.
S’il reconnaissait volontiers à propos de son roman que « certains [étaient] rebu-
tés par sa difficulté » ou que « d’autres avaient pu croire à tort à un hermétisme
“intentionnel […]” », il voyait, quant à lui, cette part d’étrangeté formelle comme
le reflet d’un « phénomène » de gestation qui s’était produit et dont « l’accou-
chement » ne pouvait lever tous les mystères. « Si je raconte quelque chose, je
trace une ligne qui est complètement arbitraire, et qui ne fait que traverser ce
que j’ai à raconter. Donc, nécessairement je reviens en arrière, à mon point de
départ et je dis autre chose. Et je recommence mille fois… » Et même s’il rap-
pelle – situation familière à tout être d’écriture – avoir soudainement senti « un
déclic qui s’est fait dans [s]a tête et trouv[é] l’ordre », il n’en ajoute pas moins :
« on ne peut expliquer comment ça vient, surtout quand il s’agit d’un monde
aussi complexe et qui n’a jamais été dit 2». Ne saurait être énoncé, avec plus de
netteté, à quel point chez Kateb un objet nouveau, l’Algérie en gésine, forte et
lourde tout à la fois d’une Histoire multiséculaire, exigeait un mode d’écriture
inédit, sans modèle ou à l’écart d’un modèle unique, importé par le colonisa-
teur. Or de ce pays qui se cabre et s’élance vers l’avenir, Kateb a saisi la vigueur
à travers deux expériences fondamentales, celle du militantisme d’abord, qui l’a
conduit au cœur de la manifestation de Sétif du 8 mai 1945, puis vu la répres-
sion brutale à laquelle celle-ci a donné lieu, en prison ou en camp où il dit avoir
découvert « [s]on peuple » et ses épreuves, « une espèce d’Algérie en chair et en
os », ce peuple de dockers, de coiffeurs, d’épiciers, de gargotiers dont les gestes
de courage ou d’amitié traversent Nedjma mais dont les voix accompagneront
toutes ses équipées théâtrales en quelque langue qu’elles se fassent3. L’autre expé-
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1. « Antoine Vitez, Sur Kateb Yacine » dans Kateb Yacine, Éclats d’une mémoire, IMEC éd., textes réunis par
Olivier Corpet et Albert Dichy avec la collaboration de Mireille Djaïder. Témoignage paru préalablement
dans la revue Théâtre Sud, n° 2, 1990.
2. Kateb Yacine, « De si jolis moutons dans la gueule du loup », propos recueillis en 1985 par Nadia Tazi,
repris dans Le Poète comme un boxeur, Entretiens 1958-1989, Le Seuil, 1994.
3. Voir Zebeïda Chergui et Amazigh Kateb, Kateb Yacine, Un théâtre et trois langues, Le Seuil, 2003.
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rience étant évidemment celle de l’amour, du désir à son intensité la plus haute,
pour Nedjma, la chimère absolue, déclinée en cent attributs, reflet elle-même
d’une terre ancestrale, tantôt voluptueusement nocturne, tantôt stérilement abra-
sée, mais dont la temporalité ne se peut vivre hors du pli tragique, parce que
peu compatible avec le parcours solidaire d’un solitaire épris de fraternité fertile.
Écoutons une bribe du poème « Nedjma ou le poème ou le couteau » en lequel
l’écrivain voyait le noyau matriciel de son œuvre:
[…] Je t’avais prévue immortelle ainsi que l’air et l’inconnu
Et voilà que tu meurs et que je me perds et que tu ne peux me demander de pleurer…
[…]
Nedjma je t’ai appris un diwan tout puissant mais ma voix s’éboule je suis dans une
musique déserte j’ai beau jeter ton cœur il me revient décomposé […] 4
Ou encore un fragment du splendide « Loin de Nedjma » où se ressasse une
déchirure ré-ouverte à l’infini, entre plainte et chuchotement, en une langue admi-
rablement resserrée qui n’est pas sans faire songer aux purs éclats reverdiens.
De l’écriture de Kateb, Edouard Glissant dit admirablement qu’elle « allait aussi
froidement que sa parole, avec une intensité brûlante qui ne se donnait pas
en spectacle 5»…
[…] Heureusement il y a la soupe
Populaire
Il y a les dépositaires
Du ciel
Les prolétaires
Ils ont la force
Du nombre et du rayon
La rectitude
Pour eux j’ai bu Nedjma
Avec son Dieu amer 6
Mais rien n’est simple en territoire katébien. Qui ne le concevrait? La femme
née du chant ne saurait se confondre avec son double de chair… Ainsi Nedjma
est-elle celle qui disparaît pour mieux réapparaître, autre cette fois: l’étoile ne
meurt pas mais se dissimule temporairement au regard de celui qui s’alimente
KATEB YACINE ET L’ÉTOILEMENT DE L’ŒUVRE 11
4. « Nedjma ou le poème ou le couteau », Le Mercure de France, le 1er janvier 1948.
5. Edouard Glissant, « L’épique chez Kateb Yacine » dans Hommage à Kateb Yacine, dir. Nabil Boudraa,
L’Harmattan, 2006.
6. « Loin de Nedjma », ce long poème, daté de 1947, a été retrouvé par J. Arnaud chez un ami de Kateb. Il
est venu irriguer par fragments d’autres textes longtemps après sa création, notamment La femme sauvage/1,
1959 et plusieurs manuscrits de théâtre (1967-1970). Kateb Yacine, L’Œuvre en fragments, textes retrouvés
et réunis par J. Arnaud, éd. Sindbad, 1986.
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de ses lueurs. Car selon un principe de « métempsychose », elle reste envers et
contre toute loi commune, seule dépositaire de la pluralité de ses significations.
Voici pourquoi Nedjma ne peut que survivre à Nedjma et ce, jusqu’au bout de
l’œuvre de Kateb…
[…] Je ne dirai pas son nom : à le prononcer d’anciennes rancunes pourraient me clouer la
gorge: elle ignore de quel poète elle éveilla la mémoire, celle qui me surprend sur tous les sen-
tiers de la guerre et sait paraître à l’infini de ma prison […]
Je ne dirai pas son nom. Je lui ferai de mes poèmes farouches un ténébreux chemin jusque
vers les comètes où rayonnera plus vif qu’un brasier son regard populaire 7.
C’est aussi pourquoi ce qui nous guidera dans cette recherche sera le prin-
cipe de l’étoilement de l’œuvre: d’abord, évidemment, point qui se déploie, l’étoile
elle-même, une et plurielle, à la fois étoile-nation et étoile-femme, si intensé-
ment présente à travers Nedjma, mais encore son sillage, sa déclinaison scintillante,
et même jusqu’à la trajectoire douloureusement indécise d’un astre en péril.
Ainsi se concevra le principe qui veut que chez Kateb, la métaphore ne soit jamais
ornementale, mais toujours arme, arme de « secrète poésie ».
« Je crois bien que je suis l’homme d’un seul livre », se plaisait à affirmer
l’écrivain en 1967 et il poursuivait en ces termes : « À l’origine, c’était un poème
qui s’est transformé en romans et en pièces de théâtre, mais c’est toujours la même
œuvre que je laisserai comme je l’ai commencée, c’est-à-dire à la fois à l’état de
ruines et à l’état de chantier » (Revue Jeune Afrique).
« Homme d’un seul livre »? Mais quel livre! Multiple sur le plan générique
et sur le plan tonal – vocal même pourrait-on dire –, saturé de paroles légen-
daires qui n’étaient pas nécessairement destinées à consonner.
C’est cette unité en mouvement qui nous retiendra, unité rayonnante et
mobile tout à la fois. Le texte Nedjma (1956) est certes une étoile filante, dont
le scintillement a été de longue date annoncé, en particulier par les étincelles de
Soliloques (1946) et qui fait fulgurer sa trajectoire dans toute l’œuvre de Kateb;
quant à la figure de Nedjma, on l’aura compris, elle ne se confond pas avec sa
rayonnante apparition romanesque (« Nedjma chaque automne reparue […],
Nedjma chaque automne disparue 8»); elle change en étant « toujours la seule »,
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7. Jacqueline Arnaud note, à propos du poème « Porteuse d’eau »: « texte lu par Kateb lors de la soirée algé-
rienne du samedi 18 mars 1950 à la Maison internationale des Pens-Clubs, à Paris et publié dans Alger
Républicain, Alger, le 22 mars 1950 ». Voir Kateb Yacine, L’Œuvre en fragments, op. cit., p. 77-78.
8. « Keblout et Nedjma », dans Europe, juin 1951, repris dans Kateb Yacine, L’Œuvre en fragments, op. cit., p. 81.
[« Kateb Yacine et l'étoilement de l'œuvre », A.-Y. Julien, C. Camelin et F.-J. Authier (études réunies et prés. par)]
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et surtout se fait voix, chimère, cri, tout à la fois dans les univers du roman, du
poème, du théâtre, dans les feuillets de L’Œuvre en fragments (1986)Deux
décennies après la mort du poète, il nous paraît opportun de proposer une lec-
ture de cette œuvre étoilée, à partir d’outils critiques diversifiés (narratologie,
sociocritique, étude d’un imaginaire, poétique des genres 9) et de nous intéres-
ser à la manière dont les forgeries de l’écrivain, en prise sur la réalité de l’Histoire
algérienne, ayant fait le détour par le territoire des ancêtres qui étaient siens (« la
plus forte des multitudes ») témoignent d’une énergie du renouvellement, tou-
jours aussi saisissante pour celui qui le lit dans le contexte complexe de l’Histoire
advenante, en ce début du XXIesiècle.
ÉTOILE, ÉCLATS, ÉCLIPSES
Chaque fois, les plans sont bouleversés…
Le Polygone étoilé
Comment ne pas être frappé, à la lecture de Nedjma par ce qu’on peut appe-
ler une constellation d’absences? Absence de la parole de la figure éponyme, qui
dit moins qu’elle n’est dite, absence récurrente d’un des compagnons-rivaux du
quatuor masculin, absence de Mourad, enfermé pour crime de droit commun,
absence à soi de Rachid, reclus dans le fondouk et son opacité brumeuse.
L’hypothèse ne peut-elle être avancée qu’à travers de tels effacements ou de telles
lacunes exhibés, ce soit le genre romanesque lui-même dont Kateb veuille signi-
fier le nécessaire « bouleversement »? La discontinuité du récit ne transcrit-elle
pas les errements d’une instance narrative qui ne s’est pas encore trouvée? Et son
polymorphisme si envoûtant (fiction, théâtre, poésie, structure en abyme du
conte…) n’énonce-t-il pas, à sa façon, le refus des réponses idéologiques uni-
voques? (Ch. Bonn).
KATEB YACINE ET L’ÉTOILEMENT DE L’ŒUVRE 13
9. Il va de soi que nous userons de la catégorie des genres avec circonspection puisque dans l’univers katébien,
c’est à une exploration des genres mêlés, subvertis, réinventés que le lecteur est convié. J. Arnaud dans
l’« Introduction » à L’Œuvre en fragments n’omettait pas de le redire explicitement. Si elle reconnaissait face
à l’ensemble foisonnant des textes de Kateb, parus en revues, avoir opté pour un classement tripartite « Poésie,
Textes narratifs, Théâtre », elle rappelait que la cohérence du chercheur était quelque peu traîtresse: « il est
difficile ou même absurde de classer tel fragment dans un genre ou un autre, Le Polygone étoilé, ayant pré-
cisément choisi de les mêler ». Et elle ajoutait: « Kateb est l’homme d’un immense puzzle, auquel sans cesse
des pièces sont ajoutées, retaillées; puzzle ou “patchwork” qui utilise des étoffes d’origine et de textures dif-
férentes, bricolage artisanal de poète », op. cit., p. 12-14.
[« Kateb Yacine et l'étoilement de l'œuvre », A.-Y. Julien, C. Camelin et F.-J. Authier (études réunies et prés. par)]
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