avant-propos Kateb Yacine et l`étoilement de l`œuvre

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KATEB YACINE ET L’ÉTOILEMENT DE L’ŒUVRE
[« Kateb Yacine et l'étoilement de l'œuvre », A.-Y. Julien, C. Camelin et F.-J. Authier (études réunies et prés. par)]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]
AVANT-PROPOS
Pour nombre de ceux qui ont découvert le roman Nedjma de Kateb, à sa sortie en 1956, il est apparu que venait d’advenir à la littérature d’expression française une œuvre fulgurante, singulière, qui rayonnait d’un éclat inégalé, une
œuvre qui prenait en charge les urgences violentes de l’Histoire, les tumultes de
l’Algérie en marche, mais ne pouvait être réduite à un témoignage sur les tensions ou les convulsions dramatiques qui accompagnaient la guerre
d’Indépendance. Et même si Kateb, avec le recul, disait émettre quelques réserves
sur l’intérêt qu’on a pu manifester, à ce moment, au jeune auteur ardent qu’il
était, parce qu’on voyait en lui un chantre de l’Histoire en acte – avec une curiosité qui n’était pas tout à fait saine parce que commandée par la logique de l’immédiat –, il n’en reste pas moins que certains ne s’y sont pas trompés et ont décelé
d’emblée l’inventeur d’écriture, l’initiateur d’une autre façon de donner nom à
l’Algérie, de ménager un dialogue entre des cultures dont il était le fruit mêlé, le
forgeur d’une parole qui avait la caractéristique paradoxale d’être à la fois référentielle et symbolique, testimoniale et archéologique, lyrique et bouffonne, satirique et parfois élémentaire comme un cri de colère, ironique et grave, ludique
et tragique, militante et critique.
D’autant que, souvenons-nous, Kateb avait élaboré d’un même élan le texte
météorique Nedjma – roman-poème à plus d’un titre – et la pièce explosive du
Cadavre encerclé. Antoine Vitez, quelques décennies plus tard se souvenait en ces
mots, lui qui avait participé à l’aventure de la représentation de la pièce au Théâtre
Molière de Bruxelles (1958) : « Nous étions un petit nombre à considérer que
Kateb était un grand poète, une sorte, on l’a dit, de Rimbaud. Un poète à la
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AVANT-PROPOS
langue prophétique… je dirai pythique plutôt que prophétique 1 ». « Pythique » ?
Pourquoi ce qualificatif dans la bouche de Vitez ? Par-delà le réflexe cultivé d’un
homme de théâtre profondément imprégné de dramaturgie antique, il faut voir
ici désignée la force du dire katébien, annonciateur de lendemains esquissés sans
doute, mais de lendemains pluriels, et ce, dans un discours attentif aux mots et
aux images déroutantes venus d’un imaginaire profus, confiant dans la sève
solaire d’un pays, et fort éloigné de l’autorité trop sûre d’elle-même d’un dire de
nature prophétique.
Cette part obscure de Nedjma, Kateb n’a d’ailleurs cessé de la revendiquer.
S’il reconnaissait volontiers à propos de son roman que « certains [étaient] rebutés par sa difficulté » ou que « d’autres avaient pu croire à tort à un hermétisme
“intentionnel […]” », il voyait, quant à lui, cette part d’étrangeté formelle comme
le reflet d’un « phénomène » de gestation qui s’était produit et dont « l’accouchement » ne pouvait lever tous les mystères. « Si je raconte quelque chose, je
trace une ligne qui est complètement arbitraire, et qui ne fait que traverser ce
que j’ai à raconter. Donc, nécessairement je reviens en arrière, à mon point de
départ et je dis autre chose. Et je recommence mille fois… » Et même s’il rappelle – situation familière à tout être d’écriture – avoir soudainement senti « un
déclic qui s’est fait dans [s]a tête et trouv[é] l’ordre », il n’en ajoute pas moins :
« on ne peut expliquer comment ça vient, surtout quand il s’agit d’un monde
aussi complexe et qui n’a jamais été dit 2 ». Ne saurait être énoncé, avec plus de
netteté, à quel point chez Kateb un objet nouveau, l’Algérie en gésine, forte et
lourde tout à la fois d’une Histoire multiséculaire, exigeait un mode d’écriture
inédit, sans modèle ou à l’écart d’un modèle unique, importé par le colonisateur. Or de ce pays qui se cabre et s’élance vers l’avenir, Kateb a saisi la vigueur
à travers deux expériences fondamentales, celle du militantisme d’abord, qui l’a
conduit au cœur de la manifestation de Sétif du 8 mai 1945, puis vu la répression brutale à laquelle celle-ci a donné lieu, en prison ou en camp où il dit avoir
découvert « [s]on peuple » et ses épreuves, « une espèce d’Algérie en chair et en
os », ce peuple de dockers, de coiffeurs, d’épiciers, de gargotiers dont les gestes
de courage ou d’amitié traversent Nedjma mais dont les voix accompagneront
toutes ses équipées théâtrales en quelque langue qu’elles se fassent 3. L’autre expé1. « Antoine Vitez, Sur Kateb Yacine » dans Kateb Yacine, Éclats d’une mémoire, IMEC éd., textes réunis par
Olivier Corpet et Albert Dichy avec la collaboration de Mireille Djaïder. Témoignage paru préalablement
dans la revue Théâtre Sud, n° 2, 1990.
2. Kateb Yacine, « De si jolis moutons dans la gueule du loup », propos recueillis en 1985 par Nadia Tazi,
repris dans Le Poète comme un boxeur, Entretiens 1958-1989, Le Seuil, 1994.
3. Voir Zebeïda Chergui et Amazigh Kateb, Kateb Yacine, Un théâtre et trois langues, Le Seuil, 2003.
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rience étant évidemment celle de l’amour, du désir à son intensité la plus haute,
pour Nedjma, la chimère absolue, déclinée en cent attributs, reflet elle-même
d’une terre ancestrale, tantôt voluptueusement nocturne, tantôt stérilement abrasée, mais dont la temporalité ne se peut vivre hors du pli tragique, parce que
peu compatible avec le parcours solidaire d’un solitaire épris de fraternité fertile.
Écoutons une bribe du poème « Nedjma ou le poème ou le couteau » en lequel
l’écrivain voyait le noyau matriciel de son œuvre :
[…] Je t’avais prévue immortelle ainsi que l’air et l’inconnu
Et voilà que tu meurs et que je me perds et que tu ne peux me demander de pleurer…
[…]
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Nedjma je t’ai appris un diwan tout puissant mais ma voix s’éboule je suis dans une
musique déserte j’ai beau jeter ton cœur il me revient décomposé […] 4
Ou encore un fragment du splendide « Loin de Nedjma » où se ressasse une
déchirure ré-ouverte à l’infini, entre plainte et chuchotement, en une langue admirablement resserrée qui n’est pas sans faire songer aux purs éclats reverdiens.
De l’écriture de Kateb, Edouard Glissant dit admirablement qu’elle « allait aussi
froidement que sa parole, avec une intensité brûlante qui ne se donnait pas
en spectacle 5 »…
[…] Heureusement il y a la soupe
Populaire
Il y a les dépositaires
Du ciel
Les prolétaires
Ils ont la force
Du nombre et du rayon
La rectitude
Pour eux j’ai bu Nedjma
Avec son Dieu amer 6
Mais rien n’est simple en territoire katébien. Qui ne le concevrait ? La femme
née du chant ne saurait se confondre avec son double de chair… Ainsi Nedjma
est-elle celle qui disparaît pour mieux réapparaître, autre cette fois : l’étoile ne
meurt pas mais se dissimule temporairement au regard de celui qui s’alimente
4. « Nedjma ou le poème ou le couteau », Le Mercure de France, le 1er janvier 1948.
5. Edouard Glissant, « L’épique chez Kateb Yacine » dans Hommage à Kateb Yacine, dir. Nabil Boudraa,
L’Harmattan, 2006.
6. « Loin de Nedjma », ce long poème, daté de 1947, a été retrouvé par J. Arnaud chez un ami de Kateb. Il
est venu irriguer par fragments d’autres textes longtemps après sa création, notamment La femme sauvage/1,
1959 et plusieurs manuscrits de théâtre (1967-1970). Kateb Yacine, L’Œuvre en fragments, textes retrouvés
et réunis par J. Arnaud, éd. Sindbad, 1986.
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AVANT-PROPOS
de ses lueurs. Car selon un principe de « métempsychose », elle reste envers et
contre toute loi commune, seule dépositaire de la pluralité de ses significations.
Voici pourquoi Nedjma ne peut que survivre à Nedjma et ce, jusqu’au bout de
l’œuvre de Kateb…
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[…] Je ne dirai pas son nom : à le prononcer d’anciennes rancunes pourraient me clouer la
gorge : elle ignore de quel poète elle éveilla la mémoire, celle qui me surprend sur tous les sentiers de la guerre et sait paraître à l’infini de ma prison […]
Je ne dirai pas son nom. Je lui ferai de mes poèmes farouches un ténébreux chemin jusque
vers les comètes où rayonnera plus vif qu’un brasier son regard populaire 7.
C’est aussi pourquoi ce qui nous guidera dans cette recherche sera le principe de l’étoilement de l’œuvre : d’abord, évidemment, point qui se déploie, l’étoile
elle-même, une et plurielle, à la fois étoile-nation et étoile-femme, si intensément présente à travers Nedjma, mais encore son sillage, sa déclinaison scintillante,
et même jusqu’à la trajectoire douloureusement indécise d’un astre en péril.
Ainsi se concevra le principe qui veut que chez Kateb, la métaphore ne soit jamais
ornementale, mais toujours arme, arme de « secrète poésie ».
« Je crois bien que je suis l’homme d’un seul livre », se plaisait à affirmer
l’écrivain en 1967 et il poursuivait en ces termes : « À l’origine, c’était un poème
qui s’est transformé en romans et en pièces de théâtre, mais c’est toujours la même
œuvre que je laisserai comme je l’ai commencée, c’est-à-dire à la fois à l’état de
ruines et à l’état de chantier » (Revue Jeune Afrique).
« Homme d’un seul livre » ? Mais quel livre ! Multiple sur le plan générique
et sur le plan tonal – vocal même pourrait-on dire –, saturé de paroles légendaires qui n’étaient pas nécessairement destinées à consonner.
C’est cette unité en mouvement qui nous retiendra, unité rayonnante et
mobile tout à la fois. Le texte Nedjma (1956) est certes une étoile filante, dont
le scintillement a été de longue date annoncé, en particulier par les étincelles de
Soliloques (1946) et qui fait fulgurer sa trajectoire dans toute l’œuvre de Kateb ;
quant à la figure de Nedjma, on l’aura compris, elle ne se confond pas avec sa
rayonnante apparition romanesque (« Nedjma chaque automne reparue […],
Nedjma chaque automne disparue 8 ») ; elle change en étant « toujours la seule »,
7. Jacqueline Arnaud note, à propos du poème « Porteuse d’eau » : « texte lu par Kateb lors de la soirée algérienne du samedi 18 mars 1950 à la Maison internationale des Pens-Clubs, à Paris et publié dans Alger
Républicain, Alger, le 22 mars 1950 ». Voir Kateb Yacine, L’Œuvre en fragments, op. cit., p. 77-78.
8. « Keblout et Nedjma », dans Europe, juin 1951, repris dans Kateb Yacine, L’Œuvre en fragments, op. cit., p. 81.
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et surtout se fait voix, chimère, cri, tout à la fois dans les univers du roman, du
poème, du théâtre, dans les feuillets de L’Œuvre en fragments (1986)… Deux
décennies après la mort du poète, il nous paraît opportun de proposer une lecture de cette œuvre étoilée, à partir d’outils critiques diversifiés (narratologie,
sociocritique, étude d’un imaginaire, poétique des genres 9) et de nous intéresser à la manière dont les forgeries de l’écrivain, en prise sur la réalité de l’Histoire
algérienne, ayant fait le détour par le territoire des ancêtres qui étaient siens (« la
plus forte des multitudes ») témoignent d’une énergie du renouvellement, toujours aussi saisissante pour celui qui le lit dans le contexte complexe de l’Histoire
advenante, en ce début du XXIe siècle.
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ÉTOILE, ÉCLATS, ÉCLIPSES
Chaque fois, les plans sont bouleversés…
Le Polygone étoilé
Comment ne pas être frappé, à la lecture de Nedjma par ce qu’on peut appeler une constellation d’absences ? Absence de la parole de la figure éponyme, qui
dit moins qu’elle n’est dite, absence récurrente d’un des compagnons-rivaux du
quatuor masculin, absence de Mourad, enfermé pour crime de droit commun,
absence à soi de Rachid, reclus dans le fondouk et son opacité brumeuse.
L’hypothèse ne peut-elle être avancée qu’à travers de tels effacements ou de telles
lacunes exhibés, ce soit le genre romanesque lui-même dont Kateb veuille signifier le nécessaire « bouleversement » ? La discontinuité du récit ne transcrit-elle
pas les errements d’une instance narrative qui ne s’est pas encore trouvée ? Et son
polymorphisme si envoûtant (fiction, théâtre, poésie, structure en abyme du
conte…) n’énonce-t-il pas, à sa façon, le refus des réponses idéologiques univoques ? (Ch. Bonn).
9. Il va de soi que nous userons de la catégorie des genres avec circonspection puisque dans l’univers katébien,
c’est à une exploration des genres mêlés, subvertis, réinventés que le lecteur est convié. J. Arnaud dans
l’« Introduction » à L’Œuvre en fragments n’omettait pas de le redire explicitement. Si elle reconnaissait face
à l’ensemble foisonnant des textes de Kateb, parus en revues, avoir opté pour un classement tripartite « Poésie,
Textes narratifs, Théâtre », elle rappelait que la cohérence du chercheur était quelque peu traîtresse : « il est
difficile ou même absurde de classer tel fragment dans un genre ou un autre, Le Polygone étoilé, ayant précisément choisi de les mêler ». Et elle ajoutait : « Kateb est l’homme d’un immense puzzle, auquel sans cesse
des pièces sont ajoutées, retaillées ; puzzle ou “patchwork” qui utilise des étoffes d’origine et de textures différentes, bricolage artisanal de poète », op. cit., p. 12-14.
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Errer par les soirs
Aux refuges
Où dort
Un parfum sacrilège
Soliloques
Si le personnage féminin parle peu, s’il est l’objet de désirs, passés au filtre
des mythes, de la tribu et de la nation, il n’en conserve pas moins certains traits
qui excèdent cette option symbolique. Une mémoire de lecteur de romans se
signale. On peut penser que Kateb connaissait l’Atlantide de Pierre Benoit, ou
qu’il savait le succès remporté auprès du public français par ce faiseur d’intrigues
exotiques, adepte de la démystification pratiquée avec cynisme. Sans doute, les
contextes, les tons différent-ils fondamentalement, il n’empêche que Nedjma partage avec Antinéa un statut de séductrice, prompt à susciter les zizanies masculines, et une appartenance au clan des « vierges au sang obscur ». De même, il
n’est pas vain de se demander quelle part d’ombre le personnage aurait pu
emprunter aux figures de Flaubert, Salammbô ou Emma. La figure katébienne,
n’a-t-elle pas le pouvoir mortifère de celle qui est vouée à l’espace sacré ? Un soupçon de bovarysme ne se décèle-t-il pas chez la jeune bourgeoise de Beauséjour ?
Simplement, d’autres virtualités de cette destinée féminine s’esquisseront : le
Nadhor, lieu d’un repli originel pourra même dans le théâtre ultérieur, toucher
au massif des Aurès, foyer ardent de l’insurrection, et Nedjma y rencontrer la
Kahena, figure d’une autre résistance. (D. Brahimi)
Pour ne rien perdre de l’épopée que nous allions vivre,
j’eus recours à plus d’une légende.
Le Polygone étoilé
Nedjma est l’œuvre d’un homme qui a grandi dans l’Algérie colonisée, connu
le système éducatif français, et qui est issu de la société musulmane. Comment
Kateb a-il pu concevoir, hors de tout discours mimé, la voix féminine portée par
le flux narratif, voix du corps textuel, mystère étoilé émietté en mots ? La femme
du récit n’est-elle pas une extraordinaire construction de phantasmes masculins – pourvoyeuse d’images comme celles de l’ogresse, la semeuse de discordes,
l’être nocturne ? Et pourtant Nedjma n’est pas pour autant objectivée par les
regards de désir qui voudraient la cerner. Elle coïncide avec le temps sans temps
de la tragédie. Faut-il s’étonner de ce que chaque fois qu’elle paraît, le texte s’emballe, s’égare, divague… N’y a-t-il pas lieu alors de tenir la lecture au point de
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plus haut risque, puisque l’écrivain de son côté, accueille au cœur matriciel de
son langage, travaillé par le courant du rêve, un principe de déstabilisation qui
est peut-être la part la plus indicible du féminin et le désir jamais comblé d’une
littérature toujours « en avant » ? (M. Calle-Gruber)
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Ici je suis né […] et je retourne à la sanglante source, à notre mère incorruptible,
la Matière jamais en défaut tantôt génératrice de sang et d’énergie,
tantôt pétrifié dans la combustion solaire qui m’emporte à
la cité lucide au sein frais de la nuit […]
Le Cadavre encerclé
La littérature peut, on le sait, oser se confronter à l’irreprésentable. En
mettant en scène forces conflictuelles, rapports de forces, situations extrêmes,
l’auteur de Nedjma va bien au-delà d’une monstration des faits de résistance à
l’oppression coloniale et des cruautés de l’Histoire algérienne. Il accorde les
potentialités énergétiques de sa parole à toutes les manifestations possibles de la
violence humaine (corporelle, psychique, matérielle, symbolique ou culturelle),
qu’elles soient latentes ou explicites, tristement référées à des abominations factuelles comme la torture, ou de l’ordre d’un imaginaire convulsif. En se laissant
travailler par ces éléments de tensions, l’écriture vit de turbulences, se coulant
dans les fissions secrètes d’une nature solaire, et transcrivant les épreuves de la
spoliation sous les vagues des conquérants successifs. La désintégration du narratif qui mine le texte en profondeur, avec les éclats poétiques qu’il suscite et les
tentations de l’épique qu’il frôle n’est-il pas à la mesure de cette vision d’un temps
en état de pure implosion ? (F.-J. Authier)
Le secret de notre influence
Jamais ne s’est perdu
Nous retrouvons l’empire du soleil
Ayant sombré comme des périscopes
Dans les remous du sol natal
L’Œuvre en fragments
L’analyse de la réception de Nedjma en 1956 par la critique montre à quel
point cette œuvre avait pu provoquer une réaction d’éblouissement – qui n’allait cependant pas sans une part d’incompréhension, la nouveauté de la forme
katébienne étant un peu vite mise au compte d’un hermétisme cultivé ou d’une
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influence faulknerienne. Or la question se pose de savoir si Kateb, en élaborant
le savant dispositif de Nedjma, n’a pas articulé les linéaments d’une forme romanesque importée de la culture européenne, et des modèles issus du bain linguistique arabe. Car si la structure du roman défie les lois de la chronologie,
accueille l’Histoire par bribes – faisant deviner la fresque –, paradoxalement ce
« mobile » textuel fournit un accès à l’Algérie du temps de l’écriture en recourant à des procédures autres que mimétiques : travail de théâtralisation, portraits
à coups d’épure, effets de voix multiples, tous procédés qui biaisent le code réaliste de la représentation… Mais recours aussi aux images mythiques et synthétiques, nourries d’une esthétique de l’abstraction qui imprègne en profondeur
l’imaginaire magrhrébin. L’écriture katébienne n’a-t-elle pas ainsi été amenée à
rejoindre par « un chemin de traverse » la voie de la modernité, telle qu’elle s’est
longuement construite en Occident ? (N. Khadda)
Il avait débuté dans la ville voisine, aux portes du marché de Guelma, sur la colline
ou derrière la caserne, en jouant de la flûte avec les charmeurs de serpents et
les bardes, toujours au premier rang, rompant le cercle et s’imposant […]
Le Polygone étoilé
On fait parfois une distinction un peu appuyée entre le texte polyphonique
de Nedjma et l’écriture théâtrale de Kateb qui, plus explicite, serait accordée au
temps du drame vécu de l’Histoire. Mais la partition ne doit-elle pas être revue ?
Dès Nedjma, les théâtralités sous-tendent le texte et l’orientent. Et cette tentation théâtrale permet de mesurer l’option dramaturgique que privilégiera Kateb :
un théâtre d’apparitions et de résurrections, pétri de l’histoire du peuple algérien. La fable de Nedjma fait clairement référence à toutes les composantes de
l’art théâtral, décors, costumes, gestuelles ; les scènes semblent jouées ou à jouer
dans l’esprit de la comédie la plus bouffonne ou de la satire la plus grinçante.
On dirait que Kateb a cherché à renouer avec le cercle des spectateurs, ce public
spontanément formé autour du conteur, avec le souci de se déprendre d’une tradition coloniale subie et de se réapproprier un langage complet où tout, souffle
tragique et dérision, peut entrer. À ce titre, Nedjma, en dépit de ses complexités, annonce les expériences encore à venir d’un art collectif foisonnant où la
parole sera faite pour être entendue du plus grand nombre et circuler. (C. Brun)
KATEB YACINE ET L’ÉTOILEMENT DE L’ŒUVRE
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ÉCLAIRS ET SILLAGES LUMINEUX
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Eh bien, nous allons faire entrer le peuple ici.
Nous allons transformer la cellule en théâtre.
La femme sauvage /2
En dépit de sa défiance pour toute catégorie limitative, Kateb a toujours présenté Le Cadavre encerclé comme une tragédie. Comment interpréter ce choix
générique ? Comment entendre la référence récurrente, dans le discours de l’écrivain, à la tragédie grecque, à son « lyrisme éruptif », à la portée populaire et
grandiose de ses spectacles en plein vent ? N’y avait-il pas là pour Kateb une
manière de s’intimer à soi la nécessité de trouver une forme dramatique d’une
envergure telle qu’elle puisse épouser l’épreuve des massacres de Sétif et la
conscience aiguë du destin collectif qui en était la résultante ? N’était-ce pas tracer les lignes d’une nouvelle conception mythopoétique du « théâtre politique »,
certes éloigné des exigences de distanciation brechtienne, mais ancré sur une réalité historique dont il s’agissait d’extraire, en usant de l’instrument « poésie »,
des gestes de rébellion ou de défi absolu à toutes les forces d’oppression ? Manière
sans doute d’atteindre à cette « tragédie moderne » que Glissant, commentateur
de Césaire comme de Kateb, estime inscrite dans le contexte de la lutte pour les
Indépendances, une tragédie qui loin de livrer l’individu au fatum serait une
manière « explosive » de déjouer tous les fatalismes (D. Combe).
L’image du cercle, la réalité du cercle autour de Lakhdar, c’est la réalité même de l’univers
révolutionnaire, c’est la liberté de l’homme toujours en mouvement, liberté dans l’espace et
dans le temps. […] Les événements ne sont pas reliés par un ordre chronologique mais par
une rotation dans le temps qui les fait retourner sans cesse aux origines et repartir en charriant à chaque fois des forces nouvelles. Mon roman Nedjma n’est pas construit autrement.
Le Poète comme un boxeur, « Renaissance de la tragédie ».
La force du théâtre de Kateb tient à la fois à son ancrage dans la réalité historique et au processus de « déréalisation » qui l’anime, grâce à la puissance des
symboles, à la complexité de la temporalité. L’analyse du système des personnages met en évidence la fracture entre un monde d’hommes, où gravitent quatre
« fils » dominés par des figures paternelles, et deux jeunes femmes. Cependant
ces femmes s’imposent au sein d’un monde masculin, comme Kateb le déve-
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AVANT-PROPOS
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loppera dans sa pièce consacrée à une héroïne berbère, La Kahina ou Dihya 10.
Alors que les fils sont du côté de la révolte, les pères du côté de la trahison, les
personnages féminins du Cadavre encerclé se placent délibérément dans l’ordre
de l’amour, pour le fils ou pour l’amant, mais ce double objet d’amour est
toujours déjà perdu, au sens le plus tragique qui soit. Ce qui correspond à la temporalité tragique de la pièce qui, défiant le réalisme conventionnel de la chronologie, remonte à partir de la perte, de la mort même, vers un lieu originel où
reprendre des forces – lieu imaginé ou rêvé. Qui peut savoir si ce que voient et
vivent les personnages eux-mêmes relève du réel ou du rêve ? Le corps de Lahkdar,
torturé par la police française puis par son beau-père, symbolise les blessures subies
par le peuple algérien à travers les siècles, mais c’est grâce à la force de sa parole
et de ses rêves qu’il permettra la résurrection de son peuple. (F. Dubor)
Fontaine de sang, de lait, de larmes, elle savait d’instinct, elle, comment ils étaient nés,
comment ils étaient tombés sur la terre, et comment ils retomberaient, venus à la brutale
conscience, sans parachute, éclatés comme des bombes, brûlés l’un contre l’autre,
refroidis dans la cendre du bûcher natal, sans flamme ni chaleur, expatriés.
Le Polygone étoilé
Kateb considérait que l’écrivain algérien de langue française était « condamné
à la modernité », en complète opposition à l’écriture réaliste des « Algérianistes »
de l’époque coloniale, adeptes d’une « latinité » méditerranéenne, et même éloignée de la Jeunesse de la Méditerranée d’un Audisio, inspirée de modèles français
tels que Valéry. Kateb est sans doute plus proche de L’Éternel Jugurtha, vaincu
mais toujours renaissant, de Jean Amrouche. L’étude des manuscrits, publiés sous
le titre L’Œuvre en fragments révèle cependant qu’un chant de l’Odyssée, l’île des
Lotophages, est au cœur d’un épisode, situé dans l’île de Djerba, qui ne sera repris
par la suite, ni dans Nedjma ni dans le Polygone étoilé. Cet épisode, publié à Tunis
dans L’Action en juillet 1958, était pourtant présenté comme un fragment du
Polygone. Cette version du mythe mêle la référence à l’épisode des Lotophages,
légende concernant la fondation de la Synagogue de Djerba et des éléments
propres à l’histoire de l’île, tels que l’esclavage des Soudanais ou des épisodes de
piraterie. Les allusions subsistant dans le Polygone étoilé et dans Nedjma en effacent les références explicites, libérant l’imaginaire. Si Ulysse a préféré le dur retour
10. « Les femmes ont toujours participé à notre histoire, elles ont joué un rôle de premier plan, en particulier dans la révolution que nous venons de vivre. » Kateb Yacine, Parce que c’est une femme (1972), éd. Des
Femmes, 2004.
KATEB YACINE ET L’ÉTOILEMENT DE L’ŒUVRE
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à la patrie aux charmes de l’existence des Lotophages, les personnages de Kateb,
comme les Lotophages, peuvent « oublier » leur territoire originel : ni l’espace
tribal du Nadhor, ni la nation algérienne ne suffisent à leurs errances. Ils ne se
replient pas sur une identité enfermante, car les identités sont « meurtrières »,
Nedjma reste l’irréductible Étrangère, c’est là sans doute que réside son pouvoir.
(M. Mathieu-Job)
[« Kateb Yacine et l'étoilement de l'œuvre », A.-Y. Julien, C. Camelin et F.-J. Authier (études réunies et prés. par)]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]
C’est surtout le roman qui a touché les gens. Il y a mille manières de parler de Nedjma. Je
voulais atteindre une sorte d’accouchement de l’Algérie par un livre. C’est très important, parce
que, à ce moment-là, le sang coulait. En posant la question algérienne dans un livre, on pouvait atteindre les gens au cœur. C’est beaucoup plus fécond, plus fort, c’est le sens même du
combat des Algériens : ils ne sont pas morts pour tuer, ils sont morts pour vivre.
Le Poète comme un boxeur, « De si “jolis moutons” dans la gueule du loup »
On a souvent commenté la présence de la culture orale dans l’œuvre de
Kateb, notamment les références mythiques. De fait Nedjma construit un mythe,
et, ce qui est étonnant, c’est que le détour par les mythes permet à l’écrivain non
seulement de déchiffrer l’Histoire, mais de faire jaillir une parole en mouvement,
orientée vers une société libre, l’Algérie indépendante. Les deux personnages
mythiques du roman, Nedjma et Keblout, sont liés d’une manière différente à
la culture traditionnelle algérienne, or les références à cette culture, muselée, partiellement détruite pendant la colonisation française, sont nécessaires à l’invention d’une culture nouvelle. Pour Kateb, un pays ne se construit pas seulement
grâce à une économie et des lois, il faut aussi prendre conseil du « comité central des ancêtres » pour libérer des énergies créatrices : Nedjma parvient à dépasser la contradiction entre les retours cycliques de la pensée mythique (le « cercle »
katébien) et l’Histoire en marche. Keblout, l’ancêtre fondateur, représente l’histoire tribale de l’Algérie traditionnelle, tandis que Nedjma, la femme aimée,
incarne l’origine charnelle, la terre, la lumière, le cosmos même avec lesquels elle
semble physiquement liée. Ces mythes sont irrigués par un réseau dense de
métaphores animales, telles que Keblout en tigre ou Nedjma en fauve, et par
toute une géographie légendaire. Ainsi Kateb rejoint-il à la fois la poésie préislamique, la poésie populaire orale algérienne, les troubadours médiévaux,
Rimbaud et les surréalistes : au front de Nadja et de Nedjma brille une étoile,
mais celle de Nedjma inspire tout un peuple. (Khedidja Kelladi)
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AVANT-PROPOS
[« Kateb Yacine et l'étoilement de l'œuvre », A.-Y. Julien, C. Camelin et F.-J. Authier (études réunies et prés. par)]
[Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr]
J’énonçais
[…]
La liberté
L’amour
La nuit
Le corps
Le vent
La solitude
Le froid
L’éternité
Le feu
Désert
Métempsychose
Désespoir
Responsabilité
Terre !
L’Œuvre en fragments
Comment dire enfin ce qui ne peut être énoncé, la mort de Kateb, l’ami ?
D’abord en se confiant aux mots que l’écrivain a souhaité conserver auprès de
lui en ses ultimes moments existentiels. Mots des livres compagnons, ceux de
Morante, de Faulkner ou de Panizza ; mots d’insurrection absolue, d’ivresse du
vertige ou mots de limpidité silencieuse comme ceux d’Hölderlin pour lequel
l’adieu vaut ouverture… Puis en acceptant que la rencontre circonstancielle liée
à la dernière veille soit l’occasion de convoquer une fois encore la figure de
Nedjma, ce principe féminin omniprésent pour Kateb et qui a fini par devenir,
à travers son écriture, la mesure de l’incandescence du vivre, de la blessure inguérissable de l’être au monde, de la tension entre l’impératif du sentir et l’urgence
du faire collectif (B. Médiène).
Anne-Yvonne JULIEN et Colette CAMELIN
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