Résumés Résumés des articles Naïri Arzoumanian-Rumin Les archives et la construction de l’oubli dans les transitions politiques L’État, dans les situations de transition politique suivant une période de violence ou de répression, peut faire le choix de refuser ce passé difficile et de construire l’oubli par des moyens institutionnels multiples. Parmi eux, les archives occupent une place essentielle car elles cristallisent plusieurs fonctions : fonction probatoire dans la poursuite pénale des auteurs de violations des droits de l’homme et la réparation de leurs victimes, fonction de témoignage de l’histoire (l’histoire d’une nation, mais aussi la multitude des histoires individuelles). Les enjeux sont donc multiples et déterminent le sort qui leur est réservé (destruction, manipulations, accès entravé). Dès lors, la régulation des archives s’impose : délicate dans la sphère nationale, du fait de l’hétérogénéité des législations internes, elle trouve un écho particulier au sein de normes internationales émergentes, liées à la justice transitionnelle, tels que le droit de savoir et le droit à la vérité. 178 Philippe Breton L’oubli des « refusants » La question posée dans cet article est celle savoir pourquoi on a si peu parlé de ceux qui, dans situations de crimes de masse et de génocide, ont refusé d’exécuter les ordres. Alors que plusieurs auteurs ont constaté au cours de leurs recherches le phénomène de ce qu’on appelle ici les « refusants », on trouve très peu – sinon pas du tout – de travaux sur le sujet et il est étonnant que l’on soit à peu près systématiquement passé à côté de ce dernier. L’article expose les raisons possibles de cet oubli d’une catégorie d’acteurs pourtant essentiels. Marie-Noële Denis Les monuments aux morts en Alsace, entre mémoire et oubli L’émotion provoquée par les deux millions de morts de la guerre de 1914‑1918 à suscité la mise en œuvre de différentes actions destinées à perpétuer leur souvenir. Ainsi prendra naissance, dès 1921, un grand mouvement de construction de monuments aux morts, alors que la résumés date du 11 novembre sera retenue pour la commémoration se ce sacrifice. Dans cet ensemble, l’Alsace, du fait de son appartenance à l’Empire Allemand de 1871 à 1918, occupe une place à part. Ses soldats, pour une large part, ont combattu sous l’uniforme allemand. De ce fait ses monuments aux morts, à caractère essentiellement religieux et funéraire, rendent hommage à des « victimes » et non à des « héros », et tentent de restituer à chaque soldat sa place dans la communauté des morts et des vivants. Chaque année la cérémonie du 11 novembre se caractérise par la rigueur du rituel républicain mais aussi par des discours qui ne peuvent éviter les ambiguïtés d’une mémoire singulière. Cédric Duchêne-Lacroix Continuités et ancrages : composer avec l’absence en situation transnationale De nos jours, la mobilité spatiale est plus fortement conditionnée par des structurations sociales, culturelles, économiques et techniques (produisant réseaux et enclaves) que par les distances géographiques ou des frontières politiques. En sorte que les individus sont plus nombreux à vivre une territorialité physiquement discontinue, une archipélisation. Les exemples de travaux sur les situations de vie transnationales se multiplient mais peu d’auteurs après A. Sayad ont abordé un problème immanent à la situation des « archipéliens », l’absence dans l’un des ilots et la gestion de leurs présences. Cet article expose les types de difficultés rencontrés par ceux-ci pour composer avec l’absence. Il montre que l’absence n’a pas toujours le même sens à travers les variations possibles des attentes de présence de soi et des autres et les ressources des personnes qui la vivent. Alexandra Grevillot-Castex Le bénéfice d’un oubli collectif à la fin du XIXe siècle. Le monument d’un prêtre « martyr » du Val d’Orbey Depuis plus d’un siècle, un monument, érigé en souvenir d’un prêtre « martyr » du Val d’Orbey, continue de transmettre une mémoire construite sur la douleur engendrée par la guerre franco-prussienne de 1870. Ce monument se trouve à Grosmagny, sur le lieu du combat, dans ce qui devient après 1871 le nouveau département du Territoire de Belfort. L’article examine comment cette mémoire collective participe de l’identité des Alsaciens catholiques francophones et comment elle a été instrumentalisée par la droite catholique pour légitimer son pouvoir dans le nouveau jeu des forces politiques en présence, sous la IIIe République. L’approche est ethno-historique, elle s’intéresse à un cas particulier pour voir ce qu’il révèle d’un fonctionnement plus général. Elle vise un groupe culturel, celui des Alsaciens catholiques francophones. Enfin, elle utilise des matériaux ethnographiques diversifiés, notamment un monument de commémoration, un journal, la version orale d’une histoire… Philippe Hamman La construction de l’oubli dans le Reichsland d’Alsace-Lorraine. La Lorraine annexée, entre germanisation et Souvenir français (début du XXe siècle) Cet article interroge les processus de construction de l’oubli dans leurs liens directs avec les dynamiques mémorielles, c’est-à-dire la tension entre effacement et conservation, à travers le cas du Reichsland (Terre d’Empire) d’Alsace-Lorraine. Il questionne plus précisément les politiques de valorisation/dévalorisation de ressources mémorielles en mobilisant deux entrées corrélées : la mémoire collective et les identités nationales. À partir de quelques épisodes saillants, situés en particulier au début du XXe siècle, l’oubli s’analyse comme un processus sélectif et dynamique, qui ne s’oppose pas terme à terme mais s’accompagne de retours en mémoire possibles, fluctuants en fonction de configurations jamais totalement stabilisées et d’acteurs-porteurs en concurrence, ce qui permet d’éclairer l’enjeu plus large des processus territoriaux de production et de revendications identitaires. Anna Jolivet Les lacunes du discours historiographique sur la peinture vénitienne en France au XIXe siècle Dans les publications du XIXe siècle sur l’école vénitienne de peinture, alors que Venise ressort comme un centre intellectuel important, les peintres sont vus comme des hommes uniquement intéressés par le savoir-faire que demande le maniement des couleurs, au détriment de tout savoir. En outre, l’école n’est guère étudiée au-delà de la fin du XVIe siècle, en raison de sa décadence supposée. Depuis les écrits sur le Louvre durant le Premier Empire jusque dans les textes d’auteurs reconnus comme Charles Blanc ou Théophile Gautier dans la seconde moitié du XIXe siècle, cette conception lacunaire de la peinture vénitienne demeure. Certains mécanismes définis en psychanalyse, notamment l’isolation et le refoulement, peuvent permettre de comprendre que les omissions opérées par les historiens dans leur discours, sont déterminées par des principes artistiques et moraux qui régissent la pensée du XIXe siècle et ne peuvent être remis en cause. Djemaa Maazouzi Retour en Algérie et impossible retour sur l’Algérie. Formes de l’oubli et figures de l’absence dans Exils de Tony Gatlif Dans Exils (2004) de Tony Gatlif, un récit filmique de retour aux origines et de remémoration d’un passé remontant à la guerre d’Algérie, les rencontres directes et individuelles entre les héros et les Algériens sont filmées avec soin, soit dans une esthétique cinématographique respectueuse des conventions, soit de manière très intime en accompagnant au plus près les protagonistes. Les images qui représentent la foule algérienne, quant à elles, répètent un topos du regard vide et sont accompagnées d’une musique semblant dire autre chose que ce qui est donné à voir. Une micro lecture de l’incipit du film permettra de revenir sur les diverses formes de l’oubli (Augé 1998) qu’esquisse la narration. Considérant que ces images d’Algériens au regard vide sont la symbolisation d’une représentation du pays des 179 origines obsédante et inquiétante pour les personnages, nous tenterons de démontrer que ces mêmes images sont pour le cinéaste des « figures de l’absence » (Vernet 1988) : pour Gatlif, ce serait une façon de dire comment ce retour en Algérie est difficile, voire impossible, tant la mémoire travaille encore sur ce souvenir du passé. Dominique Merg-Essadi Les fonctions réciproques de l’oubli et de la mémoire. L’exemple du travail d’acceptation dans les cas de deuil périnatal L’article rend compte d’une observation clinique du deuil périnatal : des femmes et des hommes touchés par la perte d’un enfant s’expriment au cours de groupes de paroles formés pour les soutenir. La médecine traditionnelle, paternaliste, tendait à ignorer cet événement. Depuis les années 1990, un discours de soin est au contraire porté à réifier l’enfant mort-né. Il existe ainsi des tendances contradictoires visant à favoriser l’oubli ou, au contraire, la remémoration. Les propos des participants à ces groupes de parole permettent de mettre en lumière les étapes psychiques du renoncement à l’objet, et notamment la culpabilité associée à l’oubli. En effet, l’oubli peut être perçu comme un abandon, avant qu’il ne soit considéré comme un moment de l’acceptation de la perte. Le travail de remémoration s’avère être une étape favorisant l’intégration de la perte, et donc la possibilité d’oublier au sens de « ne plus y penser ». Tania Mujica Évocation du « passé » et mise en scène de l’oubli dans le cinéma allemand : Schonzeit für Füchse (Chasse aux renards interdite, 1966) Cet article analyse le film Schonzeit für Füchse (Chasse aux renards interdite, 1966) de Peter Schamoni. Il identifie les stratégies employées par le réalisateur pour mettre en scène les reproches qu’il adresse aux Allemands de l’époque, qui cherchent à oublier la période nazie. L’analyse souligne l’utilisation de métaphores visuelles évocatrices des attitudes de déni. Les conclusions vont dans le sens des thèses de Norbert Elias concernant le caractère traumatique de la période de la Deuxième Guerre Mondiale, et de Sigmund Freud qui affirme qu’un « événement traumatique » est oublié mais qu’il laisse des traces. Elise Müller Les tatouages à motifs ethniques : motivations d’une pratique chez les jeunes adultes Depuis une dizaine d’années, l’intérêt des jeunes Français pour le tatouage semble aller grandissant. Et les motifs les plus abondamment choisis sont sans conteste les motifs ethniques. Cet article se penche sur les principales motivations poussant les jeunes à emprunter à des cultures autres les signes qu’ils afficheront comme éléments importants de leur identité. Mettant en avant cinq grands types de motivations qui s’entrecroisent, il donne la parole à des individus porteurs de ces marques ethniques et tente de comprendre le rôle de la « poétique du sauvage » dans la quête de soi. Malgré les approximations que cette « poétique » engendre, les jeunes Français, qu’ils aient des origines étrangères ou non, paraissent trouver en elle d’autres points de vue dans lesquels ils se reconnaissent et par le biais desquels ils expriment à la fois leur singularité et leur ouverture à la diversité du monde. Ali Recham L’expérience de la maladie et la désappropriation du corps Dans les cas de greffe d’organe, la frontière tend à s’effacer ou à se déplacer entre le dedans et le dehors, le familier et l’étranger, le soi et le non-soi, l’identité et l’altérité. L’homme malade sent-il son corps, l’organe atteint, le greffon lui appartenir ? La maladie désapproprie la personne de l’essence de sa dignité : se servir de son corps, jouir de sa liberté et gérer librement son temps. Avec la reprise de la fonction perdue, la greffe restitue au malade une partie de cette propriété. Mais, en raison des contraintes et des incertitudes, il n’a pas l’exclusivité de jouissance, de possession, ni 180 Revue des Sciences Sociales, 2010, n° 44, « La construction de l’oubli » la confiance en son rétablissement car, dépendant du greffon, lui-même menacé par le rejet, il ne peut pas user et abuser de son corps. Le dysfonctionnement de l’organe illustre la conception utilitariste du corps dans la modernité. Il montre au niveau individuel un processus qui se joue au niveau de la société : autant le malade rejette un organe, voire un corps qui semble inutile, autant la société exclut le malade perçu comme improductif. Un organe n’est inutile qu’aux yeux d’une personne malade : cette vision révèle une grave souffrance personnelle au même titre que l’exclusion d’un malade signale un malaise dans la société. Romy Sauvayre Mémoires, oubli et émotions : la question de la fiabilité des témoignages dans les enquêtes de sciences sociales La mémoire étant sujette à des reconstructions, ou à des réinterprétations, le témoignage a posteriori est souvent considéré comme peu fiable. Or, certaines recherches en neurobiologie ou en neuropsychologie ont remis en cause le manque de fiabilité des témoignages rétrospectifs en montrant l’effet bénéfique de l’émotion sur la mémoire. Toutefois, nombre d’études actuelles portant sur l’influence des émotions sur la mémoire se contredisent car ces effets varient non seulement en fonction des contextes, mais également en fonction du type de mémoire qu’elles affectent. Cet article tentera de poser les termes du débat afin de questionner les conditions d’accès à la mémoire autobiographique en situation d’entretien, et de proposer le développement de techniques (la contextualisation cognitive et émotionnelle) et d’indices de fiabilité des données recueillies. Régis Schlagdenhauffen De l’oubli à la commémoration des victimes homosexuelles de la Déportation en France Cet article s’intéresse aux usages stratégiques de la mémoire. L’auteur y analyse les étapes de la construction d’une mémoire homosexuelle de la Déportation en France entre 1975 et 2005. Il exa- résumés mine comment l’argument de l’oubli a été employé à propos de trois acteurs : les personnes gays et lesbiennes, les anciens déportés et l’État. L’analyse des usages stratégiques de la mémoire montre que pour les militants homosexuels de la mémoire, la lutte contre l’oubli est doublée d’un combat pour la visibilité. Cette lutte s’est à la fois inscrite dans la continuité du modèle de mémoires non-héroïques de la Déportation et s’est positionnée contre les groupes porteurs d’une mémoire résistante magnifiée par l’État. Hatice Soytürk Mémoire collective et construction de l’oubli chez les Kurdes alévis originaires de Dersim L’immigration turque a fait surgir dans les pays d’accueil des particularismes ethniques et culturels qui avaient été occultés pendant la genèse de l’État turc. Le présent article s’intéresse plus particulièrement à l’histoire des Kurdes migrants, réfugiés politiques, et de leurs héritiers en France. Il s’appuie sur plus de cinq années d’engagement ethnographique parmi des familles kurdes et alévies originaires de Dersim et vivant en France et au sein de leurs associations, en vue de comprendre non seulement leurs pratiques sociales et culturelles, mais aussi les différents aspects et usages de leurs mémoires, qui font apparaître une construction de l’oubli en diaspora. Il explore le lien existant entre mémoire et oubli autour de la description des événements de Dersim (1937-38) qui ont été longtemps oubliés en Turquie. Il montre que l’oubli est en lien avec la question de la transmission. Les éléments oubliés par les Kurdes alévis originaires de Dersim sont rapprochés du point de vue des Turcs alévis et des Sunnites. rôle de Galère au point que son nom est aujourd’hui largement méconnu. En parallèle, cette historiographie a progressivement forgé un mythe, celui de l’Édit de Milan en 313 selon lequel c’est Constantin qui aurait délivré le christianisme de ses entraves. Le processus d’oubli a donc été complexe et il a fallu réécrire l’histoire, même si le caractère conscient de ce processus de reconstruction historique n’est pas toujours établi. Le plus étonnant tient cependant au fait que cet oubli persiste encore aujourd’hui, un oubli qui interroge tout de même très fortement sur l’inertie culturelle de nos sociétés et sur l’articulation entre la recherche en sciences humaines et le reste de la société contemporaine. Nicolas Walzer Introduction à l’œuvre de Gilbert Durand. Du structuralisme figuratif à l’anthropologie de l’imaginaire Fusionnant les apports de Gaston Bachelard et Claude Lévi-Strauss, Gilbert Durand (1921) fonde dans les années soixante, au sein de l’anthropologie symbolique, l’anthropologie de l’imaginaire qui essaima en une soixantaine de centres de recherche à travers le monde. Dans son livre phare Les structures anthropologiques de l’imaginaire (1960), il développe un structuralisme figuratif qui relève trois grandes structures dans l’imaginaire des hommes séparées en deux régimes différents, l’un diurne, l’autre nocturne. Par la suite, avec la mythanalyse et la mythocritique, Durand met à jour les tensions profondes des grandes œuvres littéraires et picturales en expliquant leur impact dans l’imaginaire des hommes et notamment leurs dérives (le mythe de la « brute blonde »…). L’article explique et met en perspective cette œuvre fondatrice. Christian Stein L’édit de Galère (311 apr. J.-C.) : histoire d’une oblitération Après trois siècles de répression, l’édit de l’empereur Galère fit en 311 du christianisme une religion licite de l’Empire romain. L’historiographie chrétienne a néanmoins eu tendance à réduire le 181