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Présentation au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles
concernant l’examen du projet de loi C-14
Rencontre du 11 mai 2016
Scott Y. H. Kim, M.D., Ph. D.
Professeur auxiliaire, Département de psychiatrie, Université du Michigan
Professeur auxiliaire, Département de neurologie, Université de Rochester
Le 4 mai 2016
Introduction
Le projet de loi C-14 de la Chambre des communes associe les « problèmes de santé graves et
irrémédiables » au fait que la mort du patient est « raisonnablement prévisible », ce qui fait en
sorte que seules les personnes qui sont [TRADUCTION] « sur une trajectoire menant à une mort
naturelle »1 peuvent accéder à l’aide médicale à mourir (AMM). En revanche, d’autres parties
(comme en témoignent les rapports du Comité mixte spécial [CMS] et du Groupe consultatif
provincial-territorial dexperts [GCPTE]) autoriseraient l’AMM pour les patients qui ne sont pas
atteints d’une maladie terminale, y compris les personnes qui souhaitent recevoir l’AMM en
raison d’une souffrance liée principalement à un trouble psychiatrique (par souci de brièveté, je
désignerai cette pratique l’« AMM psychiatrique » ou l’AMMP). Bien que le projet de loi de la
Chambre des communes interdise qu’une demande d’AMM soit principalement fondée sur un
trouble psychiatrique, il n’exclut pas les patients psychiatriques qui sont par ailleurs admissibles
à recevoir l’AMM1. Cela signifie qu’aucune personne dont la mort est raisonnablement prévisible
n’est exclue qu’en raison de sa maladie, qu’elle soit d’ordre psychiatrique ou autre.
Cette présentation vise à traiter des données qui sont pertinentes aux fins de l’évaluation de
l’incidence potentielle de l’établissement d’un régime d’AMM qui comprend l’AMM psychiatrique.
L’analyse suppose l’existence de plusieurs facteurs qui augmentent le risque qu’une personne
atteinte d’une maladie psychiatrique grave reçoive indûment l’AMM si celle-ci est légalisée.
Aucun de ces facteurs ne devrait être controversé, que l’on appuie l’AMMP ou non.
Premièrement, les patients psychiatriques sont souvent stigmatisés et amenés à avoir
l’impression qu’on ne veut pas d’eux, que ce soit sur les plans culturel et social ou sur le plan
matériel, en ce qui a trait aux ressources qui sont consacrées à leurs soins. Deuxièmement,
comme les personnes atteintes d’un trouble psychiatrique sont souvent perçues comme étant
« différentes », la plupart des gens, y compris, d’après mon expérience, les médecins qui ne
sont pas psychiatres, ont une compréhension limitée des troubles psychiatriques graves.
Troisièmement, la nature même de certains troubles psychiatriques, soit l’un des aspects les
plus pénibles de ces troubles, tient au fait que le jugement du patient (même si la personne est
légalement compétente) est souvent influencé par des perceptions et des sentiments provoqués
par la maladie. Par exemple, une dépression grave peut entraîner des sentiments de désespoir
(lesquels peuvent provoquer un sentiment de détresse chez d’autres personnes également, à
savoir qu’il n’y a plus rien à faire pour le patient), et les troubles psychotiques peuvent causer
diverses déformations de la réalité qui sont souvent difficiles à détecter.
Comme le souligne le contexte législatif du projet de loi C-14, le rapport du Comité mixte spécial
est plutôt en phase avec les modèles belges et néerlandais. Par conséquent, les données
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recueillies dans ces pays pourraient être utiles pour évaluer les propositions, comme celles
formulées par le CMS qui autoriseraient l’AMMP.
Données actuelles sur l’AMM psychiatrique
Aux Pays-Bas, 110 cas d’AMM psychiatrique ont été signalés entre 2011 et 2014; avant cette
période, de deux à cinq cas avaient été enregistrés par année2. En Belgique, le nombre de cas
d’AMM découlant d’un trouble neuropsychiatrique (ce qui comprend les troubles neurologiques
et psychiatriques qui ne sont pas fatals) était inférieur à 10 jusqu’en 2007; en 2012-2013, on a
enregistré 101 cas d’AMMP3. Bien que ces chiffres soient peu élevés, ils indiquent une
tendance claire à ce chapitre.
À l’exception d’un rapport de 19974 décrivant 11 cas survenus aux Pays-Bas, il existait peu de
renseignements sur l’administration de l’AMM psychiatrique dans ces deux pays. Les données
disponibles consistaient principalement en des rapports médiatiques et des sommaires
quantitatifs figurant dans les rapports annuels des organismes d’évaluation respectifs.
Deux études récentes ont analysé l’AMMP d’une manière plutôt détaillée, soit en présentant
des descriptions de divers diagnostics et certaines caractéristiques des patients. La
Dre Lieve Thienpont, une psychiatre belge, et ses collègues ont publié une étude de série de
cas ayant trait à 100 demandes consécutives d’AMMP qui ont été enregistrées dans son
cabinet de psychiatrie privé entre 2007 et 20115. Notre groupe s’emploie à étudier les rapports
relatifs à 66 cas (sur les 85 cas signalés en date de notre étude, de 2011 jusqu’à un certain
point en 2014) d’administration de l’AMMP aux Pays-Bas; ces rapports présentent une vue
d’ensemble des caractéristiques des patients ayant reçu l’AMMP, la manière dont les médecins
ont évalué les patients et l’opinion des comités d’évaluation de l’euthanasie sur les cas2.
Qui reçoit l’AMM psychiatrique?
Bien que les arguments normatifs sur le caractère acceptable de l’AMMP soient presque
entièrement axés sur la « dépression résistante au traitement », la réalité est beaucoup plus
complexe.
Étude de la Dre Thienpont
Dans l’étude de série de cas personnelle de la Dre Thienpont visant 100 demandeurs d’AMM,
73 % de ces derniers étaient des femmes, et la moyenne d’âge était de 47 ans. En tout,
58 patients souffraient d’une dépression résistante au traitement (48 cas de dépression
unipolaire et 10 de dépression bipolaire). Toutefois, les patients étaient également atteints
d’autres troubles (certains avaient reçu plus d’un diagnostic), notamment les suivants : trouble
de stress post-traumatique (n=13), schizophrénie et autres troubles psychotiques (n=14),
troubles anxieux (n=11), troubles de l’alimentation (n=10), troubles liés à l’abus d’alcool et
d’autres drogues (n=10), troubles somatoformes (n=9), syndrome d’Asperger (n=7), trouble du
déficit de l’attention avec hyperactivité (n=1), troubles obsessivo-compulsifs (n=7), troubles
dissociatifs (n=7) et deuil compliqué (n=6). Il semble également que lorsque la Dre Thienpont a
effectué une évaluation plus approfondie des patients, d’autres ont reçu un diagnostic d’autisme
(n=12). La moitié des patients était aux prises avec un trouble de la personnalité. Elle n’a pas
présenté une ventilation des diagnostics s’appliquant aux personnes qui ont reçu l’AMM.
D’après les données, le taux d’acceptation des demandes d’AMM s’élève à 48 %. De ces
48 personnes, 11 ont reporté ou annulé l’AMM, et 2 se sont suicidées d’une autre manière.
Ainsi, 35 personnes ont reçu l’AMM, mais 38 des 100 personnes ont retiré leur demande avant
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qu’une décision soit prise à son sujet, ce qui signifie que le véritable taux d’acceptation s’élève
possiblement à 77 % (ou peut-être même à 86 % puisque six autres personnes seraient
peut-être décédées avant qu’une décision soit rendue).
Après un suivi d’un à quatre ans (selon le moment où le patient a été éval), les responsables
ont constaté que, des 57 personnes qui étaient en vie à la fin de leur période d’évaluation
initiale, toutes étaient encore en vie : [TRADUCTION] « Dans neuf des cas, la demande était
toujours en cours de traitement et aucune décision n’avait été prise. Dans 48 cas, la demande
était en suspens puisque la personne réussissait à composer avec sa situation à l’aide d’une
thérapie régulière ou occasionnelle ou sans avoir à recourir à la thérapie. »
Il y a lieu de souligner un dernier point au sujet de l’étude de la Dre Thienpont, soit le fait que
pendant la période où 35 de ses patients ont reçu l’AMM, 76 cas d’administration de l’AMM à
des patients atteints d’un trouble neuropsychiatrique non terminal avaient été signalés à la
Commission fédérale belge de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie. Comme la Commission
belge ne ventile pas les chiffres en fonction des troubles psychiatriques et neurologiques, il
n’est pas possible de savoir la part que les cas de la Dre Theinport occupent parmi les cas
d’AMM psychiatrique en Belgique. Cette part peut aller de 46 % (35 sur 76, si on suppose qu’il
n’y avait aucun cas de trouble neurologique) à 100 % (35 sur 35, si on suppose que 41 cas
avaient trait à un trouble neurologique). Étant donné que le nombre de cas d’AMM liés à la
maladie d’Alzheimer était généralement plus élevé que le nombre de cas d’AMM associés à un
trouble psychiatrique dans la région où des données sont disponibles (les Pays-Bas), il se peut
que la Dre Thienpont soit intervenue dans la plupart ou la quasi-totalité des cas d’AMMP
enregistrés en Belgique entre 2007 et 2011.
AMM psychiatrique aux Pays-Bas
Lors de notre étude des cas d’AMMP aux Pays-Bas, nous avons constaté que 70 % des
personnes concernées étaient des femmes et que les patients étaient beaucoup plus âgés que
les membres du groupe belge visé dans l’étude de la Dre Thienpont. Les troubles dépressifs
constituaient la principale maladie psychiatrique dans 36 cas (55 %), et plus de 70 % des
patients souffraient d’une certaine forme de dépression. Au total, 16 patients sur 66 (24 %)
étaient atteints d’une forme de psychose. De nombreux patients étaient aux prises avec le
trouble de stress post-traumatique ou un trouble anxieux (28 patients sur 66, soit 42 %). Fait
notable, quatre personnes (6 %) présentaient une déficience cognitive, et un des patients avait
un tuteur légal, mais il avait été jugé compétent par des consultants, dont un psychiatre. En
outre, quatre femmes souffraient d’un trouble de l’alimentation chronique et du trouble de la
personnalité limite.
D’autres aspects de l’étude sont décrits ci-après.
Résumé
Comme il a été mentionné ci-dessus, la quasi-totalité des arguments et des débats sur la
légalisation de l’AMMP sont fondés sur un cas paradigmatique de dépression résistante au
traitement. Ainsi, plusieurs spécialistes ont tenu de vifs débats sur la manière de considérer le
caractère éthique de l’AMM dans le cas des personnes aux prises avec une dépression
résistante au traitement6,7. Les discussions sur les situations dans lesquelles l’administration de
l’AMM serait acceptable dans le cas de personnes souffrant d’un trouble comme un deuil
prolongé, l’autisme, la schizophrénie, une déficience intellectuelle ou un trouble de la
personnalité sont rares, voire inexistantes, même dans la littérature sur la bioéthique. Les
discussions en matière de politiques publiques qui portent sur la manière dont un médecin
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devrait considérer ces autres troubles psychiatriques dans le contexte de l’AMM sont rares;
nous ne sommes au courant d’aucune discussion de ce type.
Le seul document que nous connaissons qui tente de fournir une orientation soutenue sur cette
question (soit les directives de l’association de psychiatrie néerlandaise8) fournit principalement
des lignes directrices sur la manière d’interpréter le critère de diligence raisonnable établi par la
loi dans le cas des patients psychiatriques en général. En ce qui concerne la résolution des
questions cliniques pouvant découler de certains troubles en particulier, le document
recommande aux responsables de consulter des sous-spécialistes des troubles en question.
Comme il est souligné ci-dessous, le système néerlandais ne suit pas cette recommandation.
Ainsi, il est raisonnable de dire que la légalisation de l’AMM dans le cas de divers troubles
psychiatriques a été proposée (et mise en œuvre) malgré le peu de documentation servant à
orienter les cliniciens.
Quelles sont les circonstances sociales des patients qui reçoivent l’AMM
psychiatrique?
Dans la majorité des cas enregistrés aux Pays-Bas, les patients présentaient des
caractéristiques qui tendent à nuire à la capacité de composer avec l’adversité : difficultés
importantes sur le plan de la personnalité, isolement social et sentiments de solitude. En tout,
52 % (34 sur 66) des patients étaient atteints d’un trouble ou d’un problème de personnalité, et
56 % (36 sur 66) étaient socialement isolés ou disaient souffrir de solitude. Certains de ces
patients sont décrits comme suit dans les rapports : [TRADUCTION] « La patiente affirme qu’elle
n’a pas été aimée de sa vie et qu’elle n’a donc pas le droit d’exister »; « [l]e patient était un
homme qui vivait une profonde solitude et qui disait avoir raté sa vie »2. Il semble raisonnable
de supposer que ces facteurs accentuent le désir des gens de recourir à l’AMM.
Comment la futilité médicale est-elle déterminée dans le cas des troubles
psychiatriques?
Les termes « irrémédiable » et « sans espoir » signant la futilité médicale pourraient être
appliqués de manière fiable en ce qui a trait aux maladies incurables qui causent inévitablement
la mort, tant que le diagnostic médical est juste. Bien que les termes « en fin de vie » et
« terminal » ne soient pas idéals, beaucoup de personnes seraient d’avis qu’ils ont un sens plus
ou moins fiable.
Prédire la futilité dans les cas qui tendent à générer des sentiments de futili : le rôle
des données
Toutefois, lorsque les termes « irrémédiable » et « sans espoir » sont appliqués à des troubles
psychiatriques non terminaux, la situation est beaucoup plus difficile à évaluer. Même dans le
cas paradigmatique de la dépression résistante au traitement, l’établissement d’un pronostic
n’est pas une tâche simple. Bien qu’il soit facile de poser dans un argument théorique une
prémisse selon laquelle une maladie psychiatrique grave peut être incurable ou « réfractaire », il
est difficile d’établir ce constat en pratique clinique. Le taux de rémission chez les personnes
souffrant de dépressions répétées peut être plutôt faible « dans la collectivité », où le traitement
est souvent sous-optimal9. Cela dit, même chez les personnes qui ont des antécédents de
traitement bien pires (les patients ayant des antécédents semblables à ceux de certains cas
néerlandais que nous avons étudiés), la plupart peuvent obtenir la rémission de leur maladie si
elles reçoivent des traitements de haute qualité10. Par conséquent, une détermination de
situation « irrémédiable » sera souvent fondée sur une impression clinique plutôt que sur des
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données probantes. Ainsi, cette impression sera fortement influencée par les croyances et les
engagements personnels des médecins responsables11.
Un autre exemple serait le trouble de la personnalité limite, qui est le trouble de la personnalité
le plus courant et qui figure à de nombreuses reprises dans notre étude tout comme dans celle
de la Dre Thienpont. Bien que ce trouble tende à causer des bouleversements chez le patient et
son entourage, suscitant des sentiments de futilité chez tous, le pronostic à long terme prévoit
une rémission dans la plupart des cas12.
Refus de traitement et détermination de la futilité médicale : traiter la personne ou la
maladie?
Par surcroît, la recommandation du CMS selon laquelle « le terme "irrémédiable" ne signifie pas
que le patient doive subir des traitements qu’il juge inacceptables » pourrait avoir des
répercussions particulièrement importantes pour les patients psychiatriques. C’est une chose
qu’un patient atteint d’une maladie terminale refuse un dernier recours ou des traitements
symptomatiques dont les effets secondaires sont plus incommodants que les bienfaits pouvant
en découler. C’est toute autre chose que d’écarter une exigence clinique fondamentale du
traitement psychiatrique, soit d’aider les patients avec compassion et compétence même
lorsqu’ils traversent des périodes de souffrance continue où ils peuvent perdre le goût de vivre
et désespérer face à l’avenir. Il est difficile de traduire cet aspect de la psychiatrie, c’est-à-dire le
traitement de la personne et non seulement de la maladie, dans la nomenclature de la futili
médicale.
Lors de notre examen, nous avons constaté que 56 % des patients (37 sur 66) avaient refusé
au moins certains traitements. La raison la plus couramment invoquée était le manque de
motivation. Nous avons remarqué que 20 % des patients n’avaient apparemment pas été
suffisamment malades dans le passé pour nécessiter un traitement à l’hôpital. Bien que la
dépression ait été le trouble principal dans 55 % des cas, seulement 39 % des patients avaient
subi des électrochocs et seulement 11 % avaient utilisé des inhibiteurs de monoamine oxydase.
En somme, dans 24 % des cas, les médecins responsables ne s’entendaient pas sur la
question de savoir si le patient satisfaisait à tous les critères d’admissibilité à l’AMM. Le
désaccord le plus fréquent concernait la question de la futilité médicale (qui était en cause dans
81 % des cas de désaccord).
Dans son étude, la Dre Thienpont déclare (sans explication) que les 100 demandeurs
consécutifs d’AMM remplissaient les critères en matière de maladie (futilité médicale et
souffrances intolérables). Autrement dit, chaque patient ayant demandé l’AMM était jugé être
dans un état de santé médicalement futile.
Résumé
La détermination de la futilité médicale dans le cas d’un trouble psychiatrique constituera un
jugement compliqué pour plusieurs raisons : (1) Même en ce qui a trait au cas paradigmatique
de la dépression résistante au traitement, la documentation de recherche ne fournit pas de
directives claires aux cliniciens; (2) Quant aux autres diagnostics, dont bon nombre concernent
des troubles chroniques, peu d’attention a été accordée à la compréhension précise de ce qui
constituerait la « futilité médicale » aux fins de la fourniture de l’AMM; (3) La plupart du temps,
les cliniciens devront s’occuper d’une situation difficile où le patient refuse le traitement
recommandé les situations de ce type sont-elles réellement « irrémédiables »?
Cela ne signifie pas que les médecins ne peuvent faire une détermination de futilité lorsqu’il est
question d’un trouble psychiatrique. Ceux-ci feront de leur mieux si cette tâche leur est confiée.
Cela signifie toutefois que la détermination ne sera pas réellement fondée sur des données
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