S. Douki
et al.
L’Encéphale, 2007 ;
33 :
21-9
22
différence que nous souhaitions explorer en interrogeant la réa-
lité de la schizophrénie en Tunisie, pays émergent, que les prin-
cipaux indicateurs situent à mi-chemin entre les pays les plus
et les moins développés. Le diagnostic de situation est
accablant : les patients souffrant de schizophrénie sont les prin-
cipaux consommateurs de soins psychiatriques hospitaliers et
pâtissent, en majorité, d’un handicap sévère sur les plans pro-
fessionnel et social. L’exemple de la Tunisie montre paradoxa-
lement que le pronostic de la schizophrénie s’aggrave avec le
niveau de développement d’une société. La même tendance a
d’ailleurs été observée au cours du temps, dans les pays occi-
dentaux. Trois hypothèses sont discutées pour expliquer les
variations dans l’espace et dans le temps de la maladie : l’hété-
rogénéité de la maladie qui comporterait une forme maligne (de
mauvais pronostic) et une forme bénigne (de bon pronostic), les
progrès de la médecine et de la gynécologie-obstétrique qui
favorisent la survie de sujets vulnérables, et les avancées de la
psychiatrie qui contribuent à la sélection des schizophrénies les
plus résistantes. Le rôle du développement économique dans
l’apparition de formes graves de schizophrénie ouvre des pers-
pectives prometteuses de recherche et de prévention.
Mots clés :
Culture ; Développement ; Pronostic ; Schizophrénie.
INTRODUCTION : OPTIMISME DE MISE ?
« Cancer de la psychiatrie »
La schizophrénie est considérée, à juste titre, comme un
problème majeur de santé publique au niveau international.
Selon l’Association Mondiale de Psychiatrie, la schizo-
phrénie est « typiquement une maladie catastrophique » qui
commence dans l’adolescence ou au premier âge adulte. La
combinaison d’un handicap significatif, le début précoce
dans la vie et la chronicité de la maladie font de la schizoph-
rénie un trouble particulièrement tragique pour beaucoup de
ceux qui en souffrent. Plus encore, c’est un trouble très fré-
quent, atteignant 0,5 à 1 % de la population. Cette combi-
naison de fréquence, de gravité et de chronicité fait de la schi-
zophrénie « le cancer de psychiatrie » (Andreassen, 2001).
La schizophrénie est, en effet, source d’une
surmorta-
lité
qui réduit de 10 ans, en moyenne, la durée de vie des
personnes atteintes. Ce taux élevé de mortalité est en
grande partie lié au risque suicidaire estimé à au moins
10 % (3). Allebeck et Wisted (1), à partir de l’étude de
1 200 patients, concluaient à un risque de suicide 12 fois
supérieur à celui de la population générale et 14 fois supé-
rieur pour le risque de morts violentes « suspectes ».
Mais il existe aussi un excès de décès par causes natu-
relles dans certains groupes d’affections, principalement
les maladies respiratoires et cardio-vasculaires et égale-
ment les maladies infectieuses, malgré une forte amélio-
ration après guerre.
Le
handicap
occasionné par la maladie est également
très lourd.
D’après une étude réalisée récemment dans 14 pays sur
les incapacités associées aux affections physiques et menta-
les, la psychose évolutive a été placée au troisième rang des
maladies invalidantes en population générale, avant la para-
plégie et la cécité (Üstün
et al.
, 1999). Sans compter que le
handicap lié à la schizophrénie est appelé à croître pour égaler
l’invalidité associée à l’ensemble des autres pathologies.
Des avancées significatives
Heureusement, la schizophrénie a bénéficié, au cours
des dernières décennies, d’avancées importantes dans la
compréhension et la prise en charge du processus mor-
bide. Grâce aux progrès des pharmacothérapies et des
thérapies psychosociales, près de la moitié des personnes
chez qui se déclare une schizophrénie peuvent espérer
une guérison complète et durable (rapport OMS) (21).
De très nombreux travaux ont, par ailleurs, établi de
manière indéniable la notion d’une évolution favorable de
la schizophrénie dans les pays en voie de développement.
Est-ce à dire que l’optimisme peut, aujourd’hui, être de
mise en Tunisie ? C’est cette question que nous souhai-
tions poser en interrogeant la réalité de la schizophrénie
dans notre pays.
DONNÉES TRANSCULTURELLES
Données épidémiologiques
Prévalence et incidence
On a longtemps cru que la schizophrénie était moins
fréquente dans les pays en voie de développement (28).
En effet, les données de prévalence y sont régulièrement
plus faibles : les prévalences ponctuelles (PP) ou annuelles
(PA), corrigées en fonction de l’âge, sont en moyenne de 3,4
pour mille (fourchette : 0,9 à 8, écart type : 2,09), par oppo-
sition à l’Europe ou l’Amérique du Nord, où elles sont de 6,3
pour mille (fourchette de 1,3 à 17,4, écart type : 4,32). Cette
différence est significative à 0,001
(tableau I, figure 1)
.
TABLEAU I. —
Prévalences dans les pays en voie
de développement et dans les pays développés.
PP ou PA
(pour mille) PVD Pays développés
Minimum 0,9 1,3
Moyenne 3,4 6,3
Maximum 8 17,4
FIG. 1. —
Comparaison des prévalences dans les pays
développés et dans les PVD.
0
5
10
15
20
PVD PD
minimum moyenne maximum